Australia

24 février

L’Australie comme anti-Amérique. Dérouler les conséquences. Anti. Super-Orient. Super-sud. Tête en bas. Mais aussi l’anti-Amérique : terre découverte, land of opportunity, new land, young and free. Massacres d’aborigènes, fantômes, cimetières d’ancêtres inconnus, nature extrême. Et la langue partagée, la culture partagée. Mais alors qu’on se battait pour partir en Amérique, et qu’on craignait de ne pas pouvoir y rentrer, c’est surtout par la force qu’on envoyait les colons en Australie – ou du moins, par des passages assistés, en les payant. Terre d’immigration, comme l’Amérique, mais sans grande mythologie mondiale. Ce n’est pas la terre de tous les désirs. Et pourtant, quand Philip dit à ses étudiants qu’il est australien, la plupart disent « Ah, l’Australie : c’est mon rêve ! »

3 mars 2008

Kevin Rudd est le nouveau premier ministre. Il se positionne au centre, et rassemble ainsi - 70% de satisfaction chez les électeurs, triomphe. En plus, il fait des excuses aux aborigènes, et parle couramment mandarin. Tout le monde l’adore. Il se positionne au centre. Est-ce qu’on pourrait lui reprocher de n’être pas assez de gauche ? Il traite les questions d’histoire et de culture ou d’ethnicité, mais je n’entends guère parler de son programme social. Enfin, le modèle est socio-démocrate ; est-ce qu’il ne repose que sur l’abondance et la manne minière ?

4 mars 2008

Nous sortons de There will be blood. Première scène : un homme tape avec un pic dans le rocher. Puis le thème se répète : on tape, on tape, on tape. Avec, en contrepoint, les illuminés religieux et les communautés étroites, centrées sur la famille nucléaire patriarcale. Est-ce ainsi qu’est l’Australie ? Vaste Far-West minier, violence fondatrice, viol de la terre et ses conséquences, manipulations hystériques et tyrannie familiale ? Et pourtant, je l’avais appelée l’anti-amérique.

21 mars 2008

Il y a rupture de continuité. On ne va pas directement, plutôt, continûment, de l’Europe à l’Australie. Quelque part à l’est de Bali, se trouve une rupture, majeure. On peut donc discerner trois ensemble continentaux, du point de vue culturel, historique : Eurasafrique, Amérique, Australie. Le premier nourrit aujourd’hui quatre à cinq milliards d’individus ; le deuxième, un milliard, et le dernier, peut-être une vingtaine de millions.

22 mars 2008

« Elle est bien nulle part », disait aujourd’hui ma grand-mère d’une Madame Comte, fille d’Aigues-Mortes, qui a vécu toute sa vie en australie. « Quand elle est là-bas, Aigues-Mortes lui manque, et quand elle est ici, c’est l’Australie qui lui manque. » Oui, mais à 90 ans, pendant qu’on refait sa maison d’Aigues-Mortes, elle prend l’avion pour aller voir sa fille en Australie. « Elle a dit qu’elle irait la prendre à Singapour. »

14 avril 2008

Projet de blog, politique : écrire en anglais la difficulté d’évoluer dans un monde anglophone. Australie, prison, prison psychologique, surtout. Car on risque, ou l’on craint, en partant là-bas, d’être oublié surtout. C’est d’ailleurs là la façon dont Port-Arthur brisait les volontés les plus dures. Isolement complet, fin de toute communication. Désespoir, anticipation d’une existence entièrement personnelle, entièrement vaine. Et j’ai cette angoisse, en partant, car je renonce à la France, à la langue française, aussi, peut-être.

Oui, car la langue est toujours en rapport avc nous, pas avec moi. Je parle avec et pour quelqu’un, qui est avec moi dans la même langue.

Et je veux trouver, m’adresser à cette communauté : les exilés dans la langue anglaise, tous ces locuteurs qui se sont appropriés l’anglais, qui, de leur exil, ont fait citoyenneté, de leur banlieue, cité.

19 avril 2008

Violence : le père de Philip est violent, d’autres le sont aussi. L’Australie n’est pas un pays doux. Pourquoi ? L’histoire de la conquête ? Il faut, par la force, entrer en possession d’une terre ? Et l’histoire, ensuite, est une histoire violente.

Il ne sait pas s’excuser. J’ai dit, se comporter violemment et ne pas s’excuser, c’est être un animal. On peut s’énerver, on peut faire toutes sortes de choses poussé par la colère. Mais la colère pure, sans arrières-pensées, fait douter du sens moral, et de l’humanité.

Mais cette humanité, c’est une chose relationnelle. Autrement dit, lui n’est pas humain pour moi parce qu’il ne m’a pas traité comme humain. Racines : les aborigènes, qu’on a littéralement traité comme des animaux ? D’où, depuis, la difficulté d’être humain ? Peut-être est-ce que les excuses de Kevin Rudd vont avoir un effet ? Je l’espère.

(Deux humanités relationnelles problématiques : aborigènes / colons ; prisonniers / gardiens. Les migrants plus tardifs en ont-ils hérité ?)

23 avril 2008

Australie : seul pays du monde fondé par des vaincus. (Vraiment ? La France a toujours ses anciennes colonies pénitentiaires sous la main, Guyane et Nouvelle Calédonie, comme la Russie tient la Sibérie. Mais l’Australie se revendique pays d’anciens bagnards, et c’est un titre de gloire, ici, que d’avoir un prisonnier parmi ses ancêtres.

1 mai 2008

Ma Jian écrit sur la Chine un road movie, trouver ses racines, au cœur du pays. Rien de tel en Australie. Pourtant, Thadhgh et Sarah ont fait le tour du pays en voiture, pour comprendre leur pays. Mais peut-être est-ce une erreur. Comme les niçois et les marseillais n’ont qu’un mince arrière-pays, l’Australie vit dans les ports, et Djakarta, Mumbai, Durban, ou San Francisco sont plus proches qu’Alice Springs ou Coober Peddy.

2 juin 2008

Nous avons décidé de changer notre itinéraire : de Singapour, nous prendrons directement l’avion pour Perth, puis nous traverserons Nullarbor Plain en train jusqu’Adélaïde. Nous orientons donc notre voyage plutôt ouest-est que Nord-Sud.

7 juin 2008

L’Australie, banlieue du monde, ai-je écrit dans un de mes carnets, quand j’allais retrouver Hannah Schulz à Port Adélaide, à travers les pavillons sans fin d’adélaide. Et oui, les villes sont des banlieues successives, sans fin, sans point central : c’est ce qui les sauve, les fait devenir autre chose. A Paris, la banlieue c’est non-Paris, comme la province aussi : la capitale est comme un énorme aimant, qui attire en elle tous les talents, les ambitions, les amours. Avec un résultat, l’appauvrissement du reste, et l’orientation générale de tout vers la capitale. En Australie, rien de tel, aucun chemin ne passe même pas Canberra, les banlieusards ne rêvent pas d’habiter le CBD, la vie peut se développer – richement, hors des centres, qui n’absorbent pas tout.

