Malaysia
29 mars 2008
Enfin, nous arrivons dans le monde islamique, en Malaisie. Nous l’aurons même traversé, juste avant, quand nous aurons traversé la pointe sud de la Thaïlande, où s’affrontent bouddhistes et musulmans, moines en jaune et femmes voilées. Puis la Malaisie. Nous avons choisi d’éviter le Kazakhstan, laissant donc au sud, entièrement, l’Islam. Il y avait une route alternative à celle que nous suivrons, par le sud : Suisse, Autriche, Hongrie, Serbie, Bulgarie, Turquie, Irak, Iran, Pakistan, Inde, Bangladesh, Birmanie, puis la Thaïlande. Mais elle n’est pas praticable, hélas, cette route. Il y a d’abord la frontière irakienne, où nous ne passerions pas, puis de l’autre côté, de l’Irak à l’Iran. Puis le train s’arrête à Calcutta, dans le delta du Gange, et pour aller à rangoon, il faut prendre un bateau, ou un bus – mais la Birmanie n’est pas ouverte à la circulation.
Zones de conflit : malgré la mondialisation, malgré le développement, tout n’est pas accessible, il y a des zones infranchissables. Et peut-être est-ce que nous devrons prendre un avion, de Bangkok à Kuala-Lumpur, si les rébellions s’intensifient.
11 mai 2008
La religion, c’est – aussi – l’identification d’un centre commun : Rome, Jérusalem, La Mecque, ou l’Himalaya du Bouddha, l’Olympe, etc. Les structures temporelles et spatiales des croyants sont alignées. Mais lorsque deux pays n’ont pas la même religion, bien que frontaliers, l’espace qu’ils partagent est très différent. Les musulmans de Malaisie se tournent vers La Mecque, l’Arabie, de l’autre côté de l’Océan, par delà l’Inde ; ils sont le poste avancé du monde arabo-musulman. Tandis qu’au nord, la Thaïlande bouddhiste est tournée vers la source himalayenne, et qu’au sud, les chinois de Singapour – peut-être – ont les yeux tournés vers les montagnes sacrées du taoïsme, à côté de Qufu.
4 juin 2008
Nous allons longer, par le nord, le monde musulman : la France le borde (Méditerranée), puis la Russie (Tchétchénie, Afghanistan), la Chine (Turkestan chinois, musulmans Hans). En Malaisie, nous le retrouvons, mais sous sa forme indienne, adoucie, plus tolérante, semble-t-il. A voir.
16 août 2008
On a sorti, je viens de le lire dans le Monde Diplomatique, un livre de littérature comparée sur les auteurs des Caraïbes et de l’archipel malais : Les lèvres du monde, par Georges Voisset. Je reviens des Caraïbes, et me suis dit là-bas – lisant Juan Bosch – que ces deux zones avaient peut-être en commun. Par leur métissage aussi (sino-indien, hispano-européo-africain).
Autre remarque : il parle de l’archipel malais, pour désigner une zone qui, sans doute, comprend aussi l’Indonésie. Deux appellations, donc, « malais / Malaisie », ethnico-culturelle, aborigène-endogène ; « indonésie », géographique-géopolotique. Y réfléchir.
2 septembre 2008
Pour passer de Thaïlande en Malaisie, nous devrons interrompre le voyage en train. La ligne passe par Hat Yai, au sud, mais des guérillas locales rendent la ville assez dangereuse. On passera donc à l’ouest, par une île frontalière. Etrange que ces guérillas – dont le but est l’affirmation de l’identité musulmane, et, je crois, le rattachement à la Malaisie – nous empêchent de franchir la frontière qu’ils veulent déplacer.
13 septembre 2008
Itinéraire malais, Michael Adamas, peintre exposé dans le centre d’art Paul Delouvrier d’Evry, naît en Malaisie de parents anglais. Puis il fait des études au « Royal College of art », à Londres, un moment s’installe en Afrique Orientale, et finit par s’établir aux Seychelles – il est à ce titre exposé dans le musée d’Evry, avec d’autres artistes de l’archipel, dont un peintre comique ayant passé vingt cinq ans en Australie.
17 septembre 2008
Au 17/09/08, 5 ringgits – la monnaie malaise – s’échangent contre un euro.
24 septembre 2008
Après deux mois sans alphabet latin, nous le retrouverons en Malaisie. Je crois que l’anglais y a un statut relativement officiel – commonwealth oblige (est-ce un membre). On y retrouvera donc, aussi, une langue que je peux parler.
26 septembre 2008
Dans l’art musulman strict, on ne représente pas la figure humaine. Quelle différence avec l’orthodoxie ! Je me demande quelles en seront les manifestations en Malaisie, si l’on y trouvera des mosquées décorées d’écriture, comme au Moyen-Orient.
1 octobre 2008
A peu de choses près, Kuala Lumpur n’est pas une ville plus ancienne que les cités australiennes ; elle est même légèrement plus récente, et l’on y trouve, quoiqu’en d’autres proportions, les mêmes éléments de population.
[Non, car il n’y a ni grecs, ni slaves, ni italiens en Malaisie, alors qu’ils sont très nombreux en Australie. Ce sont donc les wogs qui font la différence.]
8 octobre 2008
Incompatibilité de la culture chinoise et des musulmans (peut-être ?) : paganisme extrême de la civilisation chinoise, qu’on voit aux peintures de la nature. Une lune radieuse, montagnes, oiseaux, rivières. La chance ne dépend pas de Dieu (Inch’allah), mais d’un bon positionnement Feng Shui. Tout est beau, joyeux, tout fait sens ; mais on sent la possibilité d’une soudaine, absolue cruauté. Voir comment ces deux systèmes se sont, ou non, rencontrés en Malaisie.
9 octobre 2008
Dans un restaurant familial, cantine de Beijing est où Ming nous emmène déjeuner, toiles noires au mur portant des inscriptions arabes en fil d’or, autour d’une image de la Mecque, avec au centre une Ka’aba dorée. Retrouverons-nous ce genre d’images en Malaisie ?
10 octobre 2008
Ce matin, discussion sur le bouddhisme avec Philip. Tous les deux, d’accord sur notre rejet. Très impatients d’atteindre la Malaisie, d’être, au moins, dans un monde monothéiste, où l’on peut parler de théologie, où l’on est en rapport avec un système de justice venu de Dieu.
Principale chose du bouddhisme qui me déplaît, cette appartenance au monde, et l’absence de scandale. Tout a sa raison, pas d’injustice – pas de crucifixion.
Qu’en est-il des musulmans ? Si je me souviens bien, le Coran reconnaît la divinité du Christ, mais pas sa mort. Dieu l’a remplacé par un autre qui lui ressemblait.
16 octobre 2008
Même s’ils sont musulmans, les malais ne sont pas des arabes. Mais leur Etat donne sur l’océan indien et, parce qu’ils sont musulmans, leurs fronts sont tournés vers La Mecque, au moins pour la prière. Ce sont des marins, mais leur univers, peut-être, est occidental ; c’est l’océan indien, c’est la route des épices, qu’ils transportent des Moluques vers l’Arabie. C’est aussi, par-delà, le canal de Suez et l’Angleterre. Plus que les Philippines, Shanghai, Séoul, Tokyo, la Californie.
20 octobre 2008
A Hong-Kong, première apparition de la Malaisie depuis notre départ, sous la forme de plusieurs restaurants malais-thaïs, dans une sorte de cul-de-sac, sur Wing-Wok lane.
22 octobre 2008
Au zoo d’Hong-Kong, vu mon premier Orang-Outan – gros singe aux longs bras, poils roux, terrifiant d’humanité. Le nom signifie, je crois, en malais, « l’homme de la forêt ». L’animal attrappait des oranges avec ses pieds puis, se servant d’une sorte de balançoire en tissu, les déposait sur une table, à gauche, où d’autres étaient déjà. Puis il attrappait des branches feuillues et les mâchouillait. Ventre et poitrine dénudés, seins noirs tombants, bedaine. Une sorte de vieillard décadent, que le gouvernement de Hong-Kong offrait aux regards dans le zoo gratuit contre une offre illimitée d’oranges et de feuilles.
