Singapore
16 mars 2008
Invitation pour déjeuner chez Ai Lin, à Montmartre. Amie de Pearly, bourgeoise de Singapour, elle vit dans une maison rue Damrémont, sur le mode Bohême, avec piano à queue. C’est une artiste peintre, il fallait que de Singapour, elle vienne à Montmartre.
Singapour : sur l’équateur, ou presque : il pleut 24h sur 24 à la saison des pluies. Ai Lin, aussi, nous a raconté qu’elle avait un jour vu un python sur un réverbère, et dans la piscine d’un de ses amis. Por attrapper la bête, ils ont laissé filer des poulets, le python, plus lourd, se déplaçait moins vite, et ils ont pu l’attrapper.
Pays du commonwealth, on y parle anglais ; buildings, banques : une sorte de Monaco sud-asiatique.
6 juin 2008
Singapour, c’est une petite ville, m’a dit hier Ming au Starbucks, derrière Beaubourg. Il est vrai que, depuis Pékin, ce n’est sans doute pas grand.
9 juin 2008
Singapour, zone offshore. J’ai lu dans un des livres d’Aline le nom de Singapour, comme lieu de refuge bancaire et fiscal pour les riches. Penser le contraste entre Singapour (Hong-Kong, Taïwan), paus sans territoire et sans ressources naturelles, qui doivent générer l’argent par la transformation de la matière, le service et la finance, et l’Australie, dont la richesse est d’abord agricole et minière.
Est-ce que les ressortissants de Singapour achètent des territoires à l’étranger ? Qu’est-ce que cela signifierait, détenir par l’économie des terres que, politiquement, on ne contrôle pas.
9 juillet 2008
C’est à Singapour que nous aurons le plus de contacts. Etienne Costet et Katsuya Kubo, deux anciens élèves de Philip, y travaillent, envoyés par Axa pour s’occuper de la zone Asie.
10 juillet 2008
Philip vient d’essayer de prendre les billets Singapour-Perth sur internet. Echec de la transaction. Compte trop bas, grévé par les billets du transsibérien qui viennent d’être débités, l’empreinte pour la Tour Eiffel, la reproduction de la thèse, et l’avance des billets pour Nîmes avec Angela. Abstraction, lorsqu’au téléphone avec ma conseillère à distance de la Société Générale, je réponds à son « quel montant la transaction ? » « 670 $ de Singapour, ça doit faire environ 250 euros ». Parce qu’une machine a refusé d’accepter en paiement d’une promesse de transport une suite de chiffres que j’ai tapés sur mon ordinateur, à la maison, 391 rue des Pyrénées, Paris 20e
Les billets sont, cependant, trouvés : Tiger Airways, Singapour-Perth, départ le 13 décembre (samedi), vers 16h, arrivée à Perth le même jour, à 10h du soir. 6 heures de vol, on peut même choisir ses places avec un supplément de 28 $ pour les sièges à côté des issues de sécurité ou du premier rang, 7$ pour les autes. Le coût total est d’une centaine d’euros par personne.
15 juillet
Pris aujourd’hui les billets Singapour-Perth, pour une centaine d’euros par personne. La carte était en fait bloquée par le service de contrôle des fraudes de la Société Générale, qui trouvait suspectes ces commandes de billets à des compagnies situées à Singapour. J’ai dû, donc, justifier à la dame du service carte bleue mes tentatives de paiement pour qu’elle débloque la carte. Au total, j’aurai mis presque une semaine à pouvoir payer les billets, mais j’aurai compris entre temps, je crois, un peu mieux comment fonctionne le système bancaire, de façon concrète.
Les paiements sur internet ont quelque chose de magique. En parlant avec tous ces opérateurs et ces opératrices via le 3933, 0,34 € la minute, j’essayais de me représenter l’existence de ces individus qui, de Perpignan ou d’ailleurs (fort accent du sud), expliquent par téléphone aux clients société générale pourquoi l’insertion d’une suite numérique sur un clavier d’ordinateur ne leur a pas permis d’acquérir une promesse de transport entre deux lieux situés au bout du monde.
8 août 2008
Punta Rucia, Gertie, allemande, qui vit en République Dominicaine depuis vingt ans et tient une petite pension dans un endroit reculé, lorsque je parle du voyage à Singapour, commente « es el paese mas limpia nel mundo ». Elle montre un mégôt de cigarette : si tu le jettes par terre, 50 dollars, puis elle se tourne vers la plage, et fait une moue « ici, pfff ! » Les gens viennent et jettent des paquets entiers, riches et pauvres.
Autoritaire, donc, Singapour, et propre. Y a-t-il un peu de participation populaire ? Je suis curieux, très curieux de ce pays.
15 septembre 2008
Chez Gibert, je viens d’acheter une carte de Singapour. Trois ou quatre échelles : toute l’île, la ville, et les quartiers de Chinaton et « Little India / Arab Street ». Je prends alors conscience de la situation géographique de Singapour, entre les mers chinoises, à l’est, et l’océan indien, qui donne sur le Golfe Persique, à l’ouest. Une autre ville, comme Istanbul, Nijni Novgorod, et Venise, où l’orient rencontre l’occident. Si ce n’est qu’ici, ce n’est pas le même occident.
17 septembre 2008
A ce jour, le dollar de Singapour vaut la moitié de l’euro. 2 $ équivalent à 1 €. Nominativement, c’est le monnaie la plus forte.
22 septembre 2008
Certains juifs allemands, partant pour Shanghaï, ville ouverte à la migration, se sont arrêtés à Singapour dans leur périple.
30 septembre 2008
Il y a, dans l’île de Singapour, une réserve naturelle, morceau de jungle où vivent des singes. Nous irons.
1 octobre 2008
On parle à Singapour une forme d’anglais qu’on appelle « singlish », version asiatique de l’anglais. D’après ce que je lis, les standards s’effondrent, et la majorité de la population ne parle pas correctement. De sorte que s’est mis en place un mouvement, « speakgoodenglish.org.sg »
8 octobre 2008
Port, lieu de transit des marchandises. Aujourd’hui, Singapour est le deuxième au monde, après Rotterdam. Pendant longtemps, Guangzhou était le seul point d’entrée, pour les marchandises occidentales, sur le marché chinois. Point d’échange, rencontre et transit. Singapour est le dernière étape de notre parcours continental, après franchissement d’un pont séparant l’île du continent. On aurait pu, tout autant, rejoindre cette ville par la mer, depuis Marseille ou Le Havre.
13 octobre 2008
Première véritable expérience d’internationalisme asiatique à Shanghai. Nous mangeons dans un restaurant coréen, au sixième étage d’un centre commercial dans Nanjing Lu. Ming demande : le chef est chinois ou coréen ? « Chinois », répond le serveur. Internationalisme limité.
Plus tôt, dans le marché des antiquités, deux asiatiques négociaient avec le vendeur en anglais. Ils étaient aussi coréens. Le vendeur leur donnait un prix, puis il ajoutait « c’est le prix pour les Coréens, pour les Japonais, c’est 30% de plus. »
Toutefois, c’est encore un internationalisme du nord. A Singapour, je ne sais pas si nous rencontrerons autre chose : chinois, malais, thaïs, indiens.