9 juin

Miracle économique australien ? Rien de miraculeux. L’argent des mines et des ressources primaires, assez facile à contrôler (plus que les industries de transformation). Cet argent, abondant, n’est pas absorbé dans de trop larges proportions par la corruption ; la communauté le redistribue. Mais la condition première, c’est que vingt millions de personnes tiennent un tel territoire. Comme le Canada, d’ailleurs. Taxes plutôt élevées, mais le coût de la nourriture en Australie reste bas (climat favorable). Et l’hiver est doux. Mais, donc, il faut que les citoyens tiennent ce pays. Qu’ils restent en nombre limité (freinent l’immigration), et que le territoire ne tombe pas sous la coupe d’une autre puissance. Diplomatie. (Car l’armée ne pourrait pas résister, si la Chine, par exemple, décidait d’envahir).

Penser à cela, dans la richesse de l’Australie, qu’elle repose sur la diplomatie et, formellement, sur le soutien militaire (de la Grande Bretagne et des Etats-Unis).

28 juin 2008

Sentiment que les australiens sont plus globalement urbains que les français. Par le nombre, ils vivent presque tous en ville. Et par le fait qu’ils ne viennent pas du village.

Australie, banlieue du monde, j’avais un jour écrit. Ce n’est sans doute pas tout à fait faux, car il y a bien ce mélange de cultures, de peuples, d’architectures, qu’on trouve dans les banlieues. Mais c’est l’autre point, la banlieue n’est pas la campagne, et justement pour ça. Ce n’est guère un lieu d’autochtones. On y respire mieux qu’au centre-ville, mais le centre-ville n’est pas très loin. C’est là qu’on trouve aussi des expériences politiques enrichissantes, et le bastion des gauchistes.

Il faudrait comparer deux chemins vers le centre-monde en formation (New York, Londres, Shanghai, Bombay) : depuis la province (France, Italie, Amérique Latine, Philippines), ou depuis la banlieue (Canada, Australie, Singapour).

[Ecrivant cela, je me mets à lire le monde comme un anglophone, et non plus comme un francophone].

L’Australie n’est pas une province, car on y trouve, essentiellement, les descendants de quatre sociétés-monde : Angleterre, Chine, Grèce, Italie. Quatre centres, donc : Athènes, Rome, Londres (ou New York) et Shanghai (ou Pékin). La France n’a pas vraiment construit de tel empire mondial, par manque de diaspora. La francophonie, certes, mais on y trouve la Grèce, et la Roumanie. Ce n’est pas le Commonwealth. Il y a eu, certes, une importance radicale de la France, mais pas création d’un empire-monde français, par déficit de diaspora.

10 juillet 2008

Vu hier soir, Mad Max, avec Philip. Outre les paysages, qui rappellent terriblement la Camargue [et je me souviens d’avoir, à l’époque de sa sortie, vu terrifié la bande annonce du troisième épisode, avec Tina Turner, dans un cinéma d’Aigues-Mortes. Autant que je me souvienne, les paysages étaient familiers, mais c’est peut-être une projection rétrospective.] ; frappé par l’humour du film. Il faudrait, pour comprendre l’Australie, voir en quoi Mad Max n’est pas un film américain. Quelques pistes : humour, absence de pathos, et surtout de pathos attaché aux créatures faibles (enfants, chiens). Résilience des personnages. Folie excentrique, extrême dynamisme des « méchants ». Satire sociale en contrepoint, notamment, la voix de femme qui sort les hauts-parleurs intérieurs du centre de police, diffuse des messages visant à contrôler l’utilisation, par les policiers, d’un langage politiquement correct et toujours poli. Contraste, donc, entre l’extrême violence, et l’extrême politesse, couverte par un sens énorme de l’auto-dérision.

Tentative avortée d’acheter les billets de train Perth-Adélaïde. Départ le 17 décembre au soir, arrivée le 19 décembre à 8h du matin. Deux nuits et toute une journée dans un compartiment « red kangaroo » sear, à voir défiler le désert, Nullarbor Plain, avec un arrêt, peut-être, à Kalgoorlie, pour se dégourdir les jambes, comme on s’arrête à Broken Hill entre Adélaïde et Sydney. Coût du voyage, un peu moins de 200 € chacun, moitié prix pour moi, grâce à ma carte d’étudiant, valable jusqu’au 31 décembre 2008. Samedi matin, quand la banque aura transféré l’argent de mon compte épargne à mon compte courant, Philip pourra relancer la transaction. Stress absurde : et si d’ici là, toutes les places étaient vendues ? C’est la difficulté du type de voyage que l’on fait, par le train, par les transports collectifs uniquement, cette angoisse, réserver suffisamment tôt, car les prix montent à mesure que la date approche.

17 juillet 2008

Grand moment d’enthousiasme australien, pour mon départ en République Dominicaine. Projets sur place : fantômes d’Australie, les Sirènes, les Nomades. Impression, surtout, de grandes possibilités politiques. Un pays qui n’est pas néo-libéral, où Waltzing Matilda, l’héritage des convicts et les prisons-musées préservent, largement, de la tentation sécuritaire. Peut-être.

22 août 2008

Démocratie radicale – et ses conséquences. A Venise, au Lido, conversation tendue de Phil et d’Angela, « don’t make it into an argument ». Philip et moi nous efforçons de comprendre pourquoi ce qu’il dit peut être interprété comme violent. Hochements de tête d’Angela. Puis, quand je lui demande « What do you think of it ? », elle s’énerve, que l’agréable conversation de café s’est transformée en « Academic crap », et semble-t-il, cela n’est pas acceptable, ou « normal », « fun », « relaxing ». Mais ce point de vue n’est jamais remis en question. J’ai l’impression, peut-être fausse, qu’en France, on ne considère pas de cette façon l’analyse et l’esprit critique comme négatifs. Mais c’est peut-être faux. Dans Mythologies, Roland Barthes dénonçait bien la rhétorique poujadiste, et les critiques idiotes de l’intellectuel stériel. Peut-être y a-t-il plus de tolérance en Australie pour le poujadisme, ou peut-être, en France, suis-je entouré d’anti-poujadistes nets ; et ceux qui, dans ma famille, pourraient développer cette rhétorique, j’évite attentivement de les fréquenter pour plus d’une heure.