Comme le christianisme, il me semble que l’Islam établit une claire ligne de démarcation séparant l’homme de l’animal. Comment s’opère cette dimension de la religion, je me demande, en Malaisie, quand on trouve des singes humanoïdes, en assez grand nombre, dans la jungle.
Et que devient la religion du désert, lorsqu’on la déplace à l’est, et qu’il faut l’exercer dans un pays de jungle et de mousson.
28 octobre 2008
Les Malais sont-ils, en Asie, le grand peuple de marins ? Ou sont-ce les arabes qui, lorsqu’ils ont apporté l’Islam en Malaisie, ont développé l’art de naviguer ?
31 octobre 2008
Dans le parc de Hong-Kong, une immense volière enclot des oiseaux tropicaux venus d’Asie du Sud-Est. Une région qui, selon le panneau, s’appelle Malesia, et regroupe les îles de l’Indonésie, la Papouasie-Nouvelle-Guinée, et la péninsule malaise. Accrochées à des branches, dans la volière, des mangues et des papayes ouvertes, où se nourrissent les oiseaux colorés.
Penser donc la Malaisie comme écosystème : forêts tropicales, oiseaux de paradis, Orangs Outans. Pays où l’on se rend pour la nature, exotique et sauvage ; comme on se rend en Australie.
2 novembre 2008
Voyages interasiatiques : notre hôte à Nanning, Rachel, me raconte hier au téléphone qu’elle est allé passer une semaine en Malaisie. La personne qui devait l’héberger là-bas s’est volatilisée le soir de son arrivée, et la voici qui s’est mise à devoir chercher un hôtel au milieu de la nuit. Sur un tabouret, près de l’ordinateur, j’ai vu trois porte-clefs – des cadeaux sans doute encore emballés – portant le mot « Malaisie » par desus la silhouette de Kuala Lumpur. Rachel voudrait se rendre en Europe, mais les visas sont difficiles pour les Chinois. Par contre, elle peut facilement voyager en Asie. D’autant que Nanning – la province du Guangxi – collabore avec l’ASEAN : un panneau sur la gare, un autre sur l’édifice du gouvernement provincial, invitent à l’émancipation des esprits vers la coopération commerciale, pour le développement du Guangxi.
Plus tard, au musée des minorités ethniques de la province du Guangxi, je vois dans un pavillon du « jardin des nationalités » la réplique du chariot royal de Bruei, cadeau du sultan, célébrant l’amitié des deux pays. Photos de mosquées dorées sur les murs, poignées de mains historiques, et résumé des liens entre les pays, depuis 977 – notamment, soutien du gouvernement chinois, lorsqu’en 1984, le sultanat demande son indépendance. Grand empire communiste et petit sultanat autonome, intéressante combinaison de pouvoirs.
4 novembre 2008
Nous sortirons du monde bouddhiste en Malaisie. Y aura-t-il plus d’ordre là-bas, parce que c’est une société musulmane ?
12 novembre 2008
Dans les pagodes de Saïgon, désir iconoclaste : une série de gens font le tour des temples, on les vois dans l’un, puis l’autre ; ils brandissent leurs garbes d’encens, s’inclinent devant les statues, l’une après l’autre, semant leurs bâtonnets dans les pots qu’ils rencontrent, et vérifient tout en marchant mécaniquement dans l’enceinte sacrée, s’ils n’ont pas reçu de nouveau message sur leur portable. Est-ce que ce n’est pas précisément le type d’idolâtrie que rejettait l’Ancien Testament ?
13 novembre 2008
La secte Cao Dai est peut-être le strict opposé de l’Islam contemporain. Celui-ci veut la pureté d’un message unique, celle-là, bien au contraire, accueille toutes les religions en elle. Celui-ci, strict, austère, est iconoclaste, et n’admet pas les images taillées ; celle-là représente la divinité comme un œil, et la sert par une débauche d’images et de couleurs.
Il ne faut pas oublier que le texte sacré, Bible ou Coran, nous est donné par Dieu comme protection contre le délire idolâtre. Il détermine l’espace, le temps, le possible et le nécessaire, et cette série de faits, de règles et d’histoires données sont un incroyable bienfait. Car elles donnent un point d’ancrage qui permet de résister à la dérive molle, celle du rêve surréaliste et sa profusion d’images successives, morceaux de corps et d’animaux qui se font et se défont en une genèse constante et monstrueuse. Et le résultat de l’angoisse entraînée par cette soumission totale à l’arbitraire du jeu d’image : l’angoisse, la peur, et la soumission qu’elle entraîne au premier chef charismatique venu.
14 novembre 2008
Dans le bus pour Phnom Penh, un groupe de malais portant des polos « Cambodia tour 2008 ». Ils ressembent à des asiatiques américains, grands et gras, massifs, distants de l’environnement social qu’ils occupent.
16 novembre 2008
Politiques des races : Qiu Yi nous expliquait hier soir les avantages et les inconvénients qu’elle pouvait tirer du fait d’être asiatique, au Cambodge, au Vietnam, ailleurs. Dans les endroits pour expats, on la sert en dernier ; mais quant il s’agit de négocier avec les gens, sur les marchés, dans les magazins, le fait qu’elle soit asiatique ethniquement, la rend compréhensible. On l’écoute parler mal khmer ou vietnamien, tandis qu’un occidental parlant de la même façon n’est pas compris, son visage l’éloigne plus que sa voix.
20 novembre 2008
Composition religieuse / ethnique de la Malaisie : chinois bouddho-tao-confucianistes, indiens hindo-bouddhistes, anglo-américains chrétiens, malais musulmans. Sans compter les autres minorités et les cas de conversion personnelle. Au bout de la péninsule asiatique, s’y rencontrent les civilisations de l’Océan Indien – arabes, indiens, commerçants et navigateurs – et celles de la mer de Chine, Japonais, Chinois, Vietnamiens, Philippins, Coréens, etc. Les grandes villes, comme Singapour, ont deux quartiers de commerçants étrangers, chinois, indiens. Je n’y suis pas encore, mais depuis les ruines khmères d’Angkor, je m’interroge sur les distinctions de ces deux peuples, de ces deux aires culturelles. On franchit une frontière entre le Vietnam et le Cambodge, esthétique, éthique, politique. Idéogrammes / alphabet, écrit / oral, erreur / faute, costume / danse. Beaucoup de ces oppositions sont artificielles. Deux m’interrogent cependant, au vu des inscriptions sanscrites sur les parois des temples antiques de Rohinos. Qu’est-ce qui distingue un alphabet d’un système idéogrammatique ? Un alphabet reproduit les sons du langage oral. On peut, théoriquement, restranscrire par analogie des mots qu’on ne connaît pas, sans vérifier auprès des aînés que la transcription correspond à la règle. Avec les idéogrammes, il faut imiter les données du passé. L’enseignement du système de transcription sera plus long.
La structure des langues est aussi différente : nombreux homoonymes en Chinois, paronymes plus nombreux encore, encourageant les jeux de mots à l’oral ; caractères apparentés, de même, encourageant les jeux de mots à l’écrit. D’où ce qu’on appelle, peut-être, « art de l’allusion ». La langue sanscrite déclinée, non tonale, n’offre pas toutes ces possibilités allusives. Mais peut-être autorise-t-elle une plus grande verve. Un livre que le lisais hier traçait une distinction nette entre le Cambodge et la culture khmère, civilisation de l’oral où dominait le beau parleur inventif, et le Vietnam, pays de tradition confucianiste où régnait le lettré, l’homme qui connaît par cœur la tradition du passé, les textes classiques.
Différence encore avec le monde musulman. Car en Chine, il s’agit de préserver une langue hyper-codifiée par le système des idéogrammes. Il n’y a cependant pas vraiment de parole ou de texte sacré, qu’il faille utiliser comme étalon du temps présent. Les textes classiques eux-mêmes sont parfois des commentaires, et l’art du mandarin, c’est, après des années d’étude imitative, de reproduire l’acte de création, de produire à son tour des commentaires par leur forme semblables à ceux de l’origine. Il s’agit donc d’adapter la parole au temps, sans toucher à la langue : « sur des pensers nouveaux, faisons des vers antiques » ; tandis que le respect coranique exige un retour à la parole source, définitive. Mais tous deux vont travailler la poésie. L’Inde, plutôt le théâtre et la danse, et la tradition anglo-chrétienne, le roman.