16 octobre 2008
Comme Singapour, Shanghaï se représente comme une ville cosmopolite et multiculturelle, riche de son commerce et du contact avec les étrangers, où les peuples se rencontrent. Y a-t-il des liens particuliers entre ces deux villes ?
Très belle présentation de Charles Yi Tong Lin, artiste et marin, qui présent une série de photographies prises aux frontières de Singapour, on y voit des bouées, des vagues, et les deux côtés d’un paysage. On se dit : pour prendre une de ces deux photos, l’artiste a franchi la frontière – il a dû, pour voir de l’autre côté, traverser. Mais il a simplement fait le tour d’une bouée. Frontières maritimes ? Qu’est ce que cela signifie ? sur un mur, deux cartes identiques – sur l’une d’elles, le territoire de Singapour est évidé, on ne voit que la Malaisie qui l’entoure ; sur l’autre, on ne voit que Singapour, la grande île et les quelques plus petites qui composent le territoire, cernées d’un liseré bleu, puis du blanc qui signifie la mer, posées sur un cadre, et flottant sur le fond resté nu, littéralement coupées du monde.
19 octobre 2008
On parle de Singapour comme d’une ville pleine de règles. En arrivant à Hong Kong depuis la Chine continentale, on ressent quelque chose de cet ordre. Promenade non fumeur au long de la baie, respect des feux rouges, panneaux dans le port interdisant les bains de soleil et, tout à l’heure, à l’arrêt de taxi face au débarcadère des ferrys, cet homme qui s’est tourné vers nous pour nous dire « excuse me sir, there’s a queue. »
21 octobre 2008
Dès Hong-Kong, nous expérimentons l’efficacité qu’on associe traditionnellement à Singapour. Notre avion pour Tokyo part à 8h20, mais nous avons quitté l’appartement de Pearly vers 5h45 ; après quelques minutes dehors, nous avons trouvé un taxi qui déposait quelqu’un. 5h54, nous étions à la station de trains pour l’aéroport. Propre, efficace, bilingue : on peut enregistrer ses bagages directement sur place, et ne pas les traîner avec soi dans le train – sans télévision, sans mesasge de propagande, et remarquablement propre. A 6h00, nous étions dans le wagon ; quelques minutes plus tard, il décolle, et dans une vingtaine de minutes, nous dépose à l’aéroport. « What efficieny », dit Philip, souriant ; pendant que j’écris, une quarantenaire heurte mon pied qui dépasse, et me fait légèrement déraper sur la page. Elle m’adresse un ravageur « I’m sorry ».
[Je découvre ensuite, et j’en suis un peu triste, un panneau sur le mur qui dit « the front seats do not have speakers ». Je vais voir derrière, et me rends compte que sur un écran passe un programme de divertissement (photos du Caire, puis interview de consultants en business international.)]
Un bouton, sur les sièges, permet de régler le volume des hauts parleurs situés dans l’appui-tête – et dont profitent malheureusement aussi les voisins.
22 octobre 2008
Plus de panneaux et de règles encore à Tokyo qu’à Hong-Kong. Mais on perçoit, de plus, toute une série de codes inarticulés régulant la politesse et le juste comportement. Je ne les connais pas, mais crains, en les transgressant malencontreusement, de m’écrouler, terrassé par une soudaine violence populaire, exercée contre moi par une vieille dame, une commerçante, un chauffeur de taxi. Plus que l’amende, la mutilation, la mort. « I’ve never seen a place that’s so much against the human », dit Philip a propos du Japon, tandis que nous cherchons en vain la sortie d’un centre commercial sur Rippongi Hills. Il y a des barrières aux routes, et des panneaux cerclés de rouge où la pauvre silhouette au trait noir est barrée de rouge, « no humans allowed, here is car space ». Hier, dans la rue, Claire a prévenu « pousse-toi, sur le trottoir, ici, c’est les vélos qui sont prioritaires. »
26 octobre 2008
En mesurant – au doigt – les distances entre les villes sur la carte des vols dans le magazine NWA, j’ai vu que Singapour était plus proche de Riyad que de Harbin, et de la péninsule arabe que de la capitale chinoise.
29 octobre 2008
Qui sont les chinois de Singapour ? Pourquoi sont-ils là ? quelles relations maintiennent-ils avec la Chine continentale ? Nous avons parlé ce matin de la stratégie géopolitique américaine vis-à-vis de la Chine, déployer comme un éventail maritime, de Singapour au Japon. Der-Yang nous a dit aussi que les chinois n’étaient pas un peuple colonisateur, et qu’ils considéraient leur propre pays comme le centre du monde. Une question pour moi, cependant : pourquoi la diaspora ?
Je vois en tous cas la grande visibilité culturelle de cette diaspora. Dans une librairie de Kowloon, je feuillette plusieurs romans classés comme « Chinese Literature » : Pangs of love de David Won […], sur l’expérience d’un asiatique américain. Aloft par Chang-rae Lee : vie d’une famille asiatique dans une banlieue américaine ; Bone de Fae Myene Ng, racontant la vie dans le Chinatown de San Francisco, puis Mammon Inc. De Hwee Hwee Tan, singapourienne vivant en Angleterre, étudiante en creative writing à l’université d’East Anglia.
30 octobre 2008
Bateaux à l’horizon, sur plusieurs plans, dans la brume polluée du port, vus depuis un banc sur l’île de Lamma. Silhouettes gris-bleu flottant sur la lumière des vagues. Extensions de l’île sur l’océan. J’entrevois, en les observant, ce que peuvent signifier les eaux territoriales. Etendue marine proche de la terre, et dont les produits – poisson, coquillage – reviennent aux terriens qui la bordent, et qu’on ne peut traverser librement, sans signaler sa présence, car on occupe le champ de vision, car on est aperçu depuis le port. Bateaux comme tentacules de l’homme, jetées sur l’océan. Symbole du marin, la pieuvre – et l’encre, comme le drapeau noir du pirate, ou l’oubli, le grand oubli : sur l’océan, les vagues effacent les traces en quelques minutes, et l’on disparaît au loin, sans conséquences ; on demeure en surface.
2 novembre 2008
Au musée provincial de Nanning, je vois à la librairie du musée toute une série de livres consacrés aux pays d’Asie du Sud Est : Laos, « the fragrance of Dok Chapon », Philippines, « Dancing on the water lily », et Singapour, « The Merlion in the sunshine ». Je suppose, si je lis bien les kanjis correspondant à la traduction, que « Merlion » réfère à quelque espèce de poisson.
4 novembre 2008
Fatigués déjà par le bordel vietnamien – circulation totalement anarchique et bruyante, abus de confiance constant – j’anticipe avec envie la propreté, le calme et la législation dure de Singapour.
10 novembre 2008
Il est amusant de voir comme, en voyage, on est plus ou moins conscient de l’existence de règles et de lois. Singapour est connue pour sa législations stricte : amendes pour les chewing-gums jetés dans la rue, 300 $ pour traverser hors des passages cloutés, etc. Mais, je suppose, de nombreux panneaux rappellent, comme à Hong-Kong, l’existence de ces règles, avec des petits dessins, des chiffres, et des textes bilingues.