23 août 2008

Approchant de Padoue, sur la ligne qui vient de Bologne, après Rovigo, je tourne la tête à droite, et m’exclame « oh ». Angela, surprise, me regarde et dmande « What’s happening ? » Je réponds « it’s beautiful, sunset and the mountains ». Elle regarde, hoche la tête, et reprend son livre. Je ne sais pas pourquoi, je pense tout à coupe « la télévision ». Peut-être est-ce aussi parce que je lis un livre sur les périphéries italiennes ; mais je me dis, la télévision, sans doute, joue chez les spectateurs réguliers un rôle important de régulateur modal. On y détermine quels comportements sont normaux, nécessaires, possibles, appréciables, ou dangereux. S’exclamer tout à coup, surpris par la beauté d’un coucher de soleil, n’est sans doute pas un comportement que le petit écran juge normal, et souhaite encourager (je n’en sais rien). Mais je pense que ma « bizarrerie », pour une bonne part, vient de ce que je n’ai pas la télé depuis douze ans, je ne suis pas ou plus conditionné par elle, moralement et modalement. Que, donc, je suis très susceptible d’avoir un drôle de comportement, pour ceux qui la regardent.

25 août 2008

A Venise, à côté du supermarché Billa. Je viens de finir une glace chocolat blanc-coco, et yaourt au miel-sésame, achetée précisément au même endroit que lorsque, il y a cinq ans, je suis venu dans cette ville après Ljubljana. Je suis maintenant dans un café-bar Illy, rouge et gris, qui me rappelle intensément le café-bar Illy d’Adélaïde. Belle boucle, ou fin de cycle. Je me prépare à partir.

Aujourd’hui, parlant avec Angela, je me suis rendu compte qu’une chose était particulièrement présente (désirable) pour les australiens : « privacy ». elle se sent envahie, car l’espace personnel est trop restreint, comme aussi les rues, les maisons, les pièces. Philip m’expliquait : « you can have a messy backyard, as long as people can’t see it, beacuse of the walls, it’s OK. » Privacy, donc, signifie le droit d’avoir du bordel dans son jardin, sans que personne ne puisse le savoir. Droit au secret, droit de laisser certaines zones – de soi, de son espace – ou certaines choses – discours, corps, objets – hors de portée des autes humains. Variation sur l’habeas corpus ? Ou réaction mécanique à l’abondance d’espace ?

28 août 2008

Un peu moins d’un million d’australiens vivent en Angleterre, dont la quasi totalité sont à Londres. Un londonien sur dix ou douze, donc, est australien. Proportion majeure. « Why ? » demandait Angela. Visiter l’Europe, un an, deux, pendant la jeunesse. Comprendre ses racines, qui sont ici. Suzy, l’amie d’Alicia, veut ainsi s’installer, indéfiniment, à Glasgow. Lishy, même, pense passer quelques années en Ecosse, et voyager, visiter toutes ces villes.

Est-ce par ennui, parce qu’on a finalement vite fait le tour des villes australiennes ? Par désir de reconnaissance locale, parce qu’il faut avoir fait son grand tour ? Ou par une sorte de désir différé, d’effacer la déportation par le retour à Londres ?

Il faut toutefois noter que cette attirance pour l’Angleterre et l’Europe n’est pas universelle. Angela, par exemple, a dit en arrivant à Londres, à Philip qui lui demandait « do you feel a special connection to the place ? » que non, qu’elle était plus chez elle en Italie – alors même qu’elle pourrait devenir citoyenne britannique. Puis elle a commenté « Maybe that’s because you studied so much colonial stuff. » Le désir – la connection mystique – des australiens avec la Grande-Bretagne et l’Europe, donc, pourrait s’analyser comme une forme de bovarysme, une intoxication de l’esprit par excès de littérature ; et pourquoi pas ? Mais n’est-ce pas la même chose pour beaucoup de sentiments d’appartenance, qui dépassent l’espace géographique immédiat.

11 septembre 2008

Australie comme lieu de l’exil, et du bannissement. C’est là-bas qu’on déportait les criminels, et ceux qui troublaient, d’une manière ou d’une autre, l’ordre social. Bref, les indisciplinés. Je crois avoir mérité, maintenant, mon passeport et ma citoyenneté. Je pars en exil, banni de l’université française. Lundi, le 9, j’ai appris que je ne soutiendrais pas ma thèse, comme c’était prévu, le 16. Les rapporteurs s’opposent à la soutenance, de façon ferme et unanime. Il semblerait que mon travail ne relève pas de leur discipline. Bref, on me refuse le titre de docteur, par manque de discipline. Et je pars m’exiler à Melbourne…

19 septembre 2008

L’Australie n’est pas dans l’espace, mais dans l’hyperespace. On a beau vouloir, on ne peut pas y aller par voie de terre, ou par bateau. Car ils ferment les frontières, même maritimes, avec le Timor Oriental et l’Indonésie. J’en viens même à proposer, l’autre jour, à Rosie, ce projet de voyage étrange : Melbourne-Singapour, en remontant jusqu’au cap Yorke, à travers les détroits de torres, et la Papouasie-Nouvelle Guinée, puis l’arc indonésien, jusqu’à Singapour.

Hors du monde connu, mais dans la géographie réelle du pays.

21 septembre 2008

A Berlin, sur la Potsdamer Platz, un « corroboree cafe », dont le panneau représente un kangourou qui saute par dessus l’Australie, vers des étoiles dorées.

22 septembre 2008

Nous avons parlé de Dion Kagan hier avec Philip. Son ancien collègue à l’université de Melbourne. Il vient d’une famille juive. Intéressant, surtout, de voir l’Australie comme un « pays juif » alternatif à l’Amérique. L’Amérique est la terre du peuple conquérant, qui reçoit une promesse et l’accomplit, triomphe de ses ennemis, puis occupe une terre qui devient sienne par don transcendant. L’australie, c’est aussi le peuple des migrants, mais des exilés, de ceux qu’on a déplacé, mais aussi, malgré la beauté du lieu, l’attachement aux racines anciennes ? Je ne sais pas. J’ai l’intuition, cependant, qu’on peut mettre en parallèle ces deux pays, en lien à deux figures du peuple juif.

Coco Schumann, musicien de jazz juif, décide de migrer en Australie en 1950. Il s’installe à St Kilda – où Philip et moi allons vivre. Il raconte que dans les bureaux de service public, on pouvait lire « Please, remember that we are here for you, not you for us. » Mais les résidents devaient travailler, prendre tout travail qu’on leur proposait. Donnant donnant. Il enregistre, à St Kilda, deux disques avec d’autres survivants de l’holocauste.

23 septembre 2008

Discussions hier soir avec Kevin et Benjamin sur l’Australie. J’ai reformulé ce que j’avais articulé déjà le 18 avec mon père, qu’en Australie, la protection de la nature et de l’écosystème passait avant la protection coûte que coûte de chaque vie humaine. Il y a, dans les faubourgs de Sydney, des araignées mortelles, qu’il serait facile d’éliminer, par usage intense d’insecticide. Mais on n’en connaît pas les conséquences – effet général des insecticides, et modification de l’écosystème par l’éradication de ces araignées. Donc on accepte un nombre de morts, chaque année : ce sont les imprudents ou les malchanceux.

