Thailand
3 mars 2008
La Thaïlande est, après l’Allemagne, le premier pays du voyage qui n’ait jamais été communiste. Est-ce pour cela que la Thaïlande est aussi paradis sexuel ? Car on invoque le bouddhisme, mais le Cambodge ou le Laos, même le Vietnam – qui est je crois de l’autre école – n’ont pas cette réputation, de tolérance, et de licence sexuelle. Mais Bangkok apparaît comme un gigantesque bordel – où l’on peut même en avoir à l’œil. Est-ce l’effet secondaire du capitalisme et de l’américanisation, ou est-ce la « culture » locale qui veut ça ?
23 avril 2008
Nikom Rayawa, L’empailleur de rêves, roman bouddhiste occidental. On trouve un autre romancier thaï sur les rayons des librairies, Sangsuk, dont Venin parle d’un jeune homme aux prises avec un serpent, comme L’empailleur de rêvestourne autour de la fascination pour un éléphant. Thème, l’homme et l’animal. Mais s’agit-il d’une « vérité culturelle » propre à la Thaïlande, ou d’un choix délibéré de traduction – les marchs occidentaux cherchant d’abord cela, l’homme et l’animal, une vérité proche de la nature, un contact avec les forces obscures de la vie, vague mélange New Age où l’on appose l’étiquette « bouddhiste ». Est-ce que la présence des Gis est responsable de cette kitschification de la Thaïlande ?
Car il s’agit bien de kitsch : à la centième page, un sculpteur taxidermiste ex-cornac se rend compte qu’on lui demande de figer la vie pour pouvoir la vendre. Il s’interroge : pourquoi les hommes de la ville tuent-ils ces beaux animaux pour les faire empailler ? Pourquoi mon père a-t-il vendu l’éléphant pour se faire soigner, puisqu’il est mort ? Pourquoi me suis-je tellement épuisé à sculpter un éléphant de bois qui n’est pas vivant. Bof. Les passions humaines restent floues, le personnage est falot, l’intrigue triste, et l’on reste là, les yeux sur la rivière en crue, possédés vainement par de fascinants tourbillons aquatiques. C’est d’un ennui terrible, et le roman ne parle même pas des prostituées de Bangkok.
La nouvelle finit dans une apothéose de kitsch : alors que son éléphant tire un morceau de bois dans lequel on va sculpter un autre éléphant de bois, le personnage principal-focalisateur aperçoit le grand lien qui unit toutes choses vivantes. Son fils mort et lui ne sont pas séparés, pas plus qu’il n’est séparé de l’éléphant. Grand panthéisme exubérant ; puis l’éléphant dérape et meurt, poussé par des ouvriers qui ne savent pas écouter son instinct. Dans sa chute, il entraîne Cam-Ngaï, le personnage principal ; sa mort est « le moment le plus pur de sa vie ».
9 juin 2008
Hier, à la Chester Beatty Library de Dublin, j’ai vu des livres thaïlandais de l’époque moderne, qui contenaient des textes indiens et bouddhistes. Etrange, cette limite floue des mondes indien et chinois, en Asie du Sud-Est. Etrange, pour un européen, de penser le monde en prenant pour centre l’Asie du Sud Est.
10 juillet 2008
Détail technique, note : il faut que Philip se renseigne, à peine arrivé à Bangkok, sur l’état du sud du pays, pour acheter des billets vers la Malaisie suffisamment tôt.
15 juillet 2008
Danse thaïe au marige d’Isabelle Feuerstoss, le week-end dernier, dans la grande salle du château de Denonville, ayant hébergé le gouverneur du Canada français, une lao-thaïe a fait une danse traditionnelle pour célébrer un mariage franco-syrien. Wouw. Je suis devenu facebook friend, entre temps, de Manyvanh Vongkingkeo, que Philip trouve exquise, et qui doit venir dîner chez nous au mois d’août.
20 juillet 2008
Depuis la République Dominicaine, un autre point de vue sur la Thaïlande. C’est l’alternative cocotier. Les deux premiers pays du monde pour les côtes bordées de cocotiers, l’image standard des catalogues de vacances. Pays touristiques où, de la même façon, les gens ont la réputation d’être sympathiques et souriants, les filles se prostituent, les riches occidentaux se retirent ; tous deux sont bordés par un voisin plus dur, Haïti, le Cambodge.
Si ce n’est que la Thaïlande a derrière elle une longue histoire asiatique, alors que la République Dominicaine est une colonie dont les vestiges les plus anciens remontent au début du 16e siècle, et dont les populations sont toutes venues d’Europe et d’Afrique. Mêmes paysages, donc, et des économies proches, mais des traditions historiques très différentes.