Au vietnam, par contre, on n’est guère conscient des régulations. Parce que c’est un pays pauvre, on s’attend à l’anarchie. Nous en avons fait l’expérience ce matin. Nous sommes arrivés à la gare de Hô Chi Minh City vers 9 heures. Après deux coups de fil à nos hôtes hospitalityclub, nous avons voulu sortir. Mais une femme vérifiait les tickets à la sortie. Je demande à Philip « Tu es as ? », il en sort deux, ce sont les Hanoï-Hué, « I must have left them in the train. » Nous donnons donc les Hanoï-Hué à la femme en robe bleue, qui nous dit vaguement quelque chose en vietnamien, mais nous continuons, comme si de rien n’était. Puis nous cherchons une consigne à bagages. Un bureau d’information semble prometteur, on s’approche ; une femme nous empoigne et nous fait entrer dans le bureau. Nous pensons que c’est pour nous aider avec les bagages – que non ! Ce sont les billets. Plusieurs femmes nous entourent, demandant les billets, nous montrons les Hanoï-Hué, nous expliquons, en anglais lent, avec des gestes – que nous les avons laissé dans le train, que nous ne savions pas, qu’on ne les montre pas à la sortie dans nos pays. Rien n’y fait, les femmes ne comprennent pas, croient que nous sommes arrivés directement d’Hanoï, veulent nous faire remplir un papier. Seule une d’entre elles parle un peu d’anglais, très approximatif ; des hommes en uniforme vert, puis bleu, viennent et repartent, on escorte Philip furieux jusqu’au train ; les femmes de ménage n’ont heureusement pas jeté les billets, que Philip brandit en sortant, puis il m’appelle, et nous sortons énervés, sans montrer même les fameux billets aux cinq femmes en bleu.
De notre part, est-ce une attitude grossière et colonialiste ? Oui, nous ne parlons pas leur langue, et ne respectons pas leurs régulations. Mais de leur part, alors que le pays dépend en partie de l’argent des touristes, est-ce qu’il ne serait pas de bonne politique d’avoir au moins un agent qui parle anglais couramment dans la gare principale, et d’avertir à l’achat les touristes éventuels qu’il faut montrer ses billets à la sortie, de le rappeler par des panneaux dans le train, bref, de faire un effort d’information pour éviter ce genre de situations. C’est aussi le défaut du rough guide, où nous n’avons lu nulle part qu’il fallait précieusement conserver son billet. De leur part aussi, n’y a-t-il pas ce défaut, de croire qu’il n’y a pas de règles ici ? Ou qu’on les connaît spontanément ?
25 novembre 2008
Je vois, dans une exposition sur le performance art à Bangkok, plusieurs artistes de Singapour qui, tout à coup, semblent proches.
26 novembre 2008
Sigapour n’a pas de langue propre. On y parle le « singlish », version sinisée de l’anglais, le britannique officiel, mais aussi le chinois, l’hindi, le malais, et toute une série d’autres idiomes. C’est le plus grand port du monde, marchandises et commerçants de toutes nationalités s’y rencontrent. Et l’échange marchand ne nécessite pas de grandes compétences linguistiques. C’est ce que m’enseignait mon oncle Marcel et Jean-Bernard Darmon, qui tous deux faisaient du commerce avec l’étranger, proche ou lointain. Pour réussir dans le business, il faut d’abord savoir faire du business, et le reste suit ; contrairement à ce que voudraient faire croire les lettrés, spécialistes de l’étranger, qui font à grand coût découvrir les fines distinctions culturelles. Mais ces distinctions culturelles, les différentes modalités éthiques correspondant aux différentes nations, races, religions, cités, cultures et langages, sont elles-mêmes une marchandise : directement, comme divertissement ; plus indirectement, car elles peuvent aider à prévoir les comportements, anticiper les désirs, connaître la structure de l’espace et du temps ; et constituent donc une étude préalable du marché, permettant de savoir, étant donné telle culture, tel pays, telle langue, quelle marchandise proposer à la vente, en quel endroit, quand, et comment bien l’emballer pour lui donner le maximum de valeur.
27 novembre 2008
Singapour est à l’autre bout du monde – aussi loin qu’on puisse aller par voie de terre depuis Paris ; pourtant j’apprends que, selon la légende, les sultans de Johor, héritiers des sultans de Malake, qui régnaient sur ces territoires entre le 15e et le 18e siècles, se disaient descendants d’Alexandre le Grand – partageant donc une histoire commune avec tout l’univers européen. Je me rends compte aussi, paradoxalement, que depuis le Vietnam (ou le Japon ?), je n’ai fait que me rapprocher de l’Europe, et que le vol vers l’Australie m’en rapprochera plus encore.
Corollaire : il n’y a pas vraiment d’ « autre » en Asie.
28 novembre 2008
Réflexions sur le commerce : il faut compter avec la marée des appétits, le retour cyclique de la faim, qui s’étend de la nourriture aux autres marchandises, ainsi que la corruption des produits, nourriture qui défraîchit, vêtements qui se démodent. Il faut donc, pour être bon commerçant, savoir gérer ces flux ; c’est le même genre de talent que celui de contrôleur des digues.
29 novembre 2008
On critique souvent, trop facilement, les métissages et la fusion, proclamant la supériorité de l’authentique. Ce peut être un mauvais calcul. La meilleure nourriture vietnamienne, c’est à Green Kitchen, restaurant de Chumphon en Thaïlande du sud, que nous l’avons goûtée. Le meilleur chinois reste, dans ma mémoire, celui de l’Esplanade à Strasbourg, et les meilleures gelati chocolat, celles de Cibo, sur Rundle Street, à Adélaïde.
30 novembre 2008
Essentiel au commerce, à l’échange de biens, les banques. Andrew, qui nous héberge à Penang, travaille pour une banque d’affaires chinoise, qui prête à court terme les fonds servant à régler l’achat de marchandises, entre leur arrivée dans les entrepôts du port et leur vente aux négociants locaux.
1 décembre 2008
Nous faisons l’expérience aujourd’hui du mystère des banques. Ma carte visa temporaire, qui me permettait de retirer de l’argent par avance de cash au Vietnam, à Hong-Kong, en Thaïlande, n’a pas été acceptée par HSBC Penang. Philip est indigné, je trouve plutôt normal qu’on ne puisse pas systématiquement obtenir une somme d’argent sur présentation d’un morceau de plastique n’importe où dans le monde. La ville de Penang est pleine de banques – beaucoup sont locales, et comme celle où travaille Andrew, servent d’infrastructure financière aux négociants et entrepreneurs locaux.
2 décembre 2008
Ce n’est pas le mélange en soi qui fait la richesse, mais une sorte d’équation proportionnelle entre la diversité des produits présents et l’ordre de leur catégorisation. Ajouter à cela, position favorable, et la chance.
4 décembre 2008
Dans l’exquis restaurant du Musée d’Art Islamique à Kuala Lumpur, Philip et moi théorisons ce que nous appelons le luxe arabe : murs décorés de gavures, espace, baklavas complexes, et qualité du produit. Plus précisément, ce qui me semble caractériser ce type de luxe, c’est une équation très nette entre le temps nécessaire à la fabrication de la marchandise et sa valeur. C’est une sorte de capitalisme transparent, le prix correspondant au nombre d’heures travaillées pour exécuter la chose. Philip, hier, s’est acheté dans la boutique Arabian Oud une bouteille de parfum Kashgar, à l’odeur de sel et de citron vert. La brochure présentait trois produits phares de la marque, trois concentrés de parfum contenant essentiellement de l’huile essentielle de bois d’Oud. Le texte expliquait, cette huile, dans sa forme la plus pure, peut coûter jusqu’à 20 000 dollars le kilo, car le bois parfumé met jusqu’à 300 ans pour pousser. Le prix dépend du temps, y compris le temps que met la terre à faire pousser la chose.