Quant aux animaux plus emblématiquement dangereux, serpents, crocodiles et requins, la loi les protège – on ne peut pas les éliminer comme on veut – mais surtout, ceux qu’ils attaquent sont allés le chercher. S’ils succombent aux dangers du bush, c’est qu’ils n’auraient pas dû quitter la ville.

Kevin – point de vue chinois, peut-être – expliquait comment l’Australie pourrait accueillir une bien plus vaste population. Philip et moi parlions manque d’eau. « Pouquoi ne pas construire un aqueduc, pour amener l’eau du nord vers le sud ? » proposait Kevin – imaginant en Australie des grands travaux sur le modèle des trois gorges en chine. Immédiatement – signe d’intégration déjà partielle ? J’ai répliqué préservation de l’écosystème. Si les eaux du nord sont redirigées vers le sud, quelles conséquences pour l’équilibre naturel du nord ?

Puis nous avons parlé des aborigènes, et de leur position par rapport à l’économie (sont-ils subventionnés par le gouvernement, faudrait-il qu’ils apprennent à gérer leurs ressources eux-mêmes, etc.) Pour la première fois, j’ai eu le sentiment qu’ils représentaient une alternative radicale au capitalisme. Et peut-être est-ce un autre lieu de l’écart entre Australie et Etats-Unis, que les aborigènes et les indiens n’y jouent pas du tout le même rôle aujourd’hui.

24 septembre 2008

J’écoute de la musique grecque, Natasha Theodoridou chantant « ta limania », pour préparer mon entrée dans le monde russe orthodoxe ; en même temps, je pense à Melbourne, et je rêve aux bouzoukias que j’y fréquenterai peut-être, où je danserai des sirtakis avec Christos Tsolkias.

26 septembre 2008

Jugement rapporté par Anastasia, notre hôte cosmopolite à Moscou, hier soir dans la voiture : pour les néo-zélandais, les australiens sont comme les Américains vis-à-vis du Canada, prétentieux, arrogants, etc. « Ah, small countries », commente Philip. Vu d’Europe, on se demanderait plutôt si la Nouvelle-Zélande n’est pas un Etat supplémentaire de l’Australie. Ce n’est pourtant pas le même pays. La Nouvelle-Zélande a pour langue officielle aussi le maori. Le respect des cultures locales et des minorités y est beaucoup plus développé qu’en Australie. Bref, c’est une sorte de modèle utopique, au climat plus rude, une sorte de Canada, d’une certaine façon, vierge en partie, peuplé d’animaux, où l’on peut faire du ski.

30 septembre 2008

Les paysages du Baïkal rappellent énormément la Tasmanie. Variété du paysage australien. Sauvage.

Dans le couloir du train, rencontre amusante. Un jeune homme d’une trentaine d’années regardait les horaires affichés sur notre porte et, quand j’ouvre pour sortir de la cabine, me dit « sorry » en anglais. J’engage vaguement la conversation, puis demande « Where are you from ? » « Australia, » répond-il. Et la conversation se poursuit tant que nous leur proposons, à lui et sa copine, de venir prendre un thé dans notre cabine. Sauvés de l’ennui. Dave et Catherine viennent d’emménager à Brunswick, après des années dans les faubourgs proches de l’université. Fitzroy, North Fitzroy, etc. Melbourniens chauvins, quand nous étions devant le panneau, Dave m’a demandé où nous comptions nous installer et, lorsque j’ai répondu « Melbourne », la réponse attendue « si tu avais dit Sydney, j’aurais dû couper court. »

Formatés sur un certain modèle, de très grande intelligence, d’intérêt pour la culture, d’écoute et de conversation brillante. Des gens très éduqués, profondément urbains dans leurs goûts et leurs manitères – qui, d’une certaine façon, me rappellent un peu les zantiotes, pour leur aristocratisme et leur léger snobisme. Cathy nous raconte son enfance à Mildura, brièvement, puis de Melbourne, que tout le monde y met du noir, elle aussi. Puis conversation sur la Russie, les emplois de chacun, et pour finir, Kath and Kim et Chris Lilley ; qui doivent être, je suppose, considérés comme des classiques modernes, puisque tout le monde en parle et doit avoir son opinion sur eux. Celle de Cathy, c’est qu’il est inconfortable de les regarder, car on ne sait pas vraiment si l’on doit rire ou non. Mélange d’humour et d’intelligence, donc, et d’extrême sensibilité au politiquement correct. Et surtout, ne pas se ranger du côté des plus forts ; ne pas (s’)avouer qu’on aimerait faire du mal en riant.

1 octobre 2008

Discussions avec Dave et Cathy, dans le petit café face à la gare de Zabaïkalsk, à propos de l’AFL. Il faudra que je me choisisse une équipe, comme tout le monde, et particulièrement à Melbourne. St Kilda Saints ? Il faut faire attention, car on ne peut pas si facilement changer d’assignation. Sport ; il faudra, peut-être, que je m’y intéresse ?

3 octobre 2008

Harbin ressemble aux Chinatowns de Melbourne ou Sydney. Mais des centaines de fois plus grand. Partout des gens. De Singapour à Perth, ce sera sûrement le changement majeur : tout à coup, perte subite de densité.

7 octobre 2008

Pour les Chinois, le centre du monde est un point construit par l’homme, à Beijing, un cercle au centre de l’édifice à trois étages, symbolisant l’homme, le ciel et la terre, qui fait face au temple du ciel. En Australie, les hommes n’ont pas construit de centre ; et même Canberra semble construit selon des perspectives (du Parlement au Mémorial) que selon un centre net. Il y a par contre, un cœur aborigène, Uluru. Mais c’est un rocher naturel, étrange monolithe, orné mais non créé, naturel, et non construit (quiqu’il y ait bien eu décision.)

Mais pour l’Australie contemporaine, terre de colons marchands, maritimes, le cœur aride, minéral et rouge est loin, très loin des occupations quotidiennes et des lieux de pouvoir humain. Comment les australiens vivent-ils cette centralité indigène ?

8 octobre 2008

Philip adore les paysages Ming de la cité interdite. Est-ce goût personnel, ou manifestation du caractère australien. Y a-t-il un désir de calme harmonie, de contemplation paisible de la nature, chez les australiens ? Ce serait surprenant, vu la relative violence initiale de l’arrivée des colons, et l’égalitarisme dominant… mais pas impossible.

Signes de l’impérialisme anglais : les horloges qu’appréciaient les empereurs chinois, fabriquées à Londres, avec des motifs asiatiques, éléphants, lions, ou autres « indienneries ». Tout cela fabriqué pendant l’époque victorienne, alors que Melbourne était la deuxième plus riche ville de l’empire, et que Manchester était la plus grande manufacture du monde.