Cela ne tient pas aux faits ; ces généralisations sont fausses ; et pourtant, je voudrais saisir ce qui distingue l’alphabet de l’idéogramme, et les quatre religions qui se rencontrent en Malaisie.
26 novembre 2008
Une région sous influence, quoique contrôlant un passage essentiel pour le commerce, la péninsule malaise est depuis plus d’un millénaire soumise à la domination de la Thaïlande, puis de l’Angleterre. Mais qu’est-ce que cela signifie, pour l‘individu qui réside en Malaisie ? Cela rédiut-il sa liberté ? Dans quelle mesure ? Est-il essentiel de ne pas payer de tributs à quelque royaume lointain, qui se mêle peu de nos affaires, et qui gère à ce prix notre défense ?
27 novembre 2008
Signe de présence musulmane, le plateau repas qu’on nous sert dans le train vers Prachuap Kiri Khan, riz blanc et poulet au gingembre, porte une estampille « hallal » garantie par « the central Islamic committee of Thailand. »
28 novembre 2008
Echangés plusieurs emails avec Ben, chinois malais qui doit nous héberger à Bukit Mertajam, non loin de Georgetown, Penang. Flirt gay, plutôt agréable, mais surtout, l’impression de parler à nouveau avec quelqu’un dont les perspectives sont comparables aux miennes : voyages envisageables, humour, travail, et le fait qu’il trouve normal d’appeler la gare avant notre arrivée pour s’assurer que le train n’a pas de retard. Nous retournons avec bonheur dans les pays développés.
De la Thaïlande, que nous quittons demain, j’ai découverte quel est l’aspect qui m’ennuie le plus : une tolérance de la paresse oisive sous prétexte de spiritualité. L’inverse de l’éthique protestante, et ce que viennent y chercher, peut-être, les troupes chevelues à pantalons bouffants qui voient dans ce pays leur patrie spirituelle. Des moines en robes orange sillonent les villes, une écuelle à la main, pieds nus, légèrement sales. Il faut les nourrir, ils sont sacrés ; leur donner de la nourriture, c’est acquérir du mérite, c’est améliorer son karma. Cette classe oisive survit grâce à la superstition des habitants ; beaucoup d’entre eux sont idiots ; ils n’ont pas pour fonction d’organiser la société, d’étudier, ou de soutenir les plus faibles. En renonçant aux richesses, aux chaussures, aux cheveux, ces hommes – car les femmes ne peuvents pas se raser la tête et prendre la robe orange – gagnent respect, logement et nourriture. Dans une certaine mesure, je peux admettre que cela corresponde à quelque mystérieux équilibre au niveau local. Mais cette oisiveté du moine mendiant, je crois que les hippies d’Asie du Sud-Est veulent en profiter, en l’important dans leur pays d’origine. Qu’ils revendiquent parce qu’ils ont des dreadlocks et des chiens, quelque position spirituelle au sein de la société ; qu’ils méritent, sans contrepartie, de bénéficier des systèmes d’assurance collectifs des pays riches, et qu’on devrait même leur assurer des revenus fixes – au moins la nourriture, les transports et le logement, plus deux allers-retours pour la Thaïlande en hiver. Car ils sont en contact avec un univers spirituel supérieur, qu’ils font à la société ce don sans prix de la contemplation pure et, pour parler comme L’Oréal, parce qu’ils le valent bien.
J’espère trouver tout autre chose en Malaisie, mais c’est peut-être parce que j’en connais surtout les chinois. Qui sait si je n’y croiserai pas d’imams ou de frères musulmans tout aussi revendicatifs, et moins pacifiques.
29 novembre 2008
Le sol fertile et riche est source de richesses. Non seulement tout pousse en Malaisie – bananes, fruits, légumes, riz – mais le sous-sol offre même des métaux précieux, le fond marin du pétrole et du gaz. Le pays pourrait s’auto-suffire ; le commerce l’enrichit encore. Singapour, à sa porte, est riche uniquement des profits que dégage l’échange.
30 novembre 2008
On nous réveille à 7h30, avant la frontière, pour que nous remplissions les habituelles cartes de départ et d’arrivée, Selamat Pre Malaysia. Grisaille dehors, forêts inondées. On nous sert un petit déjeuner, que nous croyions gratuit. La femme nous dit « niney, ninety ». Nous n’avons que 160 bahts et 20 dollars. Elle disparaît, puis revient, prend mes 160, et dit « OK, OK ». Dans une boîte en polystyrène, demi tranche d’ananas, deux toasts un peu mous, beurre, confiture d’ananas et, pour faire les tartines, une cuiller en plastique profonde, comme on en utilise pour manger la soupe en Chine.
Nous approchons d’Hat Yai, routes en terre et couvertes de déchets dans les faubourgs, maisons sur pilotis de cairons apparents, couvertes en tôle, suspendues au-dessus de mares sombres ; extensions parfois, tristes vérandas en tôle rouillée. Souvenirs du Vietnam, pauvreté sous la pluie. Ces régions musulmanes en majorité, luttent à la bombe pour leur indépendance ; nous avions peur de les traverser. Mais ce n’est finalement qu’une grosse bourgade pauvre et laide. Je me demande alors, de l’autre côté de la frontière, en Malaisie, trouverons nous la richesse, l’organisation, l’univers développé qui me manque ?
Trois malais discutent à côté de nous : je reconnais des mots, « Thaïland », « Canada », « Mumbai ». Le système phonétique ressemble à ceux que je maîtrise et ce n’est pas une langue tonale. Selon l’émotion, la voix monte ou descend. J’ai l’impression de pouvoir interpréter aussi leurs gestes et leurs visages, plus ouverts et plus intelligents que ceux des thais. Tout à l’heure, deux autres malais se moquaient des vendeurs et u racolage subi pendant leur séjour « Hello my friend ! Whatever you want my friend ! I have for your my friend ! »et riaient, satiriques, distants, supérieurs, après chaque phrase.
A la douane, la femme derrière le comptoir porte un voile sombre bordé de fleurs métalliques. Le contrôleur nous demande ensuite « Hello sir, anything to declare sir ? », puis détache la fiche de déclaration, et nous tend la carte de sortie.
Paysage malais, jungle agricole, richesse : voitures propres sous les pilotis des maisons ; beaucoup sont fraîchement repeintes. Nous voyons, dominant un village, le minaret blanc d’une mosquée. Les dômes blancs du bâtiment lui même brillent sous la lumière qui perce à travers les nuages. Ce n’est pas tout à fait l’Europe ou l’Australie, mais les bâtiments, les routes et les rues sont plus propres qu’en Thaïlande ou qu’en Chine. Est-ce un effet de la richesse ? Ou l’extension des ablutions rituelles à l’environnement urbain ?
Au bord de la route, petit village. Des femmes malaises passent en robe et voile assorti, fuschia, pistache, ivoire ou turquoise. Une grande cheminée d’aération, juste à côté, porte au sommet de fausses branches : peinte couleur bois, c’est comme un arbre artificiel qui se dresse.
Sur un paravent, dans la gare de Butterworth, une série d’afiches rappellent l’obligation pour les employeurs d’informer les ouvriers des risques sanitaires potentiellement encourus par leur activité, de faire inspecter leur usine ou leur entreprise par un responsable du département de la santé, et de procéder à des dépistages, ainsi que former à la sécurité, de façon régulière, leurs employés.