On est très loin du marketting occidental, où c’est le nom, Britney Spears, Calvin Klein ou Chanel, selon le niveau de fortune et d’éducation, qui détermine le prix de l’objet ; plus fondamentalement, où le prix dépend non pas du travail, de la facture, mais du désir que les acheteurs potentiels ont de la chose.
En art, c’est très clair, c’est le coup de génie de Pollock versant colériquement la peinture sur la toile, contre le lent travail du calligraphe qui couvre toute la surface d’une toile avec les versets entrelacés de telle ou telle sourate. Le prophète a le monopole du trait de génie ; les successeurs n’ont plus que le travail à disposition. Quant au désir de la marque, ou de la star qui, parce qu’elle pose avec la montre ou le jeans, en décuple la valeur, il tombe sous le coup de l’idolâtrie, n’est pas acceptable.
Ainsi le luxe et le goût du luxe est totalement compatible avec les exigences religieuses : il n’est pas question de promouvoir la pauvreté, tant qu’on s’acquitte du devoir de l’aumône. Mais le muxe est acceptable en tant qu’il est le résultat du travail humain, sans que s’y superpose aucun processus magique. A l’inverse, les sociétés chrétiennes et post-chrétiennes oscillent entre le rejet radical de toute richesse, et le culte idolâtre de l’image – qui fait jouir de l’objet selon son prix, selon la valeur qu’on y attache, indépendamment du processus qui l’a produit, puis l’a transporté jusqu’au lieu dans lequel on entre en rapport avec lui, comme marchandise.
5 décembre 2008
Certains produits ciblent un marché, ce n’est pas nouveau. Je vois au musée des Arts Islamiques à KL une série de textiles importés d’Inde ; les motifs correspondent aux styles d’Asie du Sud Est, et les fabriques de la côte des Malabars produisaient en fonction de cette demande étrangère.
On est loin de l’idéal français, qui cherche et promeut l’authenticité terroir du savoir-faire local, veut des châles indiens car ils portent en eux quelque mystique essence de l’ailleurs, ou des vins de telle ou telle région, qui sont perçus comme émanation magique de l’esprit collectif autochtone. Ces tissus ne signifiaient guère, pour ceux qui les fabriquaient, sinon l’espérance d’un gain ; car il s’agissait de plaire au client plus qu’à soi-même.
7 décembre 2008
Singapour, idéal colonial : pas d’autochtones. Malais, chinois, tamils, arabes, européens, tous y sont venus tardivement. Quant Raffles a fondé la ville, il n’y avait sur l’île qu’une centaine de villageois. Ville non seulement malayo-britannique, mais aussi, plus intéressant pour l’Asie contemporaine, « l’Impero du Cindia » comme le décrit Rampini, ville indo-chinoise, à mi-chemin de Shanghaï et de Mumbai.
8 décembre 2008
Violence : le nom de la ville signifie « côte du tigre ». La bière qu’on y fabrique a le même nom, « tiger ». Au cinéma, je vois une publicité pour Tiger. Deux hommes assis sur la plage voient passer une belle blonde, et font apparaître de la bière tiger en quantités de plus en plus importantes – caisses, camions, bar – jusqu’à ce que l’un des deux transforme en verre de bière son copain, puis le fasse réapparaître. La pub se clôt sur les mots : « tiger, enjoy winning. »
9 décembre 2008
En avance pour le bus, nous déjeunons à la cafétéria Aneka Selera – 4,50 ringgits en poche, nous devons comparer les prix. Une femme voilée s’approche, « What you want ? » On lui explique la situation, Philip demande « Do you have roti Canai ? » « No, you can have nasi lemak, two ringgit ». Et par hospitalité, pour nous récompenser d’avoir choisi son restaurant, par pure bonne humeur, elle nous donne une double ration de riz. Je réfléchis à la richesse, qui n’est pas seulement la possession, mais la disponibilité des fonds. Le système bancaire international a cette conséquence, qu’il donne partout plus de puissance aux riches des pays riches, qui peuvent accéder facilement à leurs fonds partout, rentrant en concurrence locale avec des consommateurs ou des acheteurs potentiels plus pauvres, et font monter les prix. Ce qui nuit aux retraités, foncitonnaires et petits salariés, mais pas aux commerçants, qui s’enrichissent de cet argent venu d’ailleurs. Conflit d’intérêt, donc.
Après la brève traversée du pont – exclusivement prévu pour les véhicules, on ne peut pas venir à Singapour à pied – nous passons les contrôles de douanes. De grands panneaux annoncent que les « peppermint spray » sont illégaux, de même que la drogue, les explosifs, et la pornographie. Je déclare les trois cigares dominicains qui me restent du lot de cadeaux, l’officier les regarde, ouvre une boîte, puis me sourit, « OK, sir. » A la sortie du bâtiment des douanes, je vois une affiche sur un panneau, « Moral scars take a lifetime to heal », une ligne téléphonique informant sur les meilleurs façons d’éduquer son enfant pour éviter qu’il ne devienne victime d’abus.
Nous traversons l’île depuis Woodlands : routes en parfait été, les premières depuis que nous avons quitté l’Allemagne. On voit de part et d’autre des morceaux de forêt, beaucoup de verdure, beaucoup moins de tours que dans les faubourgs nord de Hong-Kong. Les pelouses entretenues sur le bord de l’autoroute, la verdure, la propreté, m’évoquent, je ne sais pourquoi, les trajets que je faisais adolescent de Brumath à Strasbourg ou, plus tard, à la Robertsau, le long du Rhin, vers la Wantzenau.
Une affiche à l’arrêt du bus invite à la délation – « you see something suspicious, call 889 », entre deux paires d’yeux. Sur le bord de la route, un panneau dit « 10 riders died on this expressway last year. Don’t be added to the number. »
Auberge de jeunesse dans Little India – quartier colonial, shophouses en arcade à un étage. Les habituelles couleurs, odeurs et sons de l’Inde – épices, voix aigües, bleu ciel et rose. Les prix ne sont pas tellement supérieurs à ceux de la Malaisie – 7$90 pour un VIP thali », soit 4 euros. Nous nous rapprochons ainsi, petit à petit, de l’univers développé. Je remarque aussi que les visages ont un peau plus belle, mieux entretenue. Plus d’argent, plus de cosmétiques, et peut-être une meilleure qualité de l’air. Détail amusant, devant nous un jeune indien mince, le visage finement taillé, boit sans porter le gobelet métallique à ses lèvres, inclinant la tête en arrière, bouche ouverte, il incline le verre et laisse couler en lui le liquide.