14 octobre 2008

Depuis que nous sommes à shanghai, sentiment que l’Australie s’est rapprochée. Climat similaire – hivers très modérés, pas de gel, et 25 ou 28 degrés dans la journée mi-octobre. Architecture coloniale britannique à la Melbourne, buildings en briques sombres, art déco, Bund à la Liverpool. Attitude aussi, cosmopolite, marchande, marine, ironique, avec une touche d’anarchie démocratique. Et littéralement : ce matin, devant le musée de Shanghai, trois chinois nous ont abordés pour qu’on les prenne en photo. Quand Philip a dit qu’il était australien, réaction de grande sympathie : beaucoup de chinois vont là-bas pour apprendre l’anglais, trois ans plus tôt, un de nos amis est parti vivre à Melbourne. C’est le début de l’Asie du sud est, au climat clément, fertile, riche et commerçante – à laquelle veut se rattacher l’Australie.

Contraste avec Beijing, capitale du Nord, adossée contre la muraille, centre du monde symbolique, mais habitée par des mongols, ville de l’ordre et du pouvoir, immuable, inconfortable et trop feng shui, hiérarchisée, docile et violente.

Maintenant, je n’abandonnerai plus la côte, où les gens sont plus libres ; et depuis Shanghai, la ville sur la mer, mon voyage va se dérouler exclusivement de port en port. Nous prendrons le train, mais d’ici, nous pourrions tout autant caboter jusqu’à Melbourne. Et je dis adieu pour toujours aux rigueurs continentales.

Rapprochement artistique : en Chine, comme dans les premiers temps de l’Australie coloniale, on représente la nature : fleurs, oiseaux, trouver les formes du monde, qui surprennent, et sont plaisantes. Quant aux paysages représentés, ils sont tous hautement dramatiques.

16 octobre 2008

Moment post-moderne, à l’intérieur de la station Nanjing Dong Lu, Philip s’arrête en face d’un kiosque à journaux, et pointe une photo de Cate Blanchett et robe jaune, qui fait la couverture de Marie-Claire, édition chinoise. Je pense : « ma mère travaillait pour ce magazine. »

Plus tard, dans la biennale, Shanghai est décrite comme « ville multi-culturelle », sur tous les panneaux .

Philip me montre une installation sur les touaregs du Sahara, qui fabriquent des bateaux dans le désert, et traversent ensuite le détroit des Canaries, mais sont interceptés par des avions de gendarmerie. La même chose se produit, dit-il, depuis l’Indonésie.

19 octobre 2008
A peine débarqués du train, nous marchons sur la promenade Tsin Shu Tsui, face à l’île de Hong-Kong. Odeurs salées, chaleur pesante, ciel bleu, vieilles femmes et vieux hommes qui pêchent. Signes interdisant de fumer sur la promenade. Peu de gens, très peu, par rapport à la Chine. Et tout est propre. Impression d’être en Australie – « this is like Adelaide », comment Philip. Avant de prendre le ferry pour l’île, et de nous installer chez Pearly, nous nous arrêtons à « Freshness burger », un restaurant nippo-américain face au port. Beaucoup d’espace entre les tables, une moquette propre ; et service au bar. Personne, en costume bleu, ne nettoie frénétiquement le sol éternellement sale, on n’est pas constamment assailli d’attention par douze serveuses inefficaces. En fond sonore, le dernier Madonna, Sticky and Sweet.

C’est ici que nous avions fait escale au premier voyage en Australie. C’est ici que nous pénétrons l’Asie tropicale, et le monde post-colonial. Dans un frigo, face au bar, on vend les bouteilles carrées d’eau Fiji qui m’avaient tellement intrigué en australie. Le présentateur de CNN Asie, me dit Philip, est australien ; les programmes sont faits à Hong-Kong.

La ville donne l’impression d’une Australie qui serait racialement inversée : majorité chinoise, beaucoup d’autres asiatiques (Perarly nous parlait des femmes de ménage philippines), mais une très forte présence blanche, surtout d’anglophones (britanniques, australiens, américains). Un juif, kippa sur la tête, est même entré dans l’immeuble au pied duquel nous prenons des notes, et jusqu’auquel nous a conduit le vieil homme qu’a suivi Philip aujourd’hui. Ces figures blanches n’ont pas l’air d’expatriés. Sans doute certains d’entr eeux sont-ils nés là – ce sont après tout les britanniques, il y a cent cinquante ou deux cents ans, qui sur cette île ont fondé la première ville. Ils sont chez eux, plus que les immigrants récents de Chine continentale, ou que les femmes de ménage philippines, comme en Australie, les descendants des premiers chercheurs d’or chinois.

Au supermarché wellcome, je vois une bouteille d’eau Aquaqueen, importée d’Australie. « Massively overpriced », à 20,9 dollars. Certes. Et dans un autre rayon, du vin Houghton’s, d’Australie de l’ouest.

21 octobre 2008

Une première boucle est bouclée : nous sommes à l’aéroport de Hong-Kong, où nous avions fait escale lors de notre premier séjour en Australie. Par les vitres du terminal, des avions quantas ; de cet aéroport, on pourrait directement rejoindre Sydney, Perth ou Melbourne.

26 octobre 2008

Dans l’airport Express qui nous amène à Central depuis l’aéroport d’Hong Kong, toris businessmen australiens sont assis près de moi. Je reconnais leur accent, maintenant familier. Plus compréhensible aussi que l’épouvantable américain du film que, dans l’avion, nous avons dû subir. A Tokyo, ce matin, la messe était en anglais ; l’église, pleine d’expatriés de totues nationalités, fonctionnait en anglais – langue par défaut des occidentaux. Je me suis dit, quand j’aurai mon passeport australien, je pourrai dans ces espaces parler la langue de mon pays sans imiter les américains. Français, je dois, pour occuper le même espace que d’autres expatriés, me soumettre linguistiquement. D’où, sans doute, cet énervement de Philip lorsqu’on dénonce l’impérialisme anglo-saxon, surtout sous l’aspect linguistique : en tant qu’australien, qu’anglophone maternel mais non américain, il peut communiquer verbalement dans ces espaces internationaux sans pour autant devoir copier la pragmatique américaine. Mais les français, les allemands, les italiens, les arabes ou les chinois, non seulement la langue-lexique, syntaxe et phonétique – mais aussi la pragmatique qui l’accompagne, le mode de communication – doivent s’adapter au code choisi. Peut-être faudrait-il imposer – développer – une pragmatique européo-latine en anglais, que français du sud, espagnols, italiens, et roumains pourraient adopter, qui s’éloignerait peu des leurs langues et de l’usage habituel, et qui serait, sur la scène internationale, à la fois reconnaissable et compréhensible.

28 octobre 2008

On dit que les australiens vivent presque tous en ville. C’est vrai. Mais il faut ajouter que ces villes sont aussi des ports. Les australiens vivent au bord de la mer. Ils savent ce qu’est un bateau. Le multiculturalisme est une autre façon de décrire ce qu’est une ville maritime. Et Marseille est tout aussi multiculturelle que Melbourne ou Sydney, pour les mêmes raisons.