Nos hôtes nous font faire un tour de Georgetown en voiture. La ville est fabuleusement propre et multiculturelle. Temple thaï, temple birman, mosquée, temple chinois, plusieurs églises. Andrew commente les bâtiments : c’est une école de filles, c’est une école de garçons, c’est une hôtel chic, une star malaise possède un appartement dans l’immeuble. On va boire ensuite un « white coffee », spécialité locale aux grains non torréfiée ; une jeune fille, amie de nos hôtes, vient à notre table et nous parle de l’organisation « the art of living », pour laquelle elle travaille comme volontaire, sorte de secte indo-yogique, au-delà des différences de races et de religions. Elle revient d’un séminaire à Bali ; le prochain doit se tenir à Sydney. Ben, après qu’elle nous a salué, rapporte à la table un livre de Ravi shankar, dont elle veut que nous notions le titre. On rentre ensuite, en voiture, dans l’immense maison sur deux étages qu’ont acheté pour leur retraite les parents de Ben. Les pavés brillent de propreté, les sanitaires foncitonnent et sont propres, il y a de quoi faire à manger dans la cuisine, et même si nous dormons sur des matelas pliables en mousse posés par terre, j’ai vraiment l’impression que nous sommes de retour dans le monde riche et civilisé dont j’ai l’habitude, et que je ne souhaite pas quitter.
1 décembre 2008
Après avoir acheté nos billets de bus Konsortium pour KL demain – 10h30, 31 ringgit, 4h30 – nous prenons le ferry pour Georgetown. La ville détache ses immeubles couleur crème sur fond de montagne arborée. Couleurs douces, du ciel, des bâtiments, des collines et de l’eau. Sans doute un effet de l’humidité, l’atmosphère a la même qualité, la même transparence qu’en Irlande. Je regtrouve sur le ferry le même brassage de cultures et de visages qu’hier : trois Tamils, femmes très maquillées, marque rouge au milieu du front. Malaises, les voiles assortis plus ou moins aux vêtements qu’elles portent ; et chinois, la peau plus clare, et le costume plus occidental. On vend des viennoiseries sur le bateau, comme dans les ferrys grecs. Plusieurs personnes s’y sont précipitées d’emblée. Je regarde les produits proposés : cinnamon roll et, couvert de filaments bruns, quelque chose qui s’appelle « chicken floss ».
Nous marchons dans la vieille ville coloniale qui rappelle exactement Adélaïde, la peinture à peine un peu plus écaillée, cherchant une banque où retirer de l’argent. La première nous renvoie au money changer dans la rue, qui nous renvoie chez HSBC. Salle d’attente confortable, on vient spontanément s’occuper de nous, mais la carte bloque. Un indien souriant nous explique qu’il ne peut rien faire pour nous.
Marchant, perdu, pour retrouver Philip, après avoir obtenu 600 ringgit de Maybank sous la tour Kanton, je trouve par hasard le petit cimetière protestant,, que nous avions aperçu hier de la voiture. 1789 – 1892, première époque de la colonie, même année d’ouverture que la Révolution Française, début de l’époque mondiale, globalisée. Je remarquais cela hier en lisant l’Essai sur les Révolutions de Châteaubriand, qu’il étudie le phénomène en termes d’histoire universelle – signalant dans un paragraphe l’effet sur les indiens d’Amérique des guerres espagnoles. A la même époque, Schiller présente son cours d’introduction sur l’histoire universelle, « Was heisst und wozu studiert man Universal Geschichte ». Ces protestants morts à Penang en 1789, l’année de la Révolution, sont la première vague de citoyens globalisés, dont nous sommes encore aujourd’hui. (Ou faut-il faire avancer la chose, à 1492, 1511, les Espagnols en Amérique, les Portugais à Malacca ? Les dates ont-elles même un sens ?)
Bizarrerie politique : Ben hier nous parlait d’Anwar Ibrahim, leader de l’opposition, longtemps emprisonné pour une accusation de sodomie, qui risque à nouveau la prison pour une autre affaire. Je n’avais jamais cherché à savoir comment s’appliquaient les fameuses « sodomy law », qu’est-ce qu’elles interdisaient au juste. Or Ben, hier, nous apprend que ce n’est pas l’homosexualité comme on l’entend à l’ouest, mélange d’attitude et de sentiment, pratique sexuelle avec une personne du même sexe, quoi qu’on fasse. Or, nous dit-il, en Malaisie, du moins, la loi condamne un acte précis, l’introduction du pénis dans l’anus. L’affaire Ibrahim tient donc à l’examen médical d’un anus, celui du garçon qu’Ibrahim aurait sodomisé. Des rumeurs circulent sur ce rapport, il serait falsifié, un bloggeur aurait dénoncé la fausseté de l’expertise, puis se serait fait arrêter, mais, proche d’une famille royale, aurait été vite relâché : la chose comique est que le destin politique du pays tourne autour de l’anus d’un jeune homme, et sur l’attestation de sa virginité par un médecin corrompu.
A Penang, ville commerçante fondée par les anglais pour servir de comptoir dans le couloir maritime le plus fréquenté du monde, il n’y a personne qui, proprement, soit à sa place. Tout est déplacé, les chinois, les indiens, même les malais. Le capitalisme, l’argent, l’humour, et la loi du pays maintiennent dans la paix ces populations, que ne tient pas une culture totale partagée. Les traditions culinaires, musicales, vestimentaires et religieuses diffèrent, le temps n’est pas le même, les langages ne sont pas les mêmes. Les individus, ces communautés, coexistent pourtant dans une paix relative, s’enrichissent même de leurs contacts, et peuvent aisément se spécialiser, contribuant ainsi, par le meilleur usage des talents de chacun, à la richesse de tous. Quelle différence avec le moule universalistico-parisien dans lequel tout français doit se couler – et tant pis pour celui dont le pied, la tête ou le bras dépasse, qu’il parte, ou qu’il se mutile.
Philip me raconte une scène de régulation sociale, sur le rôle des femmes, à la gare de Butterworth. Il se rend à la petite boutique pour faire de la monnaie, tend au caissier un billet d’un ringgit. « No coins, no coins », répond l’homme au comptoir. Une femme voilée derrière lui demande alors : « you want coins for the phone ? » Et lui fait la monnaie, puis, la main levée, se met à crier sur le caissier, lui reprochant sa malveillance et son manque d’éducation. J’ai vu des scènes comparables à Paris, de femmes arabes ou d’africaines qui prennent la parole, et rappellent aux hommes, jeunes ou vieux, leurs devoirs sociaux. Je pense alors à l’analyse que Radu faisait du voile musulman dans un article publié sur Riposte Laïque : le voile est un moyen de contrôler de l’extérieur les désirs que les hommes éprouvent automatiquement pour les femmes. Les femmes ont un pouvoir érotique tel, selon lui, dans la vision musulmane, que les hommes ne peuvent y résister, de sorte qu’il faut les voiler pour maintenir l’ordre. Il fait la critique de cete structure, elle n’apprend pas l’auto-contrôle et la maîtrise des passions, preuve en est le coup de boule de Zidane lors de la Coupe du Monde, exmporté par la colère, etc. C’est certes une critique légitime. J’aimerais cependant comprendre l’intégralité du système. Est-ce que le voile, signe que les femmes acceptent un contrôle social sur leur apparence, ne leur donne pas aussi le droit de parole, et particulièrement le droit de blâmer ? N’est-il pas comme une sorte de sceptre, un insigne nécessaire à la prise de parole sociale, au contrôle des mœurs, mais qui, présent, l’autorise. Je me demande même, un homme pourrait-il reprendre une femme de la même façon, la main traçant un geste d’insultes et les paroles dures, si c’était une commerçante voilée qui, derrière le comptoir, avait refusé de faire la monnaie.
2 décembre 2008
La Malaisie serait-elle cet Eden éclairé du monde musulman ? Les lois rappellent en tous cas celles de l’Espagne médiévale ou de l’Empire Ottoman, statut personnel, sharia modérée, sans amputations, lois qui profitent aux musulmans, pour encourager la conversion. Les malais bénéficient de quotas, dans les universités, pour bénéficier de contrats gouvernementaux ; mais les convertis à l’Islam peuvent épouser malais ou malaises, et bénéficient ainsi des mêmes avantages. Cela ressemble presque aux sociétés d’ordres médiévales : les musulmans – dont les malais – bénéficient de certains avantages temporels, qui sont corrélés à des lois morales plus strictes ; et le rôle des femmes, couvertes du voile, symbole du pouvoir de censure, est de rappeler à l’ordre – aux bonnes mœurs – ceux qui dériveraient, qui ne se conforment pas à l’idéal musulman. La diversité, cependant, n’a pas pour finalité de disparaître, il n’y a pas de totalitarisme malayo-musulman ; les lois elles-mêmes tolèrent les punitions corporelles, coups de verge pour possession de drogue, mais pas les mutilations permanentes, amputations des voleurs, aveuglement par application de l’œil pour œil, comme en Iran ; car elles nuisent au bon fonctionnement global de la société. C’est, je crois, un remarquable équilibre. On le voit même au costume des femmes, qui se voilent d’un Tchador orné de fleurs ou de brillants, assorti à leurs vêtements, et compensent la dissimulation des cheveux par des pantalons souvent révélateurs, et des chaussures érotiques. De sorte que le voile n’agit pas comme castrateur, mais comme une sorte de fétiche, ou de déplacement fétichiste.