22 août 2008
Hier matin, Claire a dit à Philip : je ne suis jamais allée en Thaïlande. Après le Laos, j’aurais peur d’être déçue. C’est beaucoup trop touristique. Je suis maintenant Piazza San Marco, devant un caffé freddo payé 9€80, face à Saint Marc, le Palais des Doges, les deux colonnes et, sur ma droite, un petit orchestre qui joue des chansons napolitaines et autes au violon, à l’accordéon, au piano. Tout est faux, merveilleusement faux, c’est ce que je dis à Philip (ils commencent Come Prima). Mais tout est joyeux, tout autant, merveilleusement joyeux. Des Américains, peut-être des Japonais ou des Français, tapent derrière moi dans leurs mains. Le violoniste au violon blanc joue d’une manière outrancièrement sirupeuse, et fait des petits tours avec son instrument. Tout cela, bien sûr, existe pour et grâce aux touristes. Mais la chose est vraie, les 9€80 seront encaissés, les gens viennent ici, veulent venir ici, parlent de Venise, y passent un bon moment, parce que tout est mis en scène – et peut-être en Thaïlande pareillement.
24 août 2008
Autre parallèle entre la Thaïlande et l’Italie : ce matin, sur la grande place de Padoue, nous sommes passés près d’un écran qui diffusait un combat de boxe olympique. Une vingtaine de personnes étaient debout, regardaient. Philip m’a dit « this reminds me of Thailand. This summer, every time I went somewhere, there was a boxing match, with a Thai guy fighting an Italian guy ». Deux pays de boxeurs, donc. Penser à cela, le sport national, comme caractérisation.
6 septembre 2008
Allusions, dans le livre de Bizot sur le Cambodge, à la Thaïlande, comme lieu du refuge. Et de fait, de nombreux réfugiés cambodgiens et vietnamiens, laotiens, birmans, chinois aussi, sans doute, ont dû s’y réfugier. Pays stable, et vaguement favorable aux puissants (japonais, américains), j’y vois, à tort peut-être, une sorte de Suède asiatique.
9 septembre 2008
Hier soir, nous avons dîné avec Manyvanh Vongkingkeo, rencontrée lors du mariage d’Isabelle Feuerstoss et d’Anas Ramadan. Lao-thaï superbe, intelligente, et drôle. Elle nous parlait de son pays – le Laos, plus que la Thaïlande, quoique ses parents aient souvent franchi la frontière. Notamment, elle nous racontait que son père avait, dans sa jeunesse, lutté contre les communistes, avant de se réfugier en Thaïlande, après la révolution. Bizarrement, ou non, elle disait toujours « nous » pour désigner la France ou les Etats-Unis, puis se corrigeait. Description du communisme au Laos : « et quand on a perdu, il n’y avait plus rien. »
Many nous a puis raconté son stage en Thaïlande, comme juriste je crois, le flirt avec son patron, les voitures de son patron, et comment elle avait de bonnes relations avec lui, parce qu’elle lui tenait tête. J’imaginais, comme je pouvais, le monde exotique et familier des riches thaïlandais, qui s’achètent audis, mercedes et porsche, et vont en week-end au bord de la mer en décapotable. Elle a cependant toujours refusé les avances du patron, sans hésiter : « on s’entend bien, mais il est trop laid ». Je me rends compte de deux choses ici, que je cherche à la caractériser, comme « jeune fille qui juge par l’apparence ». Et que je cherche à mettre en relation cette façon de juger avec ses origines lao-thai. Il est vrai qu’elle nous a dit, en voyant une photo de Philip où l’on voit un exercice spontané d’aérobic dans un parc à Bangkok : « les thaïs, ils sont obsédés par leur physique. » Il est vrai, d’autre part, que j’ai trouvé merveilleusement agréable la façon dont, sans remords ou culpabilité, Many nous racontait l’histoire d’un de ses amis, que suivait une fille assez laide. « Tu m’as vu, tu t’es vue, ben tu conclus. » Jugement sans appel, aristocratie naturelle de la beauté.
De fait, il y avait chez elle quelque chose de très aristocratique. Elle nous expliquait que, la semaine précédente, la princesse du Laos du sud était chez elle. Sa grand mère était intendante au palais, sa famille, avant de quitter le pays, vivait à la cour. Pas des aristocrates, mais des roturiers qui, par contact avec la cour, ont appris comment bien vivre. Et je me dis, en écrivant ces pages, que notre amitié spontanée, que le