29 octobre 2008

Dans une libraire anglaise de Kowloon, je vois un coffret Lonely Planet regroupant dix petits guides, sous le titre « citiescape Asia ». Parmi ces dix villes, accompagnant Dehli, Beijing, Singapour et Kathmandu, Sydney.

30 octobre 2008

Sur le ferry pour Lamma, nous rencontrons une australienne, de Sydney, qui passe quelques jours de vacances à Hong-Kong, avant de se rendre à la foire de Guangzhou pour chercher des fournisseurs de tissu. Elle revient de Chine, et nous en parle : « oh, c’est fabuleux, mais c’est différent, tout est différent là-bas. » Je pense, différetn de quoi ? D’où cette femme parle-t-elle ?

Sur le ferry du retour, à 5h15, cette fois c’est toute une famille d’australiens que nous avons rencontré. Riches et vulgaires voyageurs, ivres à la bière, deux couples de retraités – jeunes retraités, les femmes bavardes et les hommes silencieux, puis un jeune homme, le fils, en polo rouge, corps musclé, trop conscient de sa propre beauté, courtier, joueur, amateur de rock et de rugby. La famille est venue passer quelques jours à Hong-Kong, justement, parce que le fils voulait y voir un match et, le soir, un concert de rock australien sur invitation, auquel assistera l’équipe des wallabies. La mère et le père ont une maison près de Carcassone ; ils y passent l’hiver « we love it, we love Europe », me crie cette cinquantenaire vulgaire ; et par dessus les trois conversations en anglais qui crient, sont marie, deux personnes derrière, essaie de me demander « Where in France are you from ? Where ? » Puis la belle sœur nous recommande un voyage à Cairns : « it’s beautiful, we’ve got a reef, you’re gonna love it ! »

J’entends le fils parler avec un anglais de Macao : « c’était un port portugais », explique l’anglais, décrivant la forteresse. Mais le fils l’interrompt : tout ce qui l’intéresse, là-bas, c’est les casinos.

Nulle part ailleurs je n’ai vu des nouveaux riches aussi contents d’eux-mêmes. La mère se moque du fils. Elle nous dit qu’il se croit le roi du pétrole, il demande « maman, de l’argent », puis ajoute « on paiera plus tard ». Elle explique « he’s a stockbroker, he’s even got a red shirt ». Précisément, huit ans plus tard, c’est la version masculine de Jamie, l’adolescente insupportable et snob qui, dans We can be heroes, représente Sydney.

31 octobre 2008

Deux heures avant le départ pour Nanning, nous nous arrêtons prendre un café dans le Coffee Bookstore de Park Road que nous avions vu depuis le taxi le premier jour de notre arrivée. Livres d’occasion, surtout de l’anglais, sur les étagères et dans des boîtes, en piles. Comptoir chargé, jeune femme asiatique derrière, et, sur une ardoise, en lettres blanches et bleu clair, « Autumn Special, MOCHA CINAMMON COFFEE, $30 for each ». Musique de jazz en fond sonore, lumière électrique douce, on se croirait quelque part au centre de Melbourne, arrivés à destination.

4 novembre 2008

Pour le petit déjeuner, nous allons au kangaroo café, restaurant-tour operator australien. Partout, de petites pancartes humoristiques rappelant les règles de comportement : ne pas toucher les photos, ne pas s’approcher de l’autel, ne pas insulter le personnel, etc. La marque de fabrique de l’endroit : grandes portions et qualité des produits.

7 novembre 2008

Devant la citadelle d’Hué, Philip s’arrête pour acheter une carte postale. La vendeuse demande « Where are you from ? » Et quand il répond « Australia », elle dit, très vite « keep a kangaroo ? » Puis glousse.

10 novembre 2008

Bizarrement, les amoureux de l’Australie mettent en avant la qualité de vie, les paysages et le caractère « laid back » de la population, mais pas l’extrême qualité du système politique. Or, je crois que l’Australie contemporaine est ce qu’on fait de plus proche d’Athènes. Vote obligatoire, d’abord : participer à la vie publique est un devoir. On le répète en France, mais la collectivité n’édicte aucun règle imposant le passage au réel, ou de punition pour ceux qui n’accomplissent pas leur devoir – d’où ce caractère souvent critique du citoyen qui réclame ses droits sans penser aux devoirs correspondant. Non pas qu’en Australie, les non-votants sont punis d’une amende. Le vote préférentiel ensuite, système dont je ne comprends pas encore tous les rouages, mais par lequel chaque votant choisit à qui sera redistribuée sa voix, si celui qu’il choisit n’en réunit pas assez – combinant ainsi proportionnalité, large éventail politique, et constitution d’une majorité. Ces deux caractéristiques font que les australiens, par la forme de leur système politique, sont de vrais démocrates. La structure fédérale, en outre, donne de grands pouvoirs aux assemblées locales et comme la population n’est pas très importante, chaque voix compte. Ainsi, le pays n’est pas gouverné par une caste technocratique, formée dans la capitale, et de laquelle se détache par de multiples petites déosbéissances, un mépris pour l’intérêt général, ou le sentiment perpétuel d’une aliénation frustrée.

Corollaire de cette structure politique, un certain nombre de qualités propres aux démocraties : courage, intelligence, aptitude au conflit, sens du débat, amitié.

16 novembre 2008

Nous avons parlé hier soir et ce matin de la diversité australienne. Le stéréotype du chasseur de crocodile détendu, planche de surf sous le bras, qui fait un barbecue, correspond au banlieusard du Queensland. On ne connaît rien en Europe du snobisme et de l’humour melbournien, ni du bon goût légèrement suranné de l’héritière viticole d’Australie du Sud. Quant au stéréotype adjectival, « laid-back », il peut servir à décrire certains hommes, mais surtout pas les femmes australiennes.

20 novembre 2008

On se rend en Australie pour y voir les étranges animaux. J’en vois au Cambodge déjà, singe sauvage près d’Angkor Wat, poulets coureurs à longues pattes près de Bakong. « They look like emus », commente Philip.

21 novembre 2008

Alors qu’à Neak Pean, près d’Angkor, je regarde un temple en style indien, parmi les bruits de la jungle et l’étrange musique lointaine d’un orchestre khmer, je pense à cet aspect de l’Australie sur lequel j’ai réfléchi pendant mon premier voyage, les fantômes, les esprits, les présences incompréhensibles et surnaturelles sur cette terre où les blancs ne sont pas venus en paix, qu’ils ont conquis par la violence, et dont, peut-être, ils ne connaissent pas les secrets ; dont ils ne connaissent pas l’histoire ou les mythes, en tous cas. De sorte que l’esprit des lieux, n’étant pas capturé dans la trame du récit, peut plus librement se manifester sans forme et sans contrôle, erratique, à tel ou tel visiteur qu’il terrifie.