La jeune fille qui nous sert le petit déjeuner – sandwich au pain fras, café, salade de fruit géante – rit continuellement, les yeux pétillants d’ironie. Est-ce un effet du monothéisme dominant, de la censure qu’il impose, du modèle idéal qu’il propose et de l’écart ainsi formé, entre ce modèle et le réel, est-ce, donc, cela, qui génère le rire ? Je le trouve en tous cas plus vivant, plus humain que l’impassible sourire des siamois ; plus bienveillant que l’acide provocation des vietnamiens.
Ce n’est pas seulement l’Islam, car notre serveuse est chinoise, jambes longues et nues, cheveux découverts. Y aurait-il un rire malais, particulier, métissage des comiques indien, musulman, et chinois ? Je note aussi que cette jeune fille est active, elle se déplace avec une certaine rapidité, jette l’œil à droite, à gauche, bref, malgré le climat, n’a pas l’indolence thaïe. On sent qu’elle pourrait se moquer de nous, qu’elle pourrait avoir réaction conflictuelle, et que son éthique n’est pas de préserver, à tout prix, la paix autour d’elle ; que l’esprit peut avoir d’autres exigences.
Conséquence – ou corollaire – il existe une vie démocratique ici. Difficile, avec de l’arbitraire, du mensonge et des manipulations ; mais aussi des débats, des stratégies, des prises de pouvoir sur tel et tel domaine, bref, une auto-détermination collective, un désir de liberté.
Cette liberté politique a pour corollaire une limitation de la licence : l’alcool est ici fortement taxé, de même que les cigarettes ; le traffic de drogue est puni de mort, la prostitution n’est pas tolérée comme en Thaïlande. Les objets de consommation qui procurent un plaisir immédiat, donc, sont ici beaucoup plus difficiles d’accès qu’en Thaïlande. Est-ce le contrepoint nécessaire de la liberté ? Serait-ce aussi la raison pour laquelle hippies et vagabonds préfèrent unanimement la thaïlande pour leurs voyages ?
Il faudrait donc distinguer, comme faisaient les grecs, deux formes de liberté. L’une, collective, qui tient à l’existence d’une règle morale stricte, à la capacité de débattre et de déterminer ensemble le régime des lois, le juste et l’injuste, le mal et le bien. L’autre, ou licence, liberté de l’individu, liberté comme possibilité d’assouvir les passions immédiates, boire, manger, faire l’amour, obtenir sans effort ou délai drogues, divertissement, stimulation, chaleur, etc. Liberté décadente, que revendique la jeunesse occidentale, ces armées de grévistes français dont je glosais satiriquement le message en un répétitif « on veut de l’argent sans travailler ». Cete licence, dangereuse, fait de chacun la fin de toute jouissance, enfle infiniment le désir et la frustration, mène à la tyrannie, requise pour garantir l’ordre. Car si je me sais moi-même en quête perpétuelle de jouissance, et rien que cela, que je sais l’autre animé par la même quête, alors je commence à le craindre. Est-ce que son appétit ne va pas me priver de ce que je convoite ? Est-ce que nos désirs illimités peuvent se satisfaire tous deux, malgré les limitations de l’espace ? Et peut-être est-ce la raison pour laquelle, en Thaïlande, les voyageurs hippies me lançaient tous des regards hostiles, alors qu’un jeune occidental en débardeur, au musée de Penang, vient de m’offrir le sourire le plus ouvert et le plus chaleureux que j’aie reçu depuis que j’ai quitté mes amis parisiens ; qu’une vieille australienne, ce matin, nous a spontanément avertis que les bus pour la Thaïlande étaient bloqués, et s’est assise à notre table pour discuter ; que dans la rue, nous marchons contents et détendus.
J’analysais dans ma thèse l’opposition du collectif et du distributif, en m’appuyant sur un passage de Canetti, comme en rapport avec les deux mouvements opposés et successifs de l’union pour la chasse, et de la division des parts pour l’ingestion personnelle. Est-ce qu’il y aurait, selon la phase du cycle auquel elles sont rendues, ou de façon intrinsèque, des cultures collectives du travail organisé, de la lutte commune, coordonnée ; et d’autres, distributives, de l’ingestion, de la consommation personnelle, de l’après-partage ? Il est tentant pour moi de polariser ainsi ce qui distingue la France de l’Australie.
J’observe en tous cas chez les habitants de ce pays que, même lorsqu’ils consomment, ils pensent collectivement, et signifient leur mécontentement de façon claire et ferme, coopérant avec le prestataire de service ou le commerçant pour qu’il améliore les conditions de vie commune).
Ce contrôle des individus par la loi s’étend à la vie religieuse : les musulmans n’ont pas le droit de s’adonner au yoga – la salutation matinale au soleil, malgré ses vertus gymnastiques, tombe sous le coup de l’idolâtrie. Dans le temple chinois de la déesse de la compassion, je vois un panneau devant l’entrée : le temple est l’un des principaux sites touristiques et, pour la bonne santé de chacun, mais aussi pour garantir les conditions de visite, il est recommandé de brûler à l’extérieur seulement les bâtons d’encens géants qui rendaient l’air irrespirable dans les temples de Saïgon. Les gerbes de petits bâtonnets n’en sont pas moins désgréables, une femme fronce les narines en s’inclinant devant les statues au fond du temple ; un jeune garçon, d’un geste de la main, tente d’écarter la fumée qui le gêne. Philip commente « this is the most embarrassing aspect of Chinese culture ». Je vois alors qu’un homme rhabille sans cérémonie les statues qu’on vénère derrière une vitre, au fond de la première salle. Il rajuste les plus des vêtements, devout dans la vitrine et, son travail terminé, sort de l’enceinte où se dressent les idoles en bois, comme un décorateur de grand magasin quand il a rejusté le plu des vêtements sur les mannequins.
Dans le café-librairie Jingsi, le jeune homme qui vient de m’apporter un délicieux « caramel coffee » (3 ringgit), revient et me tend un magazine, « Tzu Chi, Buddhism in action ». Je feuillette, il s’agit vraisemblablement d’une secte bouddhiste organisant des programmes de volontariat, recyclage en Chine, aide aux enfants du Myanmar, hôpitaux, etc. La chose a des airs de secte mais, du moins, se tourne vers le bien collectif, soulage les souffrances, évite la pollution, prévient les maladies, bref, n’a pas sa fin seulement dans l’accroissement de puissance pour ceux qui le pratiquent. Je préfère la secte Tzu Chi, donc, à celle de Ben et d’Andrew, The Art of Living.
3 décembre 2008
Traversée du bras de mer entre Butterworth et Georgetown. Majesté gracieuse des bateaux chargés de containers en métal, sur l’eau bleue, qui se détachent sur fond de collines lointaines et du port. J’aime leurs couleurs industrielles, rouge, bordeau, noir, jaune des cheminées et des treuils. J’aime le calme qui s’en dégage, alors que je les vois, simplement posé, sur l’eau, tranquille, et chargés d’ailleurs.
A l’approche de KL, nous traversons des banlieues de tours en style nouveau riche asiatique. Deux d’entre elles, jaune pâle, sont sur montées de temples grecs à colonnes classiques. Puis nous apercevons, par dessus la jungle malaise, le sommet des deux tours Petronas à notre gauche. Les réverbères sont maquillés en végétaux : corolle de pétales rouges et feuilles vertes à l’ampoule supérieure, tandis que l’aute lampe, à trois mètres du sol, inclinée vers le bas, recouverte de feuilles vertes, est comme un bourgeon de lumière.