Nous allons dans une agence OCBM pour obtenir une avance de cash. Un grand jeune chinois mince nous aborde « what can I do for you sir ? » Il se renseigne, et nous confirme que nous pouvons effectuer l’opération. Nous faisons la queue, 45 minutes, puis patientons, 45 minutes, le temps que divers coups de fil internationaux soient passés pour autoriser la transaction. Nous quittons la banque énervés, pestant contre les prétentions de Singapour au titre de métropole internationale. Heureusement, la caissière souriante et voilée du musée d’art contemporain nous réconforte en nous vendant un ticket valide trois jours pour 5 $ - tarif étudiant.
Le musée présente une belle collection d’art coréen – grands tableaux abstraits, formés de motifs répétés, minimalistes, évoquant certains peinture contemplative américaine, et la musiqe de Philip Glass. Les trois premiers artistes, cependant, Pak Seo Bo, Lee Lefan et Kim Tschong Yeul, partagent la même posture existentielle zen : l’âme est le résultat d’un évidemment de soi, la peinture, un résidu des choses quand l’artiste a dépouillé tout désir à leur égard. Plus surprenant, les sculptures évidées de Lee Yong Deok, personnages sculptés en creux dont les visages, à mesure qu’on se déplace vers la droite ou la gauche, semblent se tourner, résultat d’une illusion d’optique. Nous nous arrêtons aussi devant les œuvres de Lee Lee Nam, peintures traditionnelles chinoises animées d’un lent mouvement, correspondant au passage des saisons, sur écran LCD, variation sur l’esthétique traditionnelle du rouleau, l’urbanisation du paysage asiatique, et les tableaux éclairés de derrière qu’on voit parfois dans les restaurants chinois.
Nous marchons ensuite le long de la rivière, sur la promenade miraculeusement propre, dépassés par les nombreux joggers. Les tours du CBD se dressent de l’autre côté, sur un avant plan de restaurants éclairés, terrasses et maisons basses. Puis nous débouchons sur la baie, fermée par une multitude de grues. Des ballons retenant des filets en pace parsèment les eaux tandis que, dans la voûte hérissée de l’Esplanade, un petit orchestre joue de la musique jazz, et que trois jeunes femmes discutent en chinois de l’autre côté. Quand l’orchestre s’arrête, on entend, venant de sous le pont, la voix d’une chanteuse des rues qui, dans son micro, pousse une reprise d’Abba.
Sur le quai, nous voyons le panneau d’ « holistic hub », « sacred space », qui propose méditation, yoga, reiki, etc. Après l’interruption d’une série de rabatteurs proposant seafood et chicken, nous dînons dans un très bon indonésien, recommandé rough guide, puis suivons une famille dans l’animation nocturne du bord de fleuve – bars à la mode, restaurants italiens, tapas, mongol, japonais et fusion, jeunesse à la mode et même, en tailleur sur le rebord d’un pont, deux ados blasés qui, mis à part les tongs, ont tout de petits parisiens. L’architecture est pleine de petits détails cools : bancs en forme de bulles, ou de gouttes oranges, vaste parapluie déployé sur l’allée centrale d’un mini quartier style néo-danois pastel, émaillé de lampes rouges au sol et d’arbustes tropicaux. Puis nous voyons la photo d’un couple asiatique, coupe de champagne à la main, elle en robe violette, inclinée vers lui, souriant aux reliefs d’un bon repas. La légende commente « At Clarke Quay, romance burns brighter ». Bar à la mode, cinquante mètres plus loin, le « clinic » propose une décoration style hopital, skai gris, fauteuils roulants et lampes de salles d’opération, légèrement verdâtre. Il semble que la chose ait du succès, le bar est à moitié plein, les gens boivent bières ou cocktails assis sur les canapés sinistres. Peut-être est-ce une façon d’être politiquement correct avec les personnes handicapées ? J’ai du moins remarqué que la ville est aménagée pour les fauteuils roulants.
10 décembre 2008
A l’exposition Japanese Art Media du musée de Singapour, on me montre un nouveau jeu vidéo, OLE coordinate system, de Terkiji Jun. Un petit personnage marche sur des espaces à la Escher, et l’on contrôle la perspective avec le clavier directionnel. Principe du jeu, les obstacles qu’on ne voit pas n’existent pas, le monde correspond précisément à ce que l’on voit. Même principe que dans le Buddha brisé du musée de Bangkok, le monde est tel qu’on le perçoit, le jeu consiste à changer sa perception du monde, et non le monde lui-même.
Un garde vient me parler « are you an artist sir ? » Il fait lui-même des dessins pour manga, me montre son carnet de croquis. Je lui raconte ma théorie, la met en rapport avec le bouddhisme. Il répond – « I think it also comes from the matrix – have you seen it ? » Il semble surpris que je me présente après notre petit discussion, se recule pour me tendre la main « I’m Billy », puis me laisse écrire. Il revient un peu plus tard à la charge « Would you like me to introduce you to this other exposition, mister Julien ? » Et me montre une grande figurine, « l’archange », représentant une sorte de personnage au cou fait de trois grenouilles emboîtées, d’où sort un torse humain monté sur une poulie mécanique. Il me glisse à la sortie que les mangas sont en vente au magasin, puis il ajoute à voix basse - « or you can download them on O-manga.com, but it’s not legal. »
Est-ce que les nerds, les informaticiens, webmasters et concepteurs de jeux vidéos sont la principale source d’opposition dans cette république ? C’est ce que nous nous demandons avec Philip lors de notre déjeuner dans le food court du Funan, le centre commercial informatique de Singapour. Beaucoup des habitants se comportent comme des sorcières. Ce matin, Philip essayait de demander à l’auberge s’ils pouvaient garder nos sacs pendant la journée. La femme au guichet répond, « for six dollars, we keep your bag, and you can have a shower, have tea, use our facilities. » Philip essaie de négocier pour que nous payions un peu moins car nous ne voulons pas la douche. La femme refuse « it comes as a package », puis brandit l’égalité, « we sold already the service to other people, it wouldn’t be fair if it was cheaper for you. » Philip s’énerve un peu, fatigué par sa nuit : le climatiseur gouttait sur son lit. Le femme, toujous l’impassible sourire aux lèvres, refuse d’écouter. « You should have told us earlier sir. » Philip hausse le ton « When ? 3h30 in the morning ? » La femme n’entend pas sa remarque : « You should have told us earlier sir. » Puis un indien dans la rue nous renvoie vers le Waterloo hostel où, pour 10$, un autre indien stocke nos sacs au coin d’un couloir pour la journée. Philip est abasourdi par le manque de flexibilité. La négociation ne semble pas possible, il y a des règles strictes, il faut les suivre, c’est tout. Hier soir, à l’auberge, un indien demandait à propos du reçu prouvant qu’il avait payé pour le jour suivant « What happens if I lose the paper ? » « You just keep the receipt, sir », « but in case ? » et la femme de l’entrée, « no in case, sir, you just keep the receipt. »
Est-ce l’angoisse d’une économie tournée tout entière vers l’extérieur qui génère ces bizarres individus rigies, incapables d’envisage l’au cas où ? Est-ce l’absence d’agriculture et de ressources en eau, la dépendance alimentaire totale, qui crée cette mentalité d’épicier, cette profonde absence de générosité que l’on sent dominer ici ? C’est le capitalisme à l’état pur, où n’entre pas en compte ce supplément des sociétés paysannes, la nature qui travaille pour nous, la nature qui donne fruit, cultures, qui d’un grain planté fait cent grains, de sorte que, miraculeusement, la nourriture suffit pour tous. Ici, tout se gagne, tout s’acquiert, et la générosité ne paye pas. Donc on est hostile envers l’étranger, rigide en rapport à la loi, pour que le monde reste un endroit propre et sans danger.
