Indonesia

 

3 mars 2008

 

Nous sommes allés voir samedi soir des danses de Bali salle Pleyel, Radu, Belen, Philip et moi. Radu nous avait eu des places par une amie qui travaille aux réservations. Tout le monde enchanté, ce n’est pas la question : c’était la première fois que je vois des danseurs intelligents. D’habitude, les danseurs ont tous l’air idiot. Radu s’est mis à rire très fort – ce qui me manquera de la France, Radu qui rit à mes blagues et mes sorties, très fort – en disant que j’étais trop fort, et que j’avais raison. Certes. En général, c’est vrai, les danseurs ont l’air bête, parce qu’ils n’ont pas de visage. Or, à Bali, le visage danse avec tout le reste, comme Marcia dans la chanson des Rita Mitsouko. Les sourcils se lèvent, les yeux bougent, et ces mimiques donnent aux danseurs un air de profonde intelligence humaine – émotionnelle est, je crois, le terme à la mode. Outre que la gestuelle est tout entière très drôle, ainsi que les costumes exubérants. La musique, par contre… Assomant, les gamelans, Dieu merci pour les quelques flûtes. Philip était emballé, s’est rué sur les CDs en vente au guichet des réservations, à la fin du concert. « C’est comme Steve Reich, et Philip Glass, mais c’est mieux. » Mieux qu’El Niño, que Nixon in China, que ce morceau percuté qu’ils jouaient avec Rosie souvent en tapant dans leurs mains. Des rythmes plus complexes. Il faudra que je remette le disque. En ajoutant, imaginairement, les chants des bell-birds ou le didgeridoo, je serais presque en Australie.

 

29 mars 2008

 

En arrivant en Indonésie, j’entrerai dans le monde islamique. Au bout, tout au bout. (La Malaisie, s’agit-il aussi du monde islamique ?)

 

21 avril 2008

 

On trouve au IIe siècle, une mention de Java chez Ptolémée. Le monde était connu jusque là. Peut-être aussi Bali. Puis c’est la fin. C’est aussi là que s’arrête la route, et qu’on prend l’avion pour Darwin et l’Australie.

 

27 avril 2008

 

Conférence de Bandoeng et mouvement des non-alignés. L’Indonésie de Sokarno, comme un des leaders du monde post-colonial. D’abord soumise aux Hollandais – que les élites cultivées de Djakarta ridiculisaient pour leur primitivisme et leur barbarie, mais qui détenaient des armes puissantes – l’Indonésie se libère après la IIe Guerre Mondiale. Influence japonaise ? Déclin de l’Europe ? Influence communiste ? En Australie, quand je deviendrai citoyen, l’Indonésie sera le voisin le plus puissant. Je ne connais rien de ce pays que les Rijstaffel, et quelques images d’Epinal, gamelan, danses balinaises, et cuisine aux cacahouètes.

 

7 juin 2008

 

Il semblerait que le président de l’Indonésie vienne de faire arrêter un groupe musulman radical qui s’en prend à une secte modérée, laquelle soutient que Mahomet n’est pas la seule voie d’accès à Dieu. Lecture ouverte, œcuménique du Coran, mais que permettent certains versets, sur l’envoi par Dieu d’un prophète à chaque peuple, ainsi Mohammed pour les arabes, Moïse pour les juif, et le Christ… pour d’autres. Il faudrait que j’aille voir avec plus de précision comment ils articulent leur position. Mais – politiquement – ils sont soutenus par le gouvernement modéré (sur le plan religieux) de l’Indonésie – avec la bénédiction des Etats-Unis. Le Pakistan comme l’Arabie Saoudite les interdisent, et voudraient qu’ils disparaissent internationalement.

Si l’Indonésie devenait le lieu – l’un des lieux – d’un autre guerre de religion, inter-musulmane, opposant les mahométans stricts aux oecuménistes ? Et quelles en seraient les conséquences ?

 

17 juin 2008

 

Migrations. Les royaumes d’Indonésie se sont formés sur des îles, où les hommes ne sont pas spontanément apparus, mais qu’ils ont colonisées, comme aussi les îles du Pacifique. Puis c’est le transfert des formes, et notamment, des formes de l’Inde : Islam, hindouisme, et l’architecture des temples, et le vocabulaire du pouvoir.

 

15 juillet 2008

 

Pris aujourd’hui les billets de Singapour à Perth. Nous éviterons donc l’Indonésie. Raison : le coût. Le détroit de Singapour, semble-t-il, souffre des pirates. Il n’y a pas de connections Singapour-Djakarta pour les passagers, pas plus que de Bali-Darwin par bateau. Quant à l’avion, s’il sagit de prendre l’avion, le voyage peut tout aussi bien s’arrêter avant. Singapour, donc, sera la dernière étape avant l’Australie. Dernier point de la péninsule asiatique non insulaire.

Etrange, que j’aie fait entrer l’Indonésie dans ce projet de voyage en train, comme s’il n’y avait pas la mer entre Singapour et Sumatra, Sumatra et Java, Java et Bali. Comme s’il y avait continuité terrestre entre l’Asie et l’Australie. Mais je vais, petit à petit, prendre conscience que j’émigre sur une île, en prenant conscience que je ne visiterai pas l’archipel qui précède.

 

17 juillet 2008

 

Coup d’Etat, Suharto remplace Sukarno. L’Indonésie, de pays dynamique, leader des non-alignés, riche et socialisant, devient un pays néo-libéral qui s’appauvrit. Les ressources (pétrole, mines) sont confiées à des sociétés étrangères, qui rapatrient les profits dans d’autres pays. Néo-colonialisme. Alors qu’en Australie, de l’autre côté du bras de mer qui les sépare, les richesses sont gérées par des compagnies nationales, ou des multinationales taxées, de sorte que les profits sont investis ou redistribués sur place. Post-colonialisme.

 

28 août 2008

 

Si l’on prend en considération les frontières maritimes, l’Indonésie est un des quatre pays frontaliers de l’Australie, avec la Papouasie-Nouvelle Guinée, le Timor Oriental, et la France. Je ne crois pas que la Nouvelle-Zélande soit suffisamment proche… mais peut-être par quelques ilôts.

C’est tout de même curieux, cet archipel, dont les frontières sont toutes maritimes, à l’exception de celle, au milieu de Bornéo, avec la Malaisie, et l’autre, avec la Papouasie-Nouvelle Guinée (donc, deux frontières terrestres, en fait).

 

4 septembre 2008

 

J’ai pris connaissance de l’Indonésie de façon très vague, par Amsterdam et les cacahouètes. Mon père, lorsque j’avais neuf ou dix ans, sortait avec une hollandaise, ex-mannequin, vivant à Strasbourg. Nous sommes allés passer avec elle une semaine aux Pays-Bas, dans un Central Park, surtout, mais aussi, de passage, chez sa mère, à côté d’Amsterdam. Elle aimait les frites à la mayonnaise et Mc Donald’s, me parlait avec enthousiasme des « soft ice », mais, je me souviens, nous avons aussi mangé des plats indonésiens. Je n’en ai pas de souvenir précis, mis à part des brochettes à la sauce de cacahouètes.