26 novembre 2008

Dans la librairie d’occasion Dasa, Thanon Sukhuvit, je me rends compte que j’approche de l’Australie. Des titres et des auteurs apparaissent, Murray Bail, Jeanette Turner Hospital, Papua. Je trouve aussi beaucoup de livres post-coloniaux multiculturels. Histoires d’enfants chinois qui grandissent entre deux cultures dans les chinatowns de Montréal, New York ou San Francisco, voyageurs en Asie du sud Est, entrepreneurs qui, soit au Vietnam, soit à Singapour, se retrouvent confrontés aux bizarreries locales. Je décide d’acheter Homesickness, roman de Murray Bail sur les voyages organisés que suivent une série d’Australiens en quête de l’étranger. Le principal motif est la fabuleuse image d’un kangourou, carte en main, l’appareil photo pendant entre les pattes, regardant perplexe un empire state building qui jouxte une église orthodoxe. D’après ce que j’en ai feuilleté, ces personnages projetés à travers la complexité du monde, assez intelligemment, se préoccupent avant tout de rester spirituels, et leur principal centre d’intérêt n’est pas la succession des musées qu’on leur présente, mais la riche complexité des rapports qui se tissent entre eux pendant le voyage.

27 novembre 2008

Alors que, sur une plage de Thaïlande, après un délicieux repas de fruits de mer, nous parlons de Melbourne, je réalise à quel point nous y jouirons d’une qualité de vie magnifique : air frais de la mer, parcs, odeurs d’eucalyptus, et depuis notre appartement de St Kilda, la mer à deux pas. Je soulève une jambe en position de l’arbre, et dis à Philip « I’m gonna do yoga on the beach every day ». Ce n’est pas une sorte de rêverie futile, et je pourrai vraiment marcher au bord de la mer, tous les jours, nager, marcher pieds nus sur le sable ; il ne fera pas froid l’hiver, il y aura du soleil tous les jours, et l’air sera bon. Nous aurons un ble appartement, dans lequel nous pourrons marcher sans nous cogner sans cesse aux meubles ou nous faire petits sur la chaise pour dégager le passage. Il y en a, Philip les trouve sur inernet : j’ai hâte.

30 novembre 2008

Dans le train de Chumphon à Butterworth, nous écoutons parler des australiens de Melbourne – un asiatique, un anglais. Ils ont développé une sorte d’X-box pour enfants, qu’ils font fabriquer en Thaïlande, et vendent en Europe. Coincés par les manifestants à Bangkok, ils prennent le train pour KL, puis voleront jusqu’à Melbourne.

1 décembre 2008

Liens post-coloniaux, le colonel Light, fondateur de Georgetown, est le père d’un autre Light, fondateur d’Adélaïde. La statue du père, à Penang, porte en outre le visage du fils, car c’est le seul dont on ait le portrait, conservé dans le musée d’Adélaïde et peint sans doute par un artiste australien. Les deux villes se ressemblent d’ailleurs immensément, par la taille, le style et la situation. Ressemblance et parenté qu’institutionnalise un jumelage entre elles.

2 décembre 2008

Les premiers peintres australiens représentaient le paysage coonial. Il s’agissait de monter, à Londres, à quoi ressemblaient ces terres, mais aussi, de se les approprier par le regard. Je vois au musée de Penang un petit tableau du capitaine Robert Smith, représentant depuis le sud de l’île le site où s’élève le nouveau port britannique. Rient ne distingue vraiment ce petit tableau de ceux qu’on trouve en abondance dans les premières salles de tous les musées australiens.

Nous trouvons dans une autre salle une série de peintures par le même homme. Vues de l’île de Penanf, elles reproduisent le paysage sans déformation, mais l’art tient au choix du point de vue – qui repose lui-même sur une connaissance topographique. Cet art colonial témoigne donc d’une bonne connaissance de la terre nouvelle. Il dit : voyez, avec moi, ces terres ; nous savons d’où les regarder pour leur donner sens et beauté ; nous y trouvons donc, esthétiquement, notre place, et cela justifie notre présence, et notre domination sur elles.

4 décembre 2008

Le rocher, comme cœur spirituel, Uluru, la Ka’aba. Vénération de la pierre. Les aborigènes font-ils un pèlerinage vers Uluru ? Ou le rocher monolithique n’attire-t-il à lui que le voyageur new age, en quête de mystères et de fantasmes extra-terrestres.

7 décembre 2008

Le monde ethnique australien est très différent du français. Car y sont rares, surtout, les africains francophones, tchadiens, congolais, sénégalais, les maghrébins, les espagnols, et les français eux-mêmes. Tout ce monde ouest européen, ouest africain, cette côte atlantique, ce finistère de l’Eurasiafrique, effectivement, pourquoi ses habitants se retrouveraient-ils à l’autre bout du même monde, dans cet autre finistère, l’Australie ?

10 décembre 2008

Ce matin, je réfléchissais à l’énervement de Philip face à la rigueur de la guichetière à l’auberge de jeunesse, invoquant l’égalité de traitement pour justifier l’arbitraire d’un règlement. Je me suis dit, peut-être est-ce que l’Australie place la liberté plus haut que l’égalité ? Je vois alors le visage de Gao Xingjian au musée national de Singapour, sur un écran vidéo de l’exposition VOOM par Robert Wilson, barré de la phrase « la solitude est une condition nécessaire de la liberté. »Qu’est-ce que cette phrase veut dire ? Peut-il y avoir liberté de l’homme seul, la liberté n’est-elle pas toujours collective ? Ou cela signifie-t-il seulement qu’il faut pouvoir s’isoler ? Les grands espaces de l’Australie seraient alors propices… face à la rigueur des règlements de cette île Etat, à l’autoritarisme, à l’esprit de sérieux qui semble l’animer, j’anticipe avec bonheur l’ironie des australiens, l’héritage du peuple de bagnards, du swagman de Waltzing Matilda, de Ned Kelly. La résistance au pouvoir, condition nécessaire de la liberté.

Je lis à la fin des galeries historiques du musée de Singapour la déclaration fondatrice de la République : « we, the citizens of Singapore, pledge ourselves as one united people, regardless of race, language or religion, to build a democratic society based on justice and equality so as to achieve happiness, prosperity and progress for our nation. » Egalité, richesse, ordre, mais nulle référence à la liberté. L’hymne australien, lui, commence ainsi « Australians all let us rejoice, for we are young and free. »

11 décembre 2008

Animaux iconiques : dans la section du zoo de Singapour « Outback Australia », construite avec l’aide de Steve Irwin, se trouvent émeus et kangourous. Drôles d’animaux, ces der iers, perpétuellement accroupis, l’oreille à l’affût, puis tout à coup, pof, ils se déplacent d’un bond. J’apprends sur un panneau qu’ils ne cessent jamais de grandir – « this is my favorite fact », comme Philp « they never become adult. »

12 décembre 2008

Au bird park de Singapour, nous déjeunons chez « Dimbulah, fine Australian coffee », sandwichs méditerranées – poulet pesto, poivrons grillés – puis expresso. Retour à des nourritures habituelles, mais face au nouvel environnement de couleurs et de sons, des volées de lorikeets, que nourrissent les visiteurs de l’autre côté d’une vitre. Et que je verrai voler en abondance, à Melbourne, dans les parcs.