Petites frustrations : les prix enflés sans prévenir. Dans le café du national museum, je déguse un expresso – très bon ceci dit – qui me coûte 7,10$, soit 3,60€. Car il est affiché 6$ à quoi s’ajoute 7% de taxes et 10% de service. Rien n’indique ces petites surcharges sur l’ardoise, bien sûr. La musique est bien choisie – version jazzie de « I love you baby », mais les fauteuils sont très inconfortables, quoiqu’ils donnent l’impression inverse. On retrouve ici les trucs des sociétés capitalistes pour attirer le client – mais surtout, pour arnaquer le passant. Car je vois mal qui pourrait devenir un fidèle de ce café, ce qui n’est pas le but. Il ne s’agit pas d’un service public, mais d’une entreprise qui vise le maximum de profit pour le minimum d’effort. La force du pouvoit a pour fonction de garantir l’ordre social, dispensant chaque citoyen d’agir à son niveau pour préserver l’harmonie. Tous les efforts des individus sont redirigés vers la propreté, la surveillance, et l’ergonomie.
A l’entrée du musée d’histoire, on me tend un boîtier électronique avec deux écouteurs. La jeune femme me dit « this will be your companion for the visit ». Puis m’explique le fonctionnement. Je rigole en voyant le nom de l’objet « oh, it’s actually called companion, that’s cute. » Elle ne rit pas, sourit, très légèrement perplexe, embarrassée que je ne parvienne pas à mettre mes écouteurs correctement du premier coup.
La première salle, circulaire, présente un film monté en cut rapide sur les activités de la ville, avec en bande son la symphonie « geopolitical utopia » de Vladimir Martyrov, sorte de morceau post-minimaliste où le chœur martèle « Singapore, Singapore », comme on répétait « Staline » dans les œuvres de circonstance écrites par Prokofiev ou Shostakovitch. Une voix raconte ensuite son histoire – eurasian, puis des voix se superposent « my family comes from, China, Portugal, married, grand father ». Confusion des histoires – le pays n’a pas d’histoire commune. Cette rhétorique du mélange et de la diversité correspond à ce que présente le musée national australien. Qu’est-ce qui différencie donc les deux îles ? Comme aussi l’Australie, l’histoire de Singapour est mal connue, et dépend de l’archéologie.
Le musée propose deux parcours, celui de la grande histoire, et celui de la petite histoire. Mais dans chacun, lhistoire est contée depuis de nombreux points de vue, britannique, malais, chinois, etc. – rendant plus difficile la critique des choix idéologiques sous-jacents.
Source de pouvoir – la société secrète. Qui n’a pas d’autre loi que les décisions du chef, modérées par la tradition d’une part, la santé, d’autre part, de la colère populaire, s’il n’assure pas le bien-être. Est-ce l’origine du pouvoir à Singapour aujourd’hui, l’autoritarisme des sociétés secrètes, mélange de règlement-rituel, imposant un contrôle des corps, et d’un pouvoir totalement délégué à l’exécutif, en échange d’un travail et d’un revenu régulier ? Dans cette perspective, Singapour serait le paradoxe international d’un Etat mafieux.
Je traverse une section sur les années de présence japonaise, 42-45. Tentative de nipponisation de Singapour, images, rituels, films de propagande, apprentissage de la langue. Je me dis alors : l’admiration de Singapour pour le Japon pourrait être inquiétante, idéologiquement – surtout si l’on considère que l’empereur, chaque année, rend hommage à des soldats criminels de guerre, ayant exécuté pour raison de guerre des dizaines de milliers de chinois.
La visite se termine par une série de panneaux présentant les diverses facettes du système de sécurité sur l’île : contrôle des foules, du traffic, protection aérienne, police, gardes, surveillance des chantiers, transferts de fonds, etc. Mais quel est l’ennemi ? De qui la nation se garde-t-elle ainsi ? Quel est le dangereux criminel qui justifie tant de dépense ? Quelle étrange syndrome anxieux génère une telle débauche de sécurité ?
Alors que nous mangeons de bizarres desserts glacés aux filaments verts arrosés d’une sauce au durian dans un food court en face du musée, nous observons le costume des femmes qui passent dans la rue. Elles sont universellement mal habillées : chaussures, sac, chemise ou pantalon, toutes ont un détail qui trahit le pire mauvais goût. Ce n’est pas même vulgaire, c’est villageois, sans l’excuse des mains calleuses et des joues rouges.
11 décembre 2008
Au zoo de Singapour, une classe de primaires en t-shirts oranges approche des tigres. « White Tiger, Stephanie, white tiger ! » crie la petite fille puis, les bras tendus par dessus la balustrade, elle fait le monstre à l’intention du tigre ; il marche, impassible, de l’autre côté du fossé, sans prêter attention à ses « grrr ». Puis nous approchons de l’animal suivant, que d’autres enfants saluent aux cris de « hippo, hippo ».
Une famille de filles en dégradés de rose nous dépasse – « why are we going this way ? This not the way. » La grande sœur approuve « I think we are missing on animals. » Mais la mère avance, imperturbable, entre lac et phacochères, suivie de sa petite troupe fuschia.
Séparée du serpent le plus venimeux du monde par une vitre, une grand-mère indienne en sari turquoise tapote, souriante, paume ouverte, sur la cloison qui la protèe, pour provoquer l’ennemi prisonnier.
Un petit garçon pointe les wallabies allongés du doigt – « Look, mum, it’s a rabbit. » Le père corrige, « it’s not a rabbit », et la mère complète cet enseignement, « it’s a deer, a type of deer, I don’t know what kind of deer. » Puis un kangourou se retrouve au milieu de l’allée. Des troupes d’enfants et d’adultes se précipitent pour le caresser. « It’s fluffy, I love the fluffy, » puis, à peine ont-ils ôté leur main de la fourrure, ils se les lavent frénétiquement dans un petit évier en forme de tronc. Un autre enfant commence à se laver les mains ; sa mère intervient, « you didn’t touch, so you don’t need to wash. »
Sous les filets de l’espace « protected rain forest , une chauve-souris développe une longue érection, puis s’administre une brève auto-fellation. Deux couples asiatiques prennent des photos, les filles gloussent et frémissent. Puis la chauve-souris retourne au soin de son pelage, le pénis reprend sa taille habituelle, et les deux couples continuent leur visite. Un pigeon couronné passe majestueusement, quelques feuilles sèches dans le bec, tandis qu’un lémurien méditatif nous contemple, une patte autour du cou.
Une vitrine de « snake world » montre un cobra noir dans un décor de branches, cailloux bruns, pots de fleurs en plastique, canettes et bottes en caoutchouc percées. Quatre souris blanches, mortes, agrémentent la scène. Cet animal vit dans l’île, il est potentiellement mortel, et crache son venin dans les yeux de ce qui l’approche. Est-ce pour cela qu’on le montre au milieu des détritus ? Par une sorte de revanche ?