Mon père s’est ensuite séparé d’Edith et je ne suis plus retourné en Hollande jusqu’à l’automne dernier – Rotterdam, Amsterdam, La Haye, Delft, avec Philip.

De retour en France, j’avais gardé souvenir de cette nourriture que, par Edith interposée, je trouvais familière. Mais il n’y avait pas un seul restaurant d’Indonésie alors à Strasbourg. Et même à Paris, chez mon père, je crois n’avoir jamais osé lui demander l’indonésien, peut-être par délicatesse envers son histoire avortée, peut-être par timidité d’enfant, peut-être encore par distraction. Je suis resté, donc, longtemps sans remanger de cette sauce aux cacahouètes. Pour l’anniversaire de mes vingt et un ans, Julien Santoni m’a organisé un repas indochinois, auquel sont venues Clémence Cardon et Minh Tran Huy, chez un indochinois !

J’ai, puis, mangé de la nourriture d’Indonésie, dans un restaurant près de l’Odéon, quelques années plus tard, avec Jean-François, juste après avoir vu cet étrange film thaï en deux parties, la première montrant une histoire d’amour homosexuelle en ville, et la seconde, une sorte de traque entre deux hommes, dont un tigre-shaman, dans la jungle. Alors, j’ai repris de cette sauce aux cacahouètes. Nous nous sommes séparés quelques mois plus tard.

En Australie, plus tard, j’ai pu trouver en abondance restaurants indonésiens, malais, javanais, que ce soit à Melbourne, à Sydney, ou même, je crois, dans le Chinatown d’Adelaide. C’est, après tout, le pays le plus proche.

Autre connection, George, ancien copain de Philip, stockbroker à Melbourne, héritier d’une riche famille chinoise à Surabaya.

Surabaya, que je connaissais comme un nom seulement – Surabaya Jenny de Brecht – est donc devenue pour moi bien réel, où vivent des individus, des familles où se font des affaires où l’on se marie, d’où l’on part en Australie, où l’on sort avec l’homme qui partage ma vie.

J’y retrouve une allusion dans un livre que j’ai lu pour « préparer le voyage », Lac Noir de Hella S. Haase, écrivain colonial néerlandais. Le livre raconte l’enfance et l’adolescence de deux enfants, le narrateur, hollandais, fils de planteur, et son compagnon de jeu du même âge, Oeroog, qui finit par militer pour l’indépendance et devient médecin.

Littérature coloniale, récit des mystères de la plantation, paradis de l’enfance, amitié rompue par la politique et les duretés raciales : on y retrouve tous ces poncifs. Plus intéressant – quoique sans doute guère plus original – je note ce petit discours d’Oeroog, vers la fin du livre, alors qu’il annonce au narrateur les raisons pour lesquelles il refuse d’entrer dans l’administration coloniale pour obtenir une bourse d’étude :

« L’homme des dessa, le petit peuple, a été maintenu intentionnellement dans l’abrutissement… Vous aviez intérêt à empêcher ces hommes d’évoluer. Maintenant, cela appartient au passé. Nous allons nous en occuper. Ils n’ont pas besoin de marionnettes Wajang, de gamelan, de superstition et de doekoen. Nous ne vivons plus au royaume de Mataram et Java n’a pas à ressembler à une image de carte postale pour touristes. A quoi vous sert tout ce fatras ? Le Boroboedoer n’est qu’un tas de vieilles pierres. Qu’on nous donne des usines, des navires de guerre, des cliniques et des écoles modernes et la possibilité de prendre en main nos propres affaires. »

Discours situé, bien sûr, marxisme indépendantiste des années 40, retranscrit par l’auteur. Mais il est néanmoins intéressant, ce rejet du passé national, assimilé, semble-t-il, au colonialisme. Et c’est d’autant plus intéressant que le discours est tenu par un musulman, qui partage la maison d’un camarade non seulement musulman, mais même arabe, au nom d’Abdullah. Car il est question de rejeter le Boroboedoer, temple bouddhiste, et de sortir des superstitions locales – pourrait-on l’interpréter comme désir d’affirmation d’indépendance nationale-musulmane, comme « colonie non-occidentale » ? Autrement dit, désir d’entrer dans un autre réseau, proche du monde arabe, et non de l’Europe exclusivement ? Ces revendications sont-elles toujours articulées ?

Et la préservation de la culture locale, cette extase devant les masques, la musique et les danses traditionnelles, sont-elles une forme de néo-colonialisme paternaliste ? Ou d’un conservatisme folklorique idiot ? C’est à voir, à creuser.

 

26 septembre 2008

 

J’avais décidé d’inclure l’Indonésie dans ce projet, bien que nous n’y passions pas finalement. J’ai oublié d’y parler de la Belgique, traversée quelques heures, de nuit, le vingt septembre, entre la France et l’Allemagne. Par l’intermédiaire, peut-être spécieux, des Pays-Bas colonisateurs en Indonésie, je parlerai, dans ce carnet, du Bénélux, autant que du chapelet d’îles indonésiennes.

 

30 septembre 2008

 

De la Belgique, ce soir là, je n’ai rien vu. Je cherchais à distinguer, au passage des gares, si la police des panneaux n’était pas habituelle. Je n’ai pas vraiment remarqué de différence. Quant aux styles des villes, de nuit, je ne saurais guère distinguer la Belgique du nord de la France.

 

10 octobre 2008

 

Gainsbourg chante la Javanaise. On chante aussi la Jave bleue. Ces chansons font-elles venir à l’esprit des images de Djakarta ???

 

15 octobre 2008

 

Philip me montre un article du China Daily que nous avons acheté pour 1 yuan 50 au kiosque à côté de la station de métro. Les actions fortis perdent 60%. Fin de la banque pour laquelle il travaillait. Pas de vacances au soleil pour Wilfrid et Annabelle, ses étudiants place de la Trinité, ni pour Snejina Malinova, belle bulgare ambitieuse qui se payait un deux pièces grand luxe en face du musée Rodin sur son salaire de Fortis.

Je me souviens que nous avons vu le siège à Bruxelles, quand nous sommes allés là-bas. Plus grand employeur de Belgique. Sans doute une crise majeure pour le pays. Ce pays bizarre, qui n’existe pas vraiment, pour lequel j’ai négligé d’ouvrir un carnet, ne pensant pas qu’on le traverserait, mais que j’ajoute à celui-ci, le confondant avec les Pays-Bas, que je superpose à l’Indonésie.