Dans l’atrium du shopping mall sous les tours Petronas s’élève un énorme sapin de Noël arificiel, décoré de bonhommes de neige, flocons et mänele en pain d’épice. J’ai mis mon gilet thermal pour lutter contre la clim, et ne pas prendre froid ; je suis trempé de sueur, il fait au moins trente degrés dehors.
Le multiculturalisme malais se retrouve dans le food court au deuxième étage du shopping mall Petronas. Je vois un stand de fish and chips, « London Fish Tales », un stand malais, « Nasi Lemak », un chinois, « chicken rice », un arabe, « Kyros Kebab », deux autres chinois, « Ta Wan » et « Wan An », ainsi que l’éternel italien, Kafé Milano, Burger King et Mac Donald’s.
Nous mangeons de fabuleux desserts, flanc vert sur lit de riz gluant, montagne de glace pilée, bananes et cacahouètes, gelées vertes et roses, arrosé de café glacé javanais à la noisette. Ces desserts, ce type de café, reposent non pas sur une longue tradition d’authenticité, mais sur des technologies efficaces, pour piler la glace, fabriquer et conserver les diverses gelées, etc. L’esthétique culinaire malais est résolument distincte de cele qui prévaut en France. D’ailleurs, je crois qu’un bon parisien n’aimerait pas ce que je mange. La nourriture ne vient pas du terroir, mais repose sur des techniques – appareillées, mécanisées – de raffinement. C’est aussi le mélange des grains, fruits et gélatines, et de la glace, qui fait le dessert ; et ce mélange ne peut se faire qu’à l’instant de la consommation. Le dessert n’existe pas, dans sa vitrine ontologique, déjà présent, guettant la bouche qui l’ingère. Le dessert malais n’est donc pas un véritable objet, mais une combinaison – comme le nasi lemak est combinaison de riz, viande, légumes salés, cacahouètes et poisson séché.
Nous essayons des parfums dans la boutique Arabian Oud : bouteilles travaillées en style arabe, noms qui m’évoquent la Méditerranée, Fayrouz, Cordoba. La vendeuse, voilée de rose, flirte avec nous, parle des baisers que lui donne son mari, de ses plaintes, elle sent trop le parfum. « This one, I sell to party girl a lot », nous dit-elle en riant d’un mélange de miel et safran que je demande à sentir. Cette femme intelligente et drôle m’est familière, me rappelle Héraklès, Giuseppe, les arabes de Paris. La boutique est élégante, elle nous fait asseoir sur des fauteuils vert clair. Les noms, les odeurs, les comportements m’indiquent netement que je suis sorti de l’univers chinois.
(En dépit du rôle et de la différence des genres qu’il met en scène ostensiblement, je remarque que les parfums sont tous pour homme et femme, que la vendeuse ne nous fait pas un seul instant sentir que telle ou telle combinaison serait trop féminine pour Philip et pour moi. Le voile permet, peut-être, d’échapper à ce genre d’anxiétés.)
Tout à l’heure, l’homme au comptoir de l’hôtel nous a donné pour la visite un petit guide de KL, avec une carte. Il a fait un cercle au style pour nous permettre de le retrouver. Je regarde sur le guide où se trouve l’hôtel et comment rentrer après notre repas indonésien dans Bukit Bintang ; je compare avec la carte du guide, et me rend compte que le cercle est au mauvais endroit, deux bons kilomètres à l’ouest : voyant le nom de la rue Pudu, l’hôtelier s’est contenté de l’entourer, sans vérifier s’il était au bon endroit sur la carte.
J’apprends par ce voyage que certaines choses ne sont pas universelles. Par exemple, la façon de faire les lits. Dans l’auberge d’Hanoï, chez Viet à Saïgon, chez Marie-Laure à Bangkok, puis dans l’auberge de Bangkok, celle de Prachuap Kiri Khan, celle de Penang, et maintenant celle de KL, il n’y avait pas de draps pour se couvrir. Il y avait bien une housse couvrant le lit, des taies d’oreiller (quoique Viet et Marie-Laure ne nous en aient pas proposé), mais pas de drap de dessus. Seulement des couvertures en Thaïlande. Moi qui ne parviens pas à m’endormir sans quelque chose sur mon corps, j’ai donc, absurdement, utilisé le sac de couchage thermique en plumes de Philip, ouvert, comme drap de dessus, transpirant inutilement. Mais n’est-ce pas étrange, que ces gens n’aient pas l’impulsion, dans le sommeil, de tirer quelque chose au dessus de leur corps, pour le protéger, sinon du froid, du moins des fantômes et des mystérieuses présences nocturnes qu’un simple drap suffit à détourner.
4 décembre 2008
Présence des éléments : nous marchons dans un grand parc derrière la mosquée, le ciel couvert de nuages gris, puis Philip dit, « rainstorm coming ». Levant la tête, je vois juste alors un étrange panneau jaune, qui montre une sorte de grand parapluie, sur lequel tombe des gouttes de pluie. Nous courons et trouvons, vingt mètres plus loin, sur le côté de la route, un abri contre les gouttes, sorte de champignon transparent, sur une terrasse, face aux bananiers. Derrière, le cri des oiseaux sous les filets de la volière. De grosses gouttes de sueur me coulent sur la joue, puis tombent sur mon jeans ; mon t-shirt est trempé.
Dans le musée des arts islamiques passe une cohorte de femmes voilées, multicolores, conduites par un jeune guide en costume, mignon comme tout. Ces femmes, chaque fois que je crois leur visage, me renvoient un sourire. Dans la première salle, une exposition sur la mosquée, maquettes des lieux de prières dans différents lieux de l’Islam. J’entends le nom « Iran » répété plusieurs fois.
Le goût pour la tolérance et le multiculturalisme apparaît au détour d’un panneau dans le musée. Je lis à propos des Moghols : « in keeping with the spirit of Islam, Akbr’s reign was chracterized by religious tolerance and a love of learning. He was very interested in different religions and invited discussion and debate among Hindu, Jain, Jewish, Christian and Zoroastrian scholars. Aurangzeb’s piety and ascetism, by contrast, ushered in a period in which luxury at the court was shunned and a more austere approach to the religion was adopted. « On joue donc Akbar contre Aurangzeb, voyant en l’Inde des Moghols le précurseur de la Malaisie à son apogée.
5 décembre 2008
Petit déjeuner : dumplings dim sum dans un restaurant de Chinatown, sur le marché couvert. Tables en alu, sol gris, murs carrelés de blanc, ventilateurs, et chaises en plastique rouge. L’ambiance rappelle hong-Kong, en plus propre, plus calme, et plus aéré. Hier soir, après des mangoustans pour l’appéritif, nous nous sommes faits un festin sichuanais, dans une rue pleine de petites cuisines et de chaises en plastique sur le trottoir. Tout à l’heure, déjeuner arabe. Et, hier soir toujours, verre à la terrasse du Sao Nam, vietnamien qui depuis quatre ans reçoit le prix du meilleur restaurant de Kuala Lumpur. Comme en Australie, donc, ce qui définit la cuisine malaise n’est pas l’authenticité du terroir, le lien mystique avec la terre ancestrale, mais la haute qualité d’une tradition venue d’ailleurs, qui se parfait et se raffine au contact de l’étranger.
Dans le parc aux papillons, derrière la mosquée, nous découvrons d’étranges insectes, Phyllium pulchrifolium, qui ressemblent exactement à des feuilles sèches. Plus bizarres encore, heteropteryx dilatata, dont le corps est entre la sauterelle et la langouste, et les ailes en forme de feuilles, mélange d’animal et de végétal.
Après le buffet libanais – vingt-huit ringgit, offre spéciale du vendredi – nous montons voir les céramiques du musée islamique. Tous les panneaux rappellent constamment l’influence chinoise, et la présence de l’Islam en Chine. L’art iranien, l’art de l’Asie Centrale, et les objets des Moghols indiens sont nombreux, beaucoup plus que les poteries syriennes, turques ou maghrébines. J’apprends à voir l’Islam de ce point de vue décalé, comme civilisation globale, mais pas strictement identique au monde arabe.