Dans le couloir du métro, station Ang Wo Kio, une femme un peu grosse, l’air déprimée, pousse une chanson chinoise. Voix fausse, yeux clos. Près d’elle, un handicapé dort sur son fauteuil, des piles de mouchoirs sur les genoux. Juste à côté de l’escalator, un homme d’une quarantaine d’années se tient assis sur deux feuilles de papier journal, pieds nus, ses tongs près de lui.
Avant de retrouver Katsuya Kubo pour le dîner, nous prenons un verre chez « Fou de Fafa », un restaurant-bar mode au milieu du CBD, près du point de rendez-vous station Tarjong Puja. La gérante, peau brune et cheveux courts, vient nous voir « so what do you guys think of the place ? » Elle vient d’ouvrir, et nous raconte le « concept » - « when you’re different », « people here are not very creative », « that’s why they look at me with my clothes », etc. Puis elle demande « where are you from ? » et lorsque je réponds « France, » elle s’exclame « oh français, moi aussi, je suis française par coïncidence ; mon mari, il est français, moi, je suis citoyenne du monde. » et se lance dans une sorte de variation vague sur le mot « diversité ». Elle nous entraîne vers le centre de la pièce et pointe vers le plafond : « See what’s written, there, on the red ? ». Je lis « Life is short. Living, yet ? » Elle demande « you got it ? » Bizarre coïncidence, elle a de la famille à Melbourne, une nièce qui vit près d’Acland Street. Elle revient et nous apporte une assiette avec un dip au poulet coco, de petites galettes de riz croustillantes – « this is for you guys – chicken and peanut, you’re not allergic ? »
12 décembre 2008
Station Dhoby Ghaut, sur l’écran de télévision passe un film à propos du terrorisme, instruisant la population des mesures à suivre en cas d’alerte – identifier les colis suspects, prévenir les autorités. D’autres panneaux, sur les arrêts de bus, invitent à la même suspicion constante. Evidemment, quand j’y repense, on n’allait pas facilement garder nos sacs à dos dans les auberges. Mais pourquoi n’invoquaient-ils pas le dangereux spectre du terrorisme ?
Au bird park de Jurong, nous voyons un spectacle d’oiseaux dressés. Des perroquets jouent au basket, une perruche interprète happy birthday, puis compte de un à dix en différentes langues. Le spectacle a quelque chose de captivant, mais plus intéressant, le maître de cérémonie dit au public « everyone applaud amigo now », et relance « Now, louder, everyone ». Le public s’exécute, il se moque « you’re very easy to train. » Ce qu’on identifie comme intelligence, chez l’homme ou chez l’animal, c’est précisément cela, cette capacité à obéir, à accomplir une séquence d’actions, en fonction d’un ordre. Et de fait, l’homme est l’animal qu’il est le plus facile d’éduquer – ou de rééduquer.
Nous observons les toucans et les hornbills dans leur cage, projetant comme on fait dans les zoos toutes sortes de sentiments humains sur les animaux. « This one is depressed, this one is bouncy, this one is curious, this one is shy. » Beaucoup ne bougent guère « they’re boring », dit Philip, et c’est un peu vrai, mais je pense, peut-être est-ce parce qu’ils sont enfermés, projetant encore plus d’anthropomorphisme sur eux.
Pourtant, d’autres phénomènes se produisent, des tribus de Bornéo copient le comportement de ces oiseaux dans les rituels d’intimidation, les prennent pour totem, imitent sur leurs boucliers les motifs de leur bec, faisant ainsi l’inverse des gardiens, constructeurs et visiteurs de zoos, s’animalisant eux-mêmes, apprenant leur comportement par imitation des espèces animales.
Dans un enclos se trouvent des grues, dont une grande couronnée d’un toupet doré, sud africaine. Elle essaie d’attrapper quelque chose, au sol, une branche, un ver. Elle déploie ses ailes, on a coupé la moitié des plumes à la droite. Elle tourne en rond, ridicule, sans parvenir à trouver son équilibre ; mais elle vit à l’extérieur, en plein air, on ne craint pas qu’elle s’envole et qu’elle fuie.
Montrant les cacatoès noirs à queue rouge, Philp dit « it’s a privilege to see them ; they would be one of the most expensive birds here. » Cette partie du zoo, Parro Paradise, ressemble aux animaleries qui vendent perroquets et perruches. La ressemblance est assumée : des panneaux pédagogiques indiquent les espèces protégées, lesquelles s’adaptent bien sûr mal à la vie domestiques – les cacatoës ont des favoris, les perroquets mangent les meubles. On trouve de nombreux messages contre le traffic d’animaux sauvages, qui sont une forme de richesse naturelle. D’autres messages, sur la protection de l’environnement. Beaucoup de ces oiseaux viennent d’Australie – dont les cacatoës, qui sont certainement l’espèce animale la plus intelligente de l’île. Ile dont la richesse tient, pour une large part, à la diversité des espèces animales qui, naturellement, s’y reproduisent.
Les poubelles sont faites pour le tri différencié – aluminium, plastique, autres. Mais malgré le slogan, « recycle to contribute to a greener earth », et malgré la propagande active du parc, les comportements ne suivent pas ; la poubelle aluminium est pleine d’emballages plastique, et l’on voit des canettes dans le bac « others ». Une petite fille chinoise prenait des photos d’hibou au flash, malgré les avertissements à l’entrée dans la tente « world of darkness ». Ses parents souriaient à son enthousiasme, et personne autour n’a fait de commentaire.
Dans les shows, présentant des animaux dressés, les aigles, les vautours, les faucons (ou les perroquets, les otaries, les dauphins) ne sont pas présentés selon leur espèce. Ils ont un nom, des talents particuliers, des tours qu’ils sont seuls à maîtriser. Ce qui fait d’eux des individus, qui justifie leur baptême, et qu’on les reconnaisse ainsi par leur nom, c’est qu’ils accomplissent des actions propres, et non spécifiques. Ce qui leur confère, même s’il vient du dressage, un caractère, autre chose que le pur instinct.
Face au métro Outram Park, dans Chinatown, nous voyons le « Cherry Thai disco KTV », discothèque et karaoke qui, pour sa publicité, présente deux hommes en robe de soie chinoise, maquillés en geishas de mauvais goût, deux sortes de femmes vampires la bouche entrouverte, un micro-phallus jaune entre elles, et des groupes d’hommes et de femmes, ventre dénudé, en brassard de fourrure blanche et short en cuir. Le panneau dit : « Cherry Thai disco, where entertainement comes alive. »
Nous retrouvons ensuite le bar gay qu’hier soir nous a montré Katsuya, le backstage bar, annoncé par deux grands drapeaux arc-en-ciel au coin du balcon. Devant, sur la route, un panneau signale un appel à témoin pour un vol à l’arrachée commis le 8 décembre à 13 heures. Des gens s’arrêtent et regardent. A côté se trouve l’Oasis, « holistic men’s spa : a serious way to relax… rejuvenate… restore from a hectic world. » Un magasin signale une offre spéciale : « win a free ride in a police car, simply by shoplifting from this store. » L’humour sert aussi la sécurité collective et le poliçage des comportements.