 

16 octobre 2008

 

A la Biennale de Shanghai, deux artistes néerlandais présentent une gigantesque installation sans intérêt sur l’art et les frontières autour du sucre. Une série de cubes, au centre de la pièce, représentent des morceaux de sucres ; sept projecteurs de films sont installés autour (seuls deux projettent quelque chose), un texte apparaît sur le mur, en défilement vertical, à propos de la surprise qu’ont ressenti deux voyageurs en découvrant qu’il n’y avait pas de sucre à Nanjing. Des chinois prennent en photo l’un des projecteurs ; ils sourient et s’amusent.

 

21 octobre 2008

 

Apparition de la Belgique, inattendue, dans le magazine « World Traveller » que je trouve dans la pochette avant de mon siège. Un article sur « Europe’s three best beer towns », Munich, Prague et Bruxelles. On parle ainsi de la capitale belge : « Not just home to the stodgy European Parliament and the mischievous Manneken Pis statue, Brussels also has some of the Continent’s greatest cooking. » Suit une description dithyrambique des bières belges et des endroits qui les servent, ainsi qu’un éloge de la « cuisine à la bière ». Une blonde souriante, carré de tissu blanc sur la tête, offre un sourire comique au lecteur, chope d’un litre à la main. Philip commente « remember how we used to live on that continent ? » La photographie nocturne du « delirium café », sur la page de droite, n’est pas totalement étrangère pourtant, après les ruelles cosmopolites de Hong Kong, et leur vie d’expats. Isolé, comme il est sur la photo, de son contexte, il n’est pas tellement difficile d’imaginer que ce café – je le connais, j’y suis allé, dans une impasse qui donne sur la rue du Vieux Bruxelles où s’enchaînent les restaurants de moules-frites, à côté du premier Léon – est en fait une imitation de café belge, installé dans une zone à la mode, au bord du Pacifique, et que les visages blancs des tables en terrasses appartiennent à des expatriés surpayés qui travaillent dans la finance.

 

25 octobre 2008

 

Près de la station Ginza, nous passons devant la boutique Exelco Diamond, Belgium. Diamantaire belge. Claire dit « je ne savais pas qu’il y avait des diamants en Belgique. » Je réponds « Anvers », et précise « pas en Wallonie ». Nous avons passé d’autres signes de présence belge à Tokyo : café Manneken Pis, autre bar à bière. Voici donc ce qui s’exporte, la bière et les diamants d’Anvers.

 

30 octobre 2008

 

L’île de Lamma, dans laquelle nous sommes venus passer l’après-midi, cachait des pirates au 18e siècle. Ils attaquaient depuis là les navires portugais qui, depuis l’île de Macao, commerçaient avec la Chine. Le paysage évoque une île méditerranéenne, ou les Caraïbes, St Barth ou St Martin, plus qu’Hispaniola, car les collines sont assez sèches. Il y a des pirates, encore aujourd’hui, qui se cachent dans les archipels de l’Indonésie. J’ai lu que le détroit séparant Singapour de Sumatra demeure le passage maritime le plus dangereux pour les navires. J’avais l’habitude, petit, d’imaginer les pirates uniquement comme folklore historique, les pirates romains d’Astérix, ou ceux qui pillaient les navires espagnols revenant chargés des Amériques. Ils existent encore aux Caraïbes – ma mère en parle – et surtout dans les mers d’Asie du sud est. Ils n’ont pas vraiment d’existence légale. Où se cachent-ils ? Vivent-ils toujours sur leurs navires ? Où mouillent-ils ? Où s’approvisionnent-ils ? Sont-ce eux qui, depuis Timor, font passer les clandestins vers les côtes australiennes ?

 

3 novembre 2008

 

Jean-Claude Van Damme, héros belge ?

 

5 novembre 2008

 

Mon oncle Marcel disait des hollandais qu’ils aiment uniquement l’argent. Nous venons de prendre un verre de bière avec Reinoud, hollandais d’hospitalityclub qui nous avait indiqué l’adresse du Real Darling Guesthouse, Hong Quat Street, Hanoï. Il nous a beaucoup parlé d’argent. Nous l’attendions dans le hall de la pension – il est venu d’en face, un petit restaurant de soupe pho « I was having dinner, it’s very cheap here, » puis il nous a demandé ce que nous faisions. Quand Philip a dit qu’il enseignait l’anglais à Paris « How much did you make ? »A propos des prix : « Everybody cheats here. » L’eau : « How much did you pay ? 8000, that’s too much, it’s 6000. I will show you a supermarket, it’s only 5000 there. » Puis il nous a menés jusqu’à un sympathique Bia Hoi, bar à bière sur la rue ; u’il ne nous a pas présenté comme sympathique ou typique, mais « pas cher. 3000 dong la bière. »

Il est à Hanoï pour business – import export de meubles vietnamiens vers les Pays-Bas. Pour se nourrir, il enseigne l’anglais, comme tout le monde en Asie. Mais une chose le turlupine ici : les filles. Difficiles d’approche, et pourtant séduisantes, mais il faut être patient.

Puis il nous demande « did you get stuff in China ? » Nous le regardons, légèrement interloqués. « You know, stuff you can get in Holland ! » Marijuana, bien sûr. Il nous dit fièrement qu’il s’en est procuré tant en Chine qu’au Vietnam, puis raconte ses aventures à la frontière Afghano-pakistanaise : une famille qui l’accueillait à Peshawar, un kamikaze d’Al-Qaeda, l’herbe qu’ils ont fumé dans le grenier d’une auberge, et les dix grammes qu’il s’est procuré pour 10 euros.

Je me dis : serait-ce la clef du succès commercial de la Holland ? Qu’ils savent comment se procurer femmes, alcool et drogues au meilleur prix – marchandises qui, somme toute, sont les plus prisées ? Dans les îles aux épices, à Java, sur la route des Moluques, est-ce que les marchands hollandais ne parlaient que prix du poivre et de l’opium, en s’échangeant les techniques de séduction permettant d’enfiler les malaises, les chinoises et les javanaises ?

 

10 novembre 2008

 

Tensions internationales : après l’exécution des terroristes de Bali, l’Indonésie devient dangereuse, et des menaces ont été lancées contre l’ambassade australienne.

 

12 novembre 2008

 

Hier soir, au zoo de Saigon, nous nous sommes arrêtés devant la cage d’un orang outan. La même espèce que celui de Hong Kong, mais la cage était plus petite, et le singe plus proche. Dérangeant, la façon dont il avait visage humain. L’expression de tristesse, le désir pour la nourriture qu’on pourrait lui donner, et qu’il quémandait, tendant la main. C’était la main, surtout, sans poils et rose, qui me faisait penser à celle d’un être humain. Mais aussi l’expression du visage lorsque, énervée peut-être qu’on ne lui donne rien, la bête s’est mise à nous cracher dessus, comme pour nous chasser.