13 décembre 2008

Dans l’avion pour Perth, on nous distribue les petites fiches d’immigration – longue liste de douane, exhaustive, au verso : food, soil, wood, plants, animals, tout est contrôlé. C’est une île, certanes maladies n’y sont pas développées, mais l’organisme social organise une stricte protection de son environnement naturel. Ce n’est pas un lieu de libre échange. La nourriture vient du sol, en telle abondance qu’on l’exporte massivement. La justification première du libre-échange, la faim, ne s’applique pas à l’île. Et respectant cet usage, je déclare le paquet de thé que je rapporte de KL.

Sur la carte des lignes aériennes Tiger Airways, à la fin du magazine, l’Australie est représentée comme une terre nettement séparée de l’Asie. Les échelles ne sont pas respectées, les îles orientales de l’Indonésie, la Nouvelle Guinée surtout, mais aussi le Timor, ne sont pas sur la carte, remplacées par un « fond bleu » sur lequel apparaît la légende. Les îles qui relient l’Australie au continent ne disparaissent pas que sur cette carte : il est vraisemblable que, dans les mentalités, elles ne soient pas prises en compte. Car il y a relative continuïté, de Perth à singapour, de Perth à Bangalore ou de Perth à Cape Town. Mais cette continuïté de Singapour à l’Australie suppose qu’on mette entre parenthèse toutes ces îles méconnues, peuplées d’indigènes étranges. Il n’y a pas de lien maritime, pour les personnes, simplement ces tunnels aériens, reliant les métropoles de l’Australie riche, urbaine, et développée, aux capitales des tigres et dragons d’Asie. Sans passer par la jungle indigène.

15 décembre 2008

Perth, lumière éclatante, ciel bleu, sur le sol, feuilles sèches et morceaux d’écorce. Première impression de l’Australie, cette légèreté de la sécheresse. Le linge sèche en quelques heures, il n’est pas saturé. Petite brise, il ne fait pas trop chaud. Nous prenons un café à la terrasse du « caffissimo », devant le musée des beaux arts, après falaffel et kebabs hallal au déjeuner. Retour à l’atmosphère méditerranéenne, de l’autre côté du globe. Mâtinée d’Angleterre, une galerie dans le centre de Perth, « Ye Olde London Gallery », reproduit une sorte d’Angleterre mythique, avec des fenêtres à grilles de plomb, des statues de gardes et des pavés. On y vend des kangourous en peluche, des gilets de bushmen et des bottes « ugg » fourrées. Les figures sont arrondies, les peaux blanches et les cheveux très blonds, mais on voit quelques asiatiques, chinois, indiens, ou des visages plus basanés, méditerranéens.

Le musée de Perth présente une exposition d’art aborigène. Les artistes sont identifiés par leur nom, la notice donne leur biographie personnelle, et s’efforce de donner sens à leur œuvre. Ils ne sont pas d’abord interprétés comme représentants typiques de telle ou telle culture aborigène, mais comme individus, qui dans leurs toiles rendent compte d’une certain expérience du monde, du point de vue d’un individu qui se trouve être aborigène.

Les tableaux sont drôles. Gordon Hookey représente une toile pleine de têtes de kangourous, cernés de jaune vif, et le visage d’une femme aborigène blonde au milieu d’eux. La même femme décapite un homme d’affaires d’un coup de pied dans « Black Cunt ». Un texte en majuscules rouges dit « There ! Take that ! For the racist, sexist, colour prejudicial thought you think ! » La tête à peau rose, détachée sur la droite, porte des drapeaux britanniques dans le verre des lunettes… Cette femme, la même, domine l’Australie, mains sur les hanches, petite robe rouge et talons hauts, la tête au milieu des étoiles, dans une grande toile verticale.

Les représentations historiques sont remises en cause, critiquées ; les techniques de représentation traditionnelles des aborigènes sont utilisées, développées, adaptées. Le résultat est stupéfiant de beauté et d’intelligence. Ces collections témoignent, autant que je puisse en juger, d’un effort réel pour intégrer les aborigènes, comme individus, dans le collectif politique, social et culturel australien, sans les forcer à s’assimiler, mais sans, non plus, les tribaliser, les kitschifier. La surprenante qualité du travail artistique est le résultat de cet effort collectif de dialogue entre les différents auteurs de l’histoire australienne.

Ce point de vue des visiteurs est lui-même pris en compte. Une section du musée consacrée à la représentation de l’histoire coloniale indique « Please, be advised that there are strong social and political narratives within this space which may be confronting for some viewers. » Le pouvoir de l’image est reconnu – prise en compte, adaptée, d’un tabou aborigène sur l’image des morts. Une annonce indique ainsi, lorsqu’un film est projeté, que des visages de personnes décédées pourraient apparaître, et choquer certains spectateurs.

Puis nous allons voir le dernier Baz Lurman au cinéma Paradiso, près du musée, dans la partie nord de la ville. Sièges un peu vieux, pas de climatisation réfrigérée, Gotan Project en bande son. Une publicité pour walkabout Australia présente une new yorkaise stressée qui part en Australie « She departed as Mrs Jones, VP of Sales. She came back as Kate. »

Le film commence par une arrivée : Nicole Kidman vient examiner les propriétés de son mari dans le Territoire du Nord, depuis l’Angleterre. Suit une grande romance, en style harlequin sur fond de guerre, mais traitée parfois comme une parodie, avec l’idée de derrière. L’arrivée de Nicole, chargée de valises, évoque le début de La Pianiste. Mais quand Hugh Jackman fait s’envoler soutien-gorges en dentelle et nuisettes satinées, utilisant la valise qui les contient comme arme de poing dans une bataille de pub, on prend de la distance. Plus encore lorsque Nicole s’exclame devant la beauté d’un troupeau de kangourous, que la pelllicule nimbe de lumière comme une photographie de Pierre et Gilles, jusqu’à ce qu’un aborigène en abatte un, depuis le toit de la voiture ; d’où coule une grosse goutte rouge de sang, sur la vitre de Nicole. Distance, ironie, beauté, sens du possible : ainsi Baz peint-il le caractère australien.

Nous avalons dans un quelconque restaurant tenu par deux chinois, un délicieux fish and chips, avant de retourner chez les Schulze, où nous attend un plat de pâtes au kangourou. Les asiatiques dominent le centre-ville et le train vers Thornlie, rappelant nos voyages précédents. Des giures noires montent un peu plus loin. Je ne sais pas s’il s’agit d’africains ou d’aborigènes. Pont, rivière, coucher de soleil sur le stade, et le train roule à travers un parc, au milieu des eucalyptus.