13 décembre 2008
Visite au musée des civilisations asiatiques. Au pied de l’escalier se trouve un écran interactif. La figure souriante d’ « Amira » apparaît lorsqu’on le touche, puis elle débite, lentement, les salutations d’usage, ponctuées de sourires plaqués. Il faut, bien sûr, se présenter aussi, « plese register ». On insère le billet dans une fente, on choisit son surnom, puis on valide : opérations guidées par de lentes animations sur l’écran. Tout passe par l’image, et la technologie personnalisée remplace l’échange, ou le non-échange avec des êtres humains.
Cela semble un motif général à Singapour : infrastructure excellente, haut niveau technologique, mais déficience du service, et du rapport humain spontané. Les serveurs du restaurant, hier soir, ne trouvant pas de table pour nous, nous ignoraient ; les lassies n’arrivaient pas en même temps, sans explication proposée. Est-ce parce que la machine est programmée pour afficher constamment message d’erreur ou fenêtre pop up chaque fois qu’il faut lui fournir des informations, de sorte que la communication spontanée, l’anticipation des attentes de l’autre, est massivement sous-entraînée ? Ou serait-ce, comme suggérait Sarah, parce que Singapour dépend de travailleurs immigrés, mal éduqués, perdus, et parlant mal anglais ?
Le musée nous amène à reconsidérer les orientations : le moyen-orient n’est pas décrit ainsi, mais comme « West Asia », territoire du Dar-al-Islam.
Toutes les images de l’Asie se rencontrent à Singapour, dans ce musée. Masques d’opéra chinois, dieux villageois du sud de l’Inde, Bouddhas birmans et thaïs, portraits de Mao, calligraphie musulmane. J’ai tenté, pendant ce voyage, d’en comprendre les structures et les interactions, l’éthique, la philosophie, l’esthétique, les goûts, la religion, l’espérance. Ce musée ne raconte pas l’histoire d’un point de vue colonial ; il ne primitivise pas non plus les traditions d’Asie. C’est, d’une certaine façon, le but de ce voyage que de le visiter et d’en comprendre la forme. Il ne me reste pas assez de temps dans la ville pour l’examiner plus en détail. J’ai parcouru les salles chinoises, indiennes et musulmanes à grandes enjambées, saisissant une forêt de mains près d’un panneau sur Shiva, des citations de Confucius et des poèmes de Rumi. Tout cela se mêle et se confond un peu. J’ai vu des visages, assez ressemblants quant à la couleur et la physionomie, qui représentaient les différentes civilisations de ce continent, la langue unique des panneaux explicatifs et des vidéos, le chinois ; certains textes, décrivant les objets plus en détail, étaient en bilingue, anglais-chinois.
Réfléchissant à ce musée, tandis que je me dirige vers le Funan pour y déjeuner d’un matcha soja glacé et de tofu Melaka, je me rends compte de ce qui fait sa principale différence avec un musée français : l’absence de perspective historique ou, plus encore, le non historicisation des collections. L’axe est géographique et culturel. On ne s’efforce pas de découvrir les dynamiques internes et les forces de changement à l’œuvre qui font évoluer l’art calligraphique ou la statuaire de shiva. Les époques sont juxtaposées, ce sont les origines qui justifient la classification de telle pièce dans telle ou telle galerie. Aucun individu, mis à part les totémiques Mao et Confucius, n’est mis en avant ; les objets d’art, la particularité de telle ou telle statue, de tel ou tel drap brodé, n’est jamais attribuée au génie propre d’un individu, mais à la tradition de tel ou tel groupe ethnique ; c’est ainsi qu’on ditingue le batik, en tant qu’espèce de tissu, de la broderie chinoise à papillons ; il n’est pas question de comparer les batiks, et d’en saisir les variations, selon le génie propre ou les variations qu’un individu particulier déciderait d’effectuer par rapport au modèle habituel. Et les artefacts individuels, que regroupe le musée, sont supposés représenter l’ensemble d’une culture. Sont-ils typiques ? On le présuppose ; et le musée, malgré sa fonction pédagogique, ne nous donne aucunement les outils qui nous permettraient de l’établir. Il n’encourage, en aucune façon, l’esprit critique, ni l’admiration de l’individu talentueux, mais une sorte d’ébahissement devant le chatoiement des espèces culturelles, comme on s’enthousiasme devant la multiplicité des perroquets, des faucons et des grues.
On pourrait dire que c’est un signe du caractère « asiatique » de ce musée ; peut-être, mais le musée des arts primitifs à Paris repose exactement sur les mêmes structures implicites. Il ne s’agit pas de comprendre l’histoire des luttes d’influence après lesquelles un groupe d’artisans de la rive orientale impose le modèle du masque à double rayure rouge, parce qu’ils avaient de meilleurs pigments ou pour d’autres raisons. Le caractère conflictuel des transformations esthétiques, sur lequel repose la muséographie des beaux-arts en occident, n’est jamais envisagée par ces musées des civilisations. Qui nous font évoluer dans un monde harmonieux, dans un cosmos du beau, des modèles hérités, dans lequel il est facile d’identifier les individus, de les interpréter, de connaître leurs modalités d’action, et de les contrôler.
En riant, nous avions décidé que toute l’île n’était qu’une extension de l’aéroport de Changi, son point focal, ce qui lui donne sens. Nous sommes à présent dans le « budget terminal », d’où partent les vols low cost de Tigerairways. Hangar plein d’échos, jouxté d’un « [harris] café », servant un mélange de cuisines du monde à dominante italienne. Et l’atmosphère ne change guère de celle de la ville, même confusion linguistique, mêmes comportements hétéroclites et suspicieux, même consumérisme inquiet, même attitude globale, celle de l’attente tendue d’une échéance proche et déjà connue.
Nous quittons l’île par les airs. Depuis le hublot, nous apercevons la côte, les plages, et les tentacules portuaires lancées vers l’océan, digues et jetées protégeant les bateaux. D’autres petites îles parsèment la mer. Je ne sais pas quel Etat les contrôle, quelle est leur capitale, Singapour, KL ou Djakarta.
Le vol no frills de Tigerairways ne propose ni film, ni musique, ni jeux vidéos dans le siège. Il n’y a pas de repas servi, ni de boissons gratuites, bref, aucun des divertissements habituels qui ponctuent les longs trajets en avion. Nous avons changé nos dollars de Singapour en dollars australiens et, pour être sûr d’avoir assez pour le taxi, parce que l’équipage rend la monnaie en dollars de Singapour, nous n’achetons ni café, ni thé, ni jus de fruit. Le vol, portant bref – 4h45 – en devient effroyablement pénible d’ennui. Le luxe est-il nécessaire pour supporter l’angoisse du vol ? Ou serait-ce plus banalement que l’habitude du confort et du tout compris rend pénible ce dépouillement ?
C’est à cela que vise le consumérisme de Singapour, je crois : à lutter contre l’effrayant ennui du lieu. Car le régime, ou les nécessités de l’économie, la technologisation de l’environnement, la forme kitsch du multiculturalisme en place, y dissolvent les visées collectives, et même les questionnements identitaires. Il n’est pas agréable de s’y arrêter pour, simplement, regarder les gens. L’île propose, pour faire passer le temps, parcs et musées : on en a pour son argent, la visite est bonne, mais hors de ces lieux commerciaux, tout n’est que stérile ergonomie – triste nécessité pour une cité qui, délibérément, veut être sans histoire.