Ses pieds ressemblaient à ses mains – normal pour un quadrumane. Mais je crois que c’est rétrospectivement cela qui me dérangeait ici, quant au rapport qu’entretiennent les vietnamiens avec leurs pieds. Rarement dissimulés par des chaussettes, ils sont constamment sortis des chaussures, et mis en avant, soulevés, révéls, par les positions assise, ou lorsque les gens s’allongent pour dormir. Tous ces pieds, ces pieds mobiles, aux orteils restés droits dans les tongs, me font penser à des mains de singe, et rapprochent pour moi ces gens de l’animalité, d’autant que vivent non loin les « hommes de la forêt », les orangs-outans.

 

15 novembre 2008

 

Autre expérience de la Belgique : steak frites sauce samourai à La Patate, restaurant belge aux murs décorés de Tintins, tenu par un énorme sexuagénaire, où l’on sert de la bière Duvl, et les frites en cornet.

 

17 novembre 2008

 

Singapour est une colonie chinoise, en grande partie, cantonaise ou mandarine, je ne sais pas trop encore. Mais je vois dans toutes les villes d’Asie du sud est que nous traversons cette diaspora chinoise. Pourtant, j’ai l’impression d’avoir franchi quelque frontière de ce point de vue en arrivant au Cambodge. Alors que le Vietnam était manifestement sous influence chinoise, d point de vue de l’architecture comme des structures religieuses héritées, le Cambodge est ethniquement très distinct, comme aussi stylistiquement. Les chinois, donc, se confondent moins avec la population locale. A Phnom Penh commence l’Asie péninsulaire et multiculturelle, dont Singapour est sans doute l’épicentre.

 

19 novembre 2008

 

J’ai plusieurs fois réfléchi à la proximité de l’homme et du singe, en voyant dans leurs cages les orangs outans d’Hong Kong et de Saigon. En voyant la scène d’Angkor Wat où sont représentées la mort du roi singe et le deuil de son peuple, il me semble que cette mythologie met en forme précisément cela, l’existence d’un règne animal, celui des singes, équivalent à celui des hommes ; et notre domination sur la terre comme le résultat d’une lutte divine entre notre protecteur krishna-vishnu et le roi des singes, au terme de quoi les singes sont retombés au rang d’animaux, nos esclaves.

Les lois de la guerre, cependant, diffèrent, et sur le bas du Ramayana, les singes utilisent leurs dent pour mordre leurs adversaires humains, tandis que les hommes ont des armes fabriquées, lances, arcs, épées.

Naipaul parle aussi, dans son livre, de l’Indonésie comme d’une terre étrange où les anciennes religions de l’Inde, les mythes, les temples et les rituels, ont été préservés comme folklore, mais perdu de leur vivacité, n’informant plus la totalité de la société. L’Islam, donc, est pratiqué sur un substrat d’Inde. Mais je suis surtout touché par cet oubli, alors que nous visitons Phnom Bahkeng, près d’Angkor Wat, autre vestige oublié dans la jungle. Au neuvième siècle, aux débuts de l’empire Khmer, on a dressé ce premier temple à Shiva. Puis d’autres ont suivi, chaque roi s’efforçant d’ajouter le sien, délaissant les précédents ; jusqu’à ce qu’un changement de monde religieux, la guerre avec les thaïs et l’épuisement interne des ressources entraîne la disparition de ce riche empire, centré sur Angkor, la ruine des rizières qui nourrissaient la population, le retour de la terre aux marécages et à la jungle – et des temples, à la végétation. Le centre même s’est déplacé, l’empire s’est effondré, de sorte que les pierres n’ont pas été récupérées pour la construction d’autres édifices. Et les blocs ramenés puis taillés à grand prix d’effort pour édifier ces monuments sont restés là, dressés sur la colline, sans plus de valeur, jusqu’à ce que le tourisme contemporain leur en redonne une autre, nostalgique et spectaculaire ; de sorte qu’ils sont aujourd’hui, comme un trésor enterré sous une planche, et qu’un héritier lointain redécouvrirait au bon moment, la principale richesse du royaume cambodgien.

(Cela mérite qu’on y réfléchisse, alors que la crise financière disloque, partout dans le monde, le réseau stabilisé de la valeur).

Et la visite, ensuite, d’Angkor Thom, où nous buvons du lait de noix de coco sur des chaises en plastique face au temple de Bayon, fait lourdement méditer sur la fin des empires. Une ville s’élevait ici, sept ou huit cents ans plus tôt, plus gande et plus riche à l’époque que Rome, Londres ou Paris. Il en reste les murs, quelques temples épars, et ces enfants qui vendent canettes et cartes postales aux touristes, au milieu des chiens qui courent le long de la route ou dorment allongés par terre, les mamelles gonflées, lourdes et pendantes.

Nous visitons ensuite le temple de Baon, édifice assez laid, avec des visages sur les tours où l’on vénérait conjointement Bouddha, les dieux hindous et le dieu musulman des chams récemment conquis. Ce fut la dernière construction d’Angkor – après cet épuisant effort syncrétique, l’empire se dissout et retourne au bouddhisme theravada.

 

21 novembre 2008

 

Figures de dieux inconnus : dans une chapelle latérale de Noak Pean, un temple étrange au milieu d’un lac artificiel, je vois une énorme tête de serpent, terrifiante, en dessous de laquelle sont posées des offrandes, sur une assiette : briquet vert en plastique, billet de 500 riel, bâtons d’encens. Je ne comprends pas ce Dieu, je ne sais pas qui vient déposer ces offrandes ici, ni pourquoi. Plus mystérieux encore, dans un angle reculé, juste en lisière de la jungle, il y a cet étrange objet, barque en carton recouvert de papier brillant vert, jaune et argenté, posé sur trois cœurs de palmiers ; des têtes de serpents ou de dragons lancent leurs mâchoires en proue comme en poupe, ainsi que sur des étendards en papier brillant bleu plantés dans les cœurs de palmiers cylindriques. A quoi sert ce bateau ? Qui l’a posé là ? Pour accomplir quel rite ? Pour exorciser quel esprit ? Ce lieu n’est pas rassurant. Les cris épouvantés d’un oiseau dans la jungle n’aident guère, moins encore la musique répétitive, tambours, flûtes et sortes de luths bicordes, jouée par un orchestre de mutilés derrière les arbres. Un garde khmer, assis sur une branche, pieds nus, sifflote une mélodie qui fait contrepoint à la musique lointaine. Il a l’air de comprendre ce lieu plus que moi.