Le musée présente poteries, textiles, objets de métal et Corans : c’est qu’il n’y a ni sculpture, ni peinture. Le tabou sur la représentation figurative entraîne un univers artistique totalement différent de ce que développe l’occident. Mais faut-il aller plus loin : comme il est interdit de reproduire hommes et créatures vivantes, car c’est prendre la place de Dieu, le monde islamique n’a pas adopté le paradigme de l’artiste-Dieu-créateur. « Un poète est un monde enfermé dans un homme », nous dit Victor Hugo ; nous vénérons Monet, Van Gogh, Rembrandt, figures du génie ; pour un musulman, c’est condamnable idolâtrie. Dès lors, les productions artistiques, métal repoussé, tapis brodés, céramiques portant des versets du Coran, pages de calligraphie, sont perçues et situées comme production d’un collectif, une époque, un empire, une cour, un atelier d’artisan. Ces choses ne jaillissent pas tout armées de la conscience géniale de l’homme-artiste et de son rapport frontal avec les forces créatrices de la nature. L’art est le bien commun d’une civilisation. La répétition des motifs est elle-même le corollaire de cette appartenance collective des choses, qui ne prennent pas sens en rapport au créateur unique, mais toujours au sein du groupe.
La nature domine : les cartes de l’archipel malais ne représentent pas seulement les frontières fixes des îles, mais aussi la direction des vents de la mousson. Leur alternance cyclique détermine les saisons commerciales, arrivée des navires chinois d’octobre à mars, et départ d’avril à septembre – alors viennent les arabes et les indiens.
Le musée présente un mur contenant les objets les plus surprenants : des rouleaux de calligraphie chinoise en écriture arabe, correspondant à des versets du Coran, réalisés par de larges traits au pinceau, semblables, à part la différence du mode d’écriture, aux pages de calligraphies que nous avons vues dans les musées de Shanghai et Beijing. Plus surprenant encore, ces rouleaux sont datés de 1970 à 1990 et certains sont l’œuvre d’un calligraphe nomme « Haji Yahya Ma Yi Ping ».
6 décembre 2008
Déjeuner indien face à la station de bus pour le dernier repas à KL. Je me rends compte que je n’ai pas fait d’effort pour apprendre la langue. Liste de Nasis, mees, tosais et rotis sur le mur, je n’en comprends pas la nature et m’en soucie modérément ; les indiens, finalement, parlent anglais. Tout à l’heure, en passant devant le temple de Ganesh au coin de la rue, un homme au visage très noir m’a demandé « excuse me sir, where are you from ? » A côté de lui, des sacs pleins de noix de coco brisées ; j’ai vu hier l’étrange coutume qui consiste à les jeter violemment dans une bassine en fer, pour qu’elles explosent, avant de pénétrer dans le sanctuaire où des femmes en saris colorés prient avec des hommes torse nu, ceints d’une bande de tissu blanc.
Tandis que j’écris, le serveur nous apporte deux rotis, sortes de crèpes frites fines, dont on détache des morceaux de la main droite, puis qu’on trempe dans une sauce au curry.
Confusion dans le bus : nous avons acheté nos billets au guichet de Konsortium, nous prenons finalement Coach Express. Les numéros des places ne correspondent pas, Philip et moi sommes décalés, des chinois n’ont pas de place. Dans la gare routière, plus de chaos encore : c’est le début d’un week-end de trois jours, tout le monde quitte la capitale, mais personne ici n’achète à l’avance les billets, de sorte que tout le monde crie, pousse et se bat pour attirer l’attention des vendeurs débordés derrière leurs guichets. Deux américains stressés changent de place, restent au bord de la fenêtre pour surveiller leurs sacs dans la soute et, l’œil toujours ouvert, inspectent le bus, devant, derrière, pour déceler le danger caché qu’il recèle.
Dans le megamall de Malaka, face à l’hôtel, après une visite au très chic Carrefour, nous voyons toute une série d’appareils auto-masseurs, steppes et plate-formes pour fitness chez soi. Des femmes voilées, pieds nus, se font secouer les jambes dans des fauteuils en cuir. Odeur de beurre fondu, c’est le stand « daily fresh » qui vend, outre glaces et smoothies, des cornets de maïs au beurre et des gaufres.
Politique des langues : l’église anglicane Christ Church propose, le dimanche, quatre services en anglais, mandarin, tamil et malais. Les films, au cinéma, sont tous sous-titrés en anglais.
7 décembre 2008
Nous apprécions à Malaka les bénéfices de la colonisation. Ville historique, architecture élégante et plan de ville cohérent, traditions culinaires et commerciales. Un homme avec qui je parlais hier dans le bus me disait, « Malaka, Penang, historic cities ». Je me demande, toutefois, pourquoi les anciennes colonies françaises d’Asie, comme d’Afrique, ne se sont-elles pas développées comme les colonies anglaises ? Est-ce la responsabilité des colons, ou des colonisés ?
L’après-midi, je ressens la lourde chaleur, par les gouttes qui me coulent sur l’oreille et le menton. Dans la terrasse couverte au sommet de l’auberge, quatre hommes jouent deux par deux à des jeux de plateau. Les malais rient et se parlent, excités chacun par leur possible victoire. Les deux anglais, dont l’un porte sur son torse une constellation de tâches brunes, regardent leur plateau d’échecs avec une intensité concentrée ; puis l’un dit quelque chose de comique, fait une blague sur un français qui trouvait important, ou néfaste, de « lose his queen » - cette sortie les distrait un moment, puis ils reviennent au jeu, reprennent leur sérieux, tandis que derrière, les malais rient toujours.
Est-ce un peuple de comédiens ? Peut-être : hier nous sommes allés voir une comédie vaguement policière au cinéma : deux losers de Malacca débarqués à KL se découvrent un pouvoir mystérieux : le cerveau de l’un sait analyser les détails les plus minimes afin de retrouver les objets perdus,. Puis ils se retrouvent embarqués dans une histoire compliquée de crise cardiaque et d’arnaque à l’assurance. Le public riait chaleureusement, répétant les bons mots ou les détails comiques de certaines répliques. Les acteurs semblaient s’amuser ; le tout dégageait une impression d’extrême bonne humeur.
Je trouve des traces de terroir dans le café « 13 states of Malaysia » de Melaka. L’endroit propose treize différents types de café, qui correspondent à différents types de torréfaction, différents modes de préparation, et différentes espèces de plantes – arabica, robusta, liberica. Mais les 13 types de café portent le nom des 13 Etats qui composent la fédération. Je commence un « Perlis », « coffee with the combining of five herbs to provide strength and freshness », et me promets, celui-ci fini, d’essayer un Sabah, « consist of 76% of coffee beans, 24% of margarine, salt and sugar. »
Dans une rue du vieux Malacca, nous croisons successivement trois lieux de prières : un temple chinois, un sri indien, puis une mosquée. Tous les trois discrets et de bon goût : pas de lumières clignotantes chez les chinois, musique à faible volume chez les hindous. Quant à la mosquée, son architecture mêle des éléments portugais, anglais, hindous et mauresques. Les trois religions ne se sont pas confondues, mais en contact l’une avec l’autre depuis des centaines d’années, elles se sont, pout leur esthétique, emprunté des éléments ; ce qui, sans doute, ce relatif accord esthétique, la modération des styles respectifs, rend possible la pacifique cohabitation des univers éthiques divergents et des temporalités distinctes.
Du temple Cheng Hoon, un peu plus bas, nous parviennent des litanies dissonantes et des sons de clochettes. Une cérémonie collective est en cours. Les gens prient ensemble, et génèrent ce faisant une étrange harmonie monotone et scandée, qui n’est pas sans rappeler les morceaux de gamelans indonésiens. Sur le toit de l’entrée, six guerriers en porcelaine, disposés par groupes de trois des deux côtés de la porte, sabre au clair et prêts à frapper, dissuadent les voleurs, intrus et vandales potentiels. Deux lions de pierre, la tête inclinée vers l’intérieur de l’édifice, présenten un parchemin de pierre qu’ils soulèvent avec la patte extérieure. Les rythmes s’accélèrent, un homme sort du temple ; un autre, en voiture, me fait signe et m’invite à déplacer un panneau « no parking » sur la route, qui bloque une voiture venant en sens opposé.