J’imagine la peur des premiers colons, des français, des anglais colonisant l’Inde ou, surtout, de ces marchands hollandais développant des plantations en Indonésie, parmi les indigènes et leur musique, leur sourire et leurs rituels inquiétants. Ce lieu, parce qu’il y a de l’eau, que la pierre du temple central est plus noire qu’ailleurs, et que toutes ces offrandes récentes, en papier doré, y sont éparpillées, pourrait sans aucune difficulté faire l’ouverture d’un Exorciste cambodgien. De façon générale, nos films d’aventures, souvent, reposent ainsi sur la rencontre des blancs avec ces restes de pierre isolés dans la jungle, où des rites sont encore accomplis, comme en témoignent offrandes et musique. Des dieux inconnus vivent peut-être en ces lieux, qu’on offense et qui se vengent, sans qu’on sache même quel est leur domaine, leur nom, leur peuple ou leur faiblesse. On est contaminé, c’est-à-dire, happé dans le peuple de ces dieux, sans en connaître ni les lois, ni la langue. Et l’exorcisme consiste à ramener l’homme ainsi possédé dans l’univers chrétien, le recentrer sur Jérusalem et la Croix, lui rappeler que son Dieu, l’unique, triomphe sans appel des esprits, démons et divinités mineures des bois et forêts, partout sur la terre.

Une autre approche, païenne, idolâtre, consiste à rendre hommage à ces divinités étrangères, indéfinies : pour lutter contre la peur, sous prétexte de tolérance, de respect ou, pire, d’intérêt.

Car ces ieux, pour beaucoup de touristes, ont comme attraction l’intérêt – « c’est intéressant ». Cela rapport. On investit dans un voyage khmer, pour en ramener sujets de conversation, renforcement du moi, protections surnaturelles, etc. Qui sait, peut-être que si j’y pose un briquet, le Dieu-serpent de la piscine ouest à Neak Pean me donnera l’amour, l’argent, la réussite aux examens. L’amour, car mon esprit d’aventure et ma conversation séduiront ; l’argent, car j’aurai l’air sûr de moi ; la réussite aux examens, car je ferai des comparaisons inattendues. Mais plus généralement, par pure vertu magique, on s’incline devant ces statues de pierre, on craint les bruits de la jungle, ou l’on se tourne vers Jérusalem pour y vénérer l’unique.

Etonnamment, tandis que je passe devant une autre statue, représentant la tête d’un homme au sourire inquiétant, j’entends le guide dire au couple qu’il mène à travers les temples « if you stayed here for a long time, you would feel scary. » Mais la femme asiatique, en parfais anglais, lui répond « why would you feel scared ? It’s just a statue. »

 

25 novembre 2008

 

Nous venons de voir Queens of Langkasuka, film thaï qui se déroule dans un royaume maritime des mers du sud au 16e siècle, et raconte les combats entre pirates indonésiens, magiciens, créatures marines et princes d’Arabie, le tout pimenté de canons hollandais. Le monde peint dans ce film est très semblable à celui des Mille et Une Nuits : royaumes mystérieux, riches et belles princesses guerrières, pouvoirs magiques, murailles, et même un professeur proche d’un génie, tantôt bon, tantôt mauvais, qui change de couleur avec les phases de la lune. L’univers géographique est en tous cas continu, semble-t-il, tout au long de l’océan indien, de Java jusqu’au port d’Aden.

 

26 novembre 2008

 

L’archipel indonésien, comme la péninsule malaise, tire sa richesse du commerce et des matières premières : bois précieux, métal, épices, mais aussi situation d’intermédiaire entre la Chine et l’Inde. Mais les influences majeures sont indiennes, car les chinois commerçaient plutôt par voie de terre, vers la Russie, l’Asie centrale et l’Iran. Bien que situé à mi-chemin des deux mondes, cet archipel est clairement rattaché à l’Inde ; la Chine n’est qu’un voisin, moins connu.

La richesse maritime est complexe : il s’agit non seulement d’abriter les vaisseaux contre les vents, mais aussi d’attirer par les taxes et le jeu de la diplomatie les marchandises vers ses entrepôts, plutôt que ceux des concurrents.

Projet pour ce livre, Indonésie / Pays Bas, comprendre la richesse commerciale.

 

27 novembre 2008

 

Je lis dans L’Essai sur les Révolutions de Chateaubriand un amusant paragraphe sur les richesses de l’Egypte : apparemment, les Egyptiens, dans l’opinion commune d’alors, étaient originaires de l’Inde, mais plus intéressant, Chateaubriand décrit les réseaux commerciaux qui les liaient, par le Golfe Persique et l’Arabie, à l’Inde, aux détroits de Malaisie, jusqu’à la Chine, par l’Indonésie. Ce lieu, donc, était sans doute silloné de navires et de routes commerciales dès l’Antiquité.

 

28 novembre 2008

 

Deux éléments pour comprendre le commerce : les taxes et l’argent. Qu’il faut payer au souverain tant et tant chaque fois que l’on achète ou qu’on vend quelque chose et que l’économie n’est pas du troc, mais qu’un symbole – papier, métal, ou signes électroniques magiquement échangés – permet la transaction. Nous sommes à Prachuap Kiri Khan, bizarrement en manque de fonds. Nous avons dollars et carte visa, mais presque plus de Bahts. Et les banques sont fermées le samedi matin. Mais nous sommes suffisamment confiants pour espérer qu’à Chumphon, ou nous nous arrêtons dans l’après-midi, nous pourrons changer. Sans quoi nous mangerons des bananes jusqu’en Malaisie.

 

30 novembre 2008

 

Influences et mélanges : nous sommes allés manger, au déjeuner, dans un restaurant tenu par des indiens musulmans. Ces deux zones culturelles, l’Inde et l’Arabie musulmane, ont une longue histoire de contacts et d’échanges. Beaucoup de récits narrés par Shéhérazade se déroulent en Inde.

 

1 décembre 2008

 

Chercher à comprendre en quoi s’hamonisent au mieux régime monarchique, éocnomie capitaliste et multiculturalisme.

 

2 décembre 2008

 

La richesse des Pays-Bas, lisais-je quelque part, venait des épices, qu’ils importaient des Indes, mais ne consommaient guère, préférant les transformer en or, et les livrer aux ventres des Français, des Italiens, des Allemands, etc. L’Indonésie, carrefour commercial, était riche aussi de cette production, les épices. Excellent objet de commerce, car elles se renouvellent, étant un produit agricole, mais ne sont guère périssables ; elles occupent aussi peu d’espace, peuvent se vendre presque au prix de l’or. Médicales et nutritives, on les achète pour le plaisir, et pour éviter la peine – elles seraient, en cela, quelque part entre la nourriture et la drogue. Aujourd’hui, ce sont les drogues, le jeu, la prostitution, la pornographie, qui font l’objet du plus grand traffic, enrichissant mafias et groupes criminels – criminalité qui dépend d’une décision légale : ces produits sont plus contrôlés, plus taxés que d’autres ; l’Etat veut s’en réserver le monopole.

 

3 décembre 2008

 

Je voudrais essayer de comprendre les conséquences de l’insularité. Tout vient par bateaux, tout en part aussi de cette façon. D’une île à l’autre, il y a des ferrys qui transportent les passagers et les marchandises. L’archipel est une succession de détroits, gigantesque lieu de passage et de circulation.

On ne peut pas s’y rendre par voie de terre ; le passage maritime impose une discontinuité. Mais le pays lui-même est composé de plusieurs îles fédérées, comme le Japon, la Nouvelle Zélande, le Royaume uni dans une moindre mesure. Le contrôle sur ces bras de mer est essentiel à la survie du collectif territorial : il faut assurer le passage sans encombre, au moins, des ferrys. La défense, aussi, sera pensée de façon maritime.

En quoi les avions modifient-ils tout cela ? Nous allons survoler l’archipel – Sumatra, Java du moins. Nous allons passer par dessus ces îles, apercevoir peut-être les côtes et les montagnes depuis la petite fenêtre. Or, nous volons car on ne peut pas naviguer jusqu’en Australie. L’Asie s’arrête au timor oriental : dans les guides Lonely Planet « Southeast Asia » figure même ce récent pays, mais pas l’Australie, ni la Papouasie-Nouvelle Guinée.

Par sa frontière terrestre avec ce pays, paradoxalement, l’Indonésie partage une frontière terrestre avec l’Océanie. C’est le promontoire de l’Asie tendu vers le Pacifique, de plus en plus sauvage et primitif à mesure qu’on avance à l’est.

Si je me souviens bien, sur la planche du jeu de stratégie « risk », l’archipel indonésien n’appartient pas à l’Asie, mais forme, avec deux moitiés de l’Australie et, peut-être, la Nouvelle-Zélande, un petit continent fait d’une poudre d’îles, l’Océanie.

C’est donc dans cet univers qu’on entre, après l’Indonésie ; c’est lui qu’on y jouxte, les tahitiens sur leurs pirogues, les danses hawaïennes ; on en retrouve déjà les signes : volcans, longues huttes, chasseurs de têtes à Bornéo, masques traditionnels et costumes de plumes, toute une ethnographie des îles pacifiques débute après le monde indo-musulman de Java, l’hindouisme de Bali.

Mais d’autres questions s’ouvrent : pourquoi la Papouasie-Nouvelle Guinée ne fait-elle pas partie des circuits Asie du Sud Est, au moins comme possibilité ? Plus dérangeant, pourquoi l’Australie ne fait-elle pas partie de l’Asie, dans les nomenclatures et les représentations, malgré le slogan « Australia is a part of Asia ? » Plus étonnant encore, historiquement, pourquoi l’Australie n’a-t-elle pas été plus tôt découverte et colonisée, par les Indiens, les Arabes, les Indonésiens, les Malais. Car le Timor Oriental n’est pas très distant de Darwin – mais les quelques réseaux d’échange étaient tous situés de l’autre côté, dans le détroit de Torres, au nord de la péninsule d’York, comment se fait-il qu’à l’arrivée des européens, cette île immense n’ait été peuplée que d’aborigènes, chasseurs cueilleurs, certains au sud n’ayant pas maîtrisé même le feu, tandis que non loin, sur l’île de Java, florissait une riche civilisation, nourrie par l’Inde et le monde arabe ? Est-ce parce que l’Australie ne mène à rien, n’est située sur aucun lieu de passage ? Car l’Indonésie se développe autour des détroits qui conduisent de la Chine à l’Inde, Sumatra, Java, plus que Bornéo, plus que Célèbes. Il n’y a plus à l’est que des petites îles commerçant entre elles, mais pourquoi la chine ou l’Iran conduiraient-ils des flottes vers la Mélanésie ? De même au sud, on ne tombe sur l’Australie que par hasard, ou par curiosité, mais les routes usuelles en sont loin.

Il y a, pendant toute l’époque médiévale et dès l’antiquité, quelque chose comme une unité de l’Eurasie ; comme le continent australien est sillonné de songlines, routes qui relient les points les plus éloignés, l’Europe, l’Asie et l’Afrique du Nord sont parcourues continuellement, plus ou moins fréquemment, pas des hommes et des caravanes, échangeant produits, senteurs, costumes, idées, religions. Mais l’Océanie reste à l’écart, de même que l’Afrique du sud, et que l’Amérique.

L’Australie, contrairement à la Nouvelle-Zélande et la Polynésie, n’est pas habitée par des peuples marins, qui lancent leurs barques à la découverte de terres nouvelles, mais de continentaux, qui placent le cœur spirituel de leur monde au centre du désrt, dans le monolithe rouge d’Uluru.

Encore aujourd’hui, j’en parlais avec Philip, alors que les Australiens vivent tous dans des villes portuaires, ils continuent à considérer, fantasmatiquement, le cœur continental et la pierre, le désert et son sable rouge, comme leur patrie spirituelle ; non pas les vagues du Pacifique ou des mers du sud, le port de Sydney, la baie de Melbourne.

 

4 décembre 2008

 

Les trois orients se mêlent dans l’archipel malais : Chine, Inde et monde arabo-musulman. Le Musée des Arts Islamiques de Kuala Lumpur consacre des salles à ces divers univers ; l’architecture évoque la Syrie, l’Iran, mais on y trouve des Corans chinois. Les femmes voilées qui le visitent reconnaissent comme relevant de leur tradition ces dômes, ces minarets, ces fontaines de mosaïque.

Mais ces univers, les orients, n’étaient pas clairement isolés. Je lis ainsi que la Grande Mosquée du Sulan Hassan, au caire, est décorée de fleurs de lotus chinois, signe du commerce important liant à l’époque – au 14e sicèle – ces deux mondes.

J’aime la façon dont coexistent au sein de cet archipel, plusieurs peuples, issus de plusieurs cultures, chacune très nettement centrée. Plusieurs univers peuvent donc cohabiter ; il est possible de construire un monde collectif polycentré.

Le centre du monde est la pierre noire de la Ka’aba, rocher-météorite – et non statue taillée de main d’homme. Pur don de l’extérieur, signe de transcendance, il est possible que ce soit une météorite. Allah comme alien ?

 

5 décembre 2008

 

Au Musée des Arts Islamiques de KL, une carte du « monde malais », qui couvre les îles de l’Indonésie, les Philippines, et la péninsule. Terre de navigateurs, archipels. Religions importées, catholicisme, Islam. Ouverture et métissage des peuples marins. Langages apparentés, fédérations. Sur une carte anglaise de 1874, intitulée « Indian Archipelago », je remarque qu’à droite, l’île de Nouvelle Guinée n’apparaît qu’à moitié, coupée par le cadrage. L’orient de cette île, correspondant à l’Etat de Papouasie, n’a pas semblé suffisamment important au cartographe. J’observe le même phénomène, exactement, sur une carte plus vieille d’un siècle, intitulée « An accurate map of the East Indies », et sur une troisième, hollandaise celle-ci, datée de 1606-1623. La coupure qu’institutionnalisent les frontières actuelles et les choix des guides South East Asia n’est donc que la continuation d’une structure géopolitique plus vieille de quatre siècles, et qui fait s’arrêter les Indes Orientales à la moitié de cette grande île. En les montrant à Philip, je me rends compte en outre que les cartes hollandaises et la carte anglaise la plus récente correspondent exactement à l’air couverte par ces guides : Indochine, Thaïlande, Archipel Malais, Philippines. Quant à celle de 1750, elle inclut en outre l’Inde et le Tibet – représenté comme Etat séparé – mais la Chine, elle, n’a qu’une frontière, et se dissout dans le blanc du papier, sous l’inscription « Part of Chine ». Cet univers spirituel hippie-bouddhiste, était donc en germe déjà dans les cartes commerciales de l’Angleterre géorgienne.