L’élégancé éthique et le bon goût malais sont-ils cause, ou conséquence, du multiculturalisme qui s’y développe, et qui font de ce pays le plus charmant que j’aie traversé lors de ce voyage ?
Après un cornet de frites belges, nous allons manger au coconut house, restaurant italien parfaitement charmant dans une vieille maison de Chinatown. On y sert du bœuf à la parmesane, de l’aglossatu, des pizzas saucisse italienne et roquette ; mais aussi des combinaisons fruits et fromage ou semblables dérives hawaïennes. Je me décide finalement pour une « Scarborough Fair », qui, sur lit de tomate et sous gratiné de parmesan, propose aux papilles excitées, parsley, sage, rosmary and thyme.
A la terrasse du geographer café, où nous nous installons ensuite pour prendre un verre, se pressent tous les branchés de Malaka. Un orchestre live, à l’intérieur, chapeau de cuir noir et cheveux ongs, lance un cha cha cha ; je vois danser quelques filles. A côté de nous, deux couples mixtes, un quarantenaire anglais et une quarantenaire chinoise, une jeune rousse et son partenaire malais. Des filles, européennes et asiatiques, dansent un peu devant l’orchestre au son des tambours et des maracas. Des ados passent dans la rue, portant des cornes de diable en plastique lumineux vert et rouge. Puis la musique change de rythme, et le chevelu se lance dans Johnny B. Goode, au grand plaisir d’un autre couple mixte, une vingtaine d’années, jolie brune en débardeur turquoise, et petit asiatique souriant dans un t-shirt moutarde.
Nous finissons la soirée par le cinéma du megamall Dataran Pahlawan, séance de minuit. Des jeunes malais sont là, rigolent. Affiches de mangas, films de karaté malais ou cantonais. Dans le couloir qui mène aux toilettes, je retrouve les distributeurs de figurines bandai que j’avais vus à Tokyo, puis Hong-Kong. Il y en a quarante, qui vendent la figurine à huit ou douze ringgits. Un couple regarde, intéressé, les dragon ball Z, ultimate solid et chevaliers du zodiaque. Puis la fille, souriant de tout son appareil dentaire, explique à son copain qu’elle aimerait un petit personnage porte-clefs en forme d’œuf coloré ; puis rigolant, ils se dirigent vers les salles, sans rien acheter.
8 décembre 2008
Détails qui nous rapprochent de l’univers familier, nous prenons le petit déjeuner dans le bistrot Délifrance, au dessus du mégamall Pahlawan, face à la grande aiguille au plateau d’observation tournant. Mais ce qui génère ce grand soulagement, ce retour du familier, ce n’est pas tant le goût légèrement sucré du croissant, le caramélisé du beurre, le croustillant du feuilletage ; ce n’est pas l’amertume du café, la petite jarre de lait métalisée, pleine de lait frais mousseux plutôt que de concentré ; non, ce qui suscite en moi ce grand soulagement, c’est la présence de serviettes en papier sur la table, estampillées délifrance, et dont j’essuie les gouttes de lait qui sont tombées lorsque je l’ai versé dans ma tasse ; dont j’essuie l’eau sur le porte-revue central, vestige d’une pluie nocturne ou du nettoyage à grande eau de la terrasse. Oui, c’est la présence de cet objet tellement anodin qui me rapproche de chez moi : la serviette en papier, qui signifie, la sécheresse est désirable, et la culture consiste à limiter l’invasion de l’humide, sur les surfaces d’usage et les sols. La serviette en papier, comme une digue miniature, un sac de sable, un outil qui, peut-être, préservera mon petit univers de l’irrémédiable montée des eaux.
Drame au centre commercial, nous essayons des pantalons, chez Kevin et Samuel, au son de Christmas Carols remastérisés techno, mais au moment de payer, la carte visa temporaire ne passe pas. Nous insistons, les deux vendeurs appellent le manager, qui parle un meilleur anglais, mais n’a pas vingt ans. Coups de fil, il refait l’opération ; quelque chose bloque, il passe un autre coup de fil, et nous dit que je dois appeler ma banque. Nous partons, puis revenons, demandons sa carte et son nom, pour une réclamation, auprès de son magasin, qui refuse un moyen de paiement solide, et de visa, qui n’assure pas son service. Il n’aime pas ça, tente de s’excuser, nous insistons, le garçon passe un autre coup de fil, et, dans une avalanche de « sorry sir », nous finissons par acquérir les deux shorts et deux pantalons pour 250 ringgits. Le vendeur nous suit « sorry sir, please come again sir ». « I’m not sure I’m gonna come again », je lui réponds, puis nous partons manger.
Promenade aménagée le long du canal. Pavés lumineux, pergola, pots et colonnes et pierre taillée, panneaux d’informations et cartes historiques. Sur l’autre rive, côté Chinatown, les réverbères en fer forgé bleu n’ont pas encore été dépouillés du plastique d’emballage. Sur la droite, de l’autre côté, séparés de la promenade par un bras d’eau, bidonville en planches et tôle. Un homme torse nu, peau noire, passe et va prendre une douche derrière une paroi de métal ondulé. Sur un panneau de mur, on lit « I love you ». Majuscules de peinture noire, estompées par la pluie.
Nous poursuivons la promenade, et traversons un kampung préservé, maisons de bois sur pilotis, toits en tôle rouge, pentus. Les volets sont peint de couleurs vives, et les maisons mises en valeur par des néons sous les auvents, des spots rouges sur la tôle, qui s’allument au crépuscule. Tout la ville est ainsi spectacularisée par son éclairage : ampoules vives et blanches éclairant branches et feuillages par en dessous près du fort détruit, spots rouges dans le quartier colonial hollandais comme à Chinatown. Impression d’un décor baroque, d’une scène de théâtre où peut se jouer la vie touristique urbaine. Comme à Paris, Rome ou Saint Pétersbourg. Animé par le bruit des étourneaux piailleurs dans les arbres, et l’appel régulier du muezzin amplifié, qui résonne à travers le faubourg, par dessus les toits laqués verts et les dragons silencieux d’une pagode chinoise.
Cent mètres plus bas, face à la grande roue clignotant de néons multicolores, de petites lumières jaunes clignotent dans les arbres. Des lignes lumineuses de la même couleur soulignent la silhouette de vieilles maisons, tandis que des colliers de bleu s’enroulent autour de la balustrade en bois de la promenade ; ;et dans l’eau se reflète finalement le rouge éclatant qui dessine, de l’autre côté, la ligne du quai. Musique techno depuis la fête foraine, odeur vénitienne du vieux canal.
Nous traversons un quartier commerçant, scintillant de guirlandes pour Noël. Une radio diffuse « suicidal », chanson que nous avons plusieurs fois entendue lors du voyage, mais l’atmosphère est tout autre chose que suicidaire, un joyeux consumérisme anglo-chinois, sacs, vêtements, chaussures et décorations pour la maison, frivolité superficielle et mauvaise qualité joyeuse – car après tout, qui voudrait une guirlande de fleurs en plastique rouge qui tienne vraiment la durée ?
Sur une table ronde en bordure d’arcade au discovery café, nous attendons notre poulet citron ; la radio diffuse « my way », deux chinoises rigolent à la table à côté ; sur le mur, une vache souriante nous souhaite beaucoup de bonheur pour l’année de la vache. Décor style, contrebasse, radio des années 30, machine à écrire, phonographe et singer du siècle dernier. Murs jaunes et poutres peintes en vert, plafons hauts, ventilateurs et lampes en métal, raquettes encadrées, placées de part et d’autre d’une affiche représentant divers modèles de motos Honda, cage à oiseau vide, miroirs guiness, neuf horloges indiquant l’heure en diférents endroits, photographie nocturne de l’hôtel en fond d’écran de l’ordinateur allumé, autel des ancètres surélevé près du comptoir. Dans une étagère à vitrine coulissante, je découvre, parmi la série, que se trouve un guide touristique « discovery Channel » sur l’Alsace.