 

6 décembre 2008

 

A Melaka, nous entrons par hasard dans un restaurant indonésien, face à l’hôtel. Plats en métal derrière une vitrine en verre, à l’entrée. Curry rouge d’agneau, curry rouge au poisson. Le poivre ou le piment restent sur les lèvres, agréablement ; le son du gamelan fournit la musique d’ambiance. Philip lit dans le quide qu’un ferry dessert Sumatra, depuis Melaka : deux heures de traversée.

 

7 décembre 2008

 

Les Hollandais contrôlaient Malacca. Précédés par les portugais, suivis par les anglais. Certains de leurs corps reposent encore, dans le petit cimetière ou dans les restes de l’église Saint Paul. Ils maîtrisaient alors le détroit, le passage entre la péninsule malaise et l’île de Sumatra. La victoire des anglais sur eux consacra la division des deux pays, qui n’est pas culturelle, pas ancienne, mais résultat de ces politiques récentes. Les guerres européennes du 18e et 19e siècles ont pour conséquence qu’il faut aujourd’hui beaucoup de paperasse aux habitants de Malacca pour aller travailler de l’autre côté, sur l’île de Sumatra. Si je regarde vers la mer, depuis la terrasse de l’auberge, j’aperçois la ligne imaginaire qui sépare les deux Etats. La forme de la ville dépend de cela, port devenu périphérique, devancé par Singapour, étape entre cette ville et Kuala Lumpur puis, aujourd’hui, centre régional prospère et Disneyland post-colonial pour touristes asiatiques : telles sont les conséquences d’un traité signé deux siècles plus tôt, divisant les territoires entre l’Angleterre et la Hollande. Mais de l’autre côté, même chose, une fois la frontière maritime établie, Malacca tombant aux mains des anglais, les Indes néerlandaises eurent pour centre Batavia, ou l’île de Java ; Sumatra, qui voisinait avec la ville principale, devient une périphérie lointaine, et périclite. Les chinois ne viennent pas y développer le commerce. On y commerce avec l’Afrique du sud plus qu’avec l’Inde ; en somme, réseaux, contacts, orientations, tout cela diverge, à tel point que, deux siècles plus tard, les deux villes qui se font face, de part et d’autre du détroit, sont habitées par des étrangers, qui ne se comprennent pas très bien les uns les autres, et se méfient.

Amusant recoupement, nous mangeons des frites belges, préparées dans un petit stand sur une perpendiculaire au marché nocturne de Chinatown. Le stand s’appelle pommes frites, et propose, outre les sauces tartare, samourai et mayo, satay et wasabi aïoli.

 

8 décembre 2008

 

Le dieu de la Genèse, plus qu’un créateur, est un classificateur. Tout était tohu wa bohu, tout était mêlé, mélangé, confus, vague amas de matières, où rien n’était distinct de rien, mais tout venait toujours avec tout, la lumière avec les ténèbres, et le sec avec l’humide. Yahwe n’a pas fait surgir quelque chose où rien n’était, dans une sorte d’éjaculation-mise au monde primordiale, avec une grande explosion de Big Bang : ce n’est pas cela que nous raconte la Genèse, pas les débuts de la matière. C’est autre chose, la création du monde comme cosmos, comme espace habitable et propice à l’humain, dans lequel ne sont pas confondus jour et nuit, soleil et lune, humide et sec ; où les plantes et les animaux déploient la variété de leurs espèces.

Le dieu de la Genèse est un séparateur, un classificateur, un organisateur du monde. Il n’est pas le potier grec, mais patient, l’enfant qui dans sa chambre, assis, range par ordre de taille et couleurs les boutons qui forment son trésor.

La Genèse ne raconte pas non plus la création du monde pour lui-même, indépendamment de l’homme, non, mais pour nous. Ce que nous dit le texte sacré, c’est que l’homme nécessite, pour apparaître et se dresser debout, que soit articulé, logiquement, le monde. Il n’y a pas d’homme dans le chaos, sans la séparation du jour et de la nuit, de la terre et des eaux, des espèces de plantes et d’animaux, l’homme n’est pas. La Genèse n’est pas un récit sur la création du monde, mais sur la création de l’homme. Qui, tout aussi bien, peut se faire en sept jours. Car il est radical, cet écart entre la conscience humaine de l’univers articulé, et son absence.

Dans cette perspective, l’imitation de Dieu consiste à perpétuer cet ordre, à faire exercice de la raison. L’organisation du monde est l’activité proprement humaine. La chute ? Elle survient quand l’homme n’est plus seul, mais qu’il engendre un double, et qu’ils débattent entre eux sur le nom des choses. C’est notre monde, où le logos est lui-même confus. Le déluge doit être lu conjointement à Babel. Noyer le monde sous les eaux, c’est aussi, métaphoriquement, replonger l’humanité dans la confusion du monde animal. Noé sauvant deux par deux les espèces est, peut-être, le conservateur du savoir, plutôt que de la vie même. Détruire l’homme, ce n’est pas détruire la vie, faire exploser la planète ; mais c’est confondre les éléments. Ce que décrit Jean, dans sa vision de l’apocalypse : il peint les éléments se confondant, la terre devenant eau, puis air, puis feu.

Ce qui peut s’interpréter comme concernant, non pas le monde, mais les hommes. La fin du monde, c’est la folie généralisée, c’est chacun parlant son langage, enfermé dans un univers lui-même instable et mouvant. D’où la peur de l’hérésie, d’où l’effort catholique pour imposer le discours commun, comme résistance à la dissolution de l’univers en autant de mondes qu’il y a d’hommes, ce qui serait le chaos, retour au tohu bohu d’avant la Genèse.

Ce que le texte enseigne aussi, c’est que la conscience du monde vient avant la conscience de soi ; qu’avant de devenir homme, il faut savoir discerner le jour et la nuit, le sec et l’humide, le soeil et la lune, les espèces animales et les plantes. Et que cela, qui est langage, est toujours donné, vient d’ailleurs, n’est pas spontanément généré par l’individu.

Quand on étend le sol, en élevant des remparts contre la mer ; quand on étudie la science et la philosophie, quand on lances des navires vers le lointain, pour étendre le nombre d’espèces animales et végétales de son propre univers, comme ont fait les Hollandais, qu’est-ce ? Accomplissement du commandement, mission divine, ou démesure, hybris, orgueil coupable ?

 

9 décembre 2008

 

Face au CBD de Singapour, au musée des civilisations asiatiques, du parlement, d’autres bâtiments coloniaux et modernes dont je ne connais pas la fonction, nous célébrons la fin du voyage au Sundanese Food, restaurant javanais sur la rivière. On nous apporte un bol de chips amères, qu’on trempe dans une pâte de poisson pimentée. Saveurs étranges, très loitaines, beaucoup plus que la nourriture indienne de ce midi. J’en comprends mal les harmonies, quoique j’en intuitionne l’équilibre et la complexité, comme un morceau de gamelan répétitif, bizarrement construit pour des oreilles occidentales. On nous apporte, avec le riz, du jus de poulet pour l’humecter, car le poisson que nous avons commandé grillé est sec.

 

10 décembre 2008

 

Raffles, fondateur de Singapour, est aussi l’auteur d’une histoire de Java.

 

11 décembre 2008

 

Dans le zoo de Singapour, à la sortie de l’espace « protected rainforest », on trouve deux statues d’indigènes, un noir, « the asmet of Irian Jaya », un blanc, « the Iban of Borneo ». Un petit panneau les présente comme « the librarians of the rainforest ». Ils sont là, debout dans leur costume traditionnel, à côté des larves de papillons, des phasmes et des coquilles de trilobites. La salle suivante présente, outre trois têtes agrandies de moustiques, une vidéo sur leur structure sociale, quelques sculptures traditionnelles et les produits fabriqués dans la jungle ou les mangroves.

Le même schéma se reproduit près des guépards. Un panneau présente l’Afrique « the land of divers culture and wildlife », où des photographies montrent cinq visages ornés de peintures traditionnelles puis, dessous, douze types d’animaux. On lit, à propos des Karo, représentés par un jeune homme souriant, les joues marquées de cercles blancs, « the most endangered tribe of the Ono river, Ethiopia ». Dans une vitrine, au centre de la hutte, sont exposés côte à côte objets d’artisanat Maasai – colliers et boucles d’oreilles en perles de couleur, tongs en pneu – et des crânes d’animaux, hyènes, antilopes, et lion, formant un portrait métonymique de l’Afrique animale et tribale – comme on représente l’Australie par un aborigène au boomerang à côté d’un kangourou bondissant.

Je trouve dérangeant surtout que la disparition d’une tribu – construction culturelle, historique – soit présentée comme celle d’une espèce animale, naturalisant radicalement les différences ethniques et culturelles. Est-ce la face cachée du multiculturalisme ?

 

12 décembre 2008

 

Parmi les rares espèces australiennes qu’on trouve en Asie, certains cacatoës, dans les îles orientales de l’Indonésie, venus sas doute par la voie des airs, depuis la Papouasie-Nouvell Guinée ; puis sur place, ils ont évolué, fomant une sous-espèce de la famille.

 

13 décembre 2008

 

Ce que désirent les hommes : je lis au musée des civilisations asiatiques que les javanais désiraient cinq choses : une femme, un kris, un cheval, une maison, un oiseau qui chante ; et cela suffirant à leur bonheur.

Mais c’est déjà beaucoup – ce bonheur est d’une civilisation riche, où l’on vit dans des maisons propres, où l’on a le loisir d’écouter chanter son oiseau en cage. Les rois d’Indonésie, lisais-je dans le musée, dépensaient des sommes considérables pour les arts. Amour du beau, mais aussi disponibilité du superflu – riz sur les terres volcaniques fertiles, et le surplus du commerce des épices. Mais, surtout, ces sommes étaient dépensées pour les arts vivants, danse, musique, théâtre. On est très loin de l’éthique genevoise : le surplus ne doit pas être investi pour augmenter la production. Le surplus ne doit pas être redistribué non plus, pour accroître la consommation de chacun, comme dans le modèle proposé par Singapour, mais permettre qu’un classe d’individus, non soumis à la nécessité de produire la nourriture, se consacrent à la beauté.

Nous n’avons pas aperçu grand chose de l’Indonésie depuis l’avion, bien que nous ayons, d’après la carte, survolé Sumatra puis Java. Les îles étaient couvertes de nuages épais, malheur et bénédicion des zones équatoriales. Mais c’est là que nous avons franchi l’équateur, pour passer à l’hémisphère sud. Effet secondaire étrange de la direction prise par notre vol, nous avons vu s’allonger le jour sous nos yeux. La nuit tombait à 7h ou 7h30 à Singapour – douze heures de soleil par jour toute l’année, décalage d’une heure, et trente minutes supplémentaires de lumière résiduelle après le coucher du soleil. Nous aurons gagné, rien que pendant ce vol, une bonne heure de jour. C’est aussi qu’au-dessus de l’Indonésie, nous sommes entrés dans l’hémisphère austral. Nous sommes dix jours avant le jour le plus long, nous sommes au début de la saison chaude.

 

14 décembre 2008

 

Leah, la sœur de Clare Schulze qui nous héberge, a pris des cours d’indonésien à l’école – mais se plaint des méthodes : elle n’en a rien retenu. Puis elle a fait de l’espagnol, dont restent des bribes ; et maintenant, se met à l’arabe, après un voyage au Maroc, mais veut un cadre qui convienne, pour apprendre vraiment. Depuis Perth, ce n’est pas absurde, on est sur l’océan indien. Leah nous disait qu’il est moins cher et moins long de passer le week-end à Bali qu’à Melbourne ou Sydney. Dubaï n’est quà dix heures d’avion, on se rend partout en Europe et dans le Moyen-Orient depuis là.

L’Afrique n’est pas loin non plus. Le mari de Clare, Tyson, est originaire d’Afrique du Sud, comme une personne sur treize à Perth. Proximité culturelle et linguistique, culpabilité collective pour la façon dont les indigènes ont été traités.

 

15 décembre 2008

 

L’Indonésie, comme l’Australie, a sur son territoire de nombreuses tribus indigènes, chasseurs-cueilleurs, ou pratiquant une agriculture très rudimentaire. Mais du fait de la présence hollandaise, et des dynamiques de la décolonisation, ils n’apparaissent pas comme victimes de l’histoire. L’arrivée des malais, l’influence de l’Islam, et la domination de Java sur les îles orientales, tous ces phénomènes n’apparaissent pas de façon si nette qu’en Australie. De ce fait, les aborigènes n’ont pas le pouvoir politique et symbolique dont ils jouissent en Australie. L’effort dialogique pour écouter la multiplicité des lois et des voix constituant l’histoire et l’éthique du pays n’est pas aussi dominante. Et les colons sont rentrés en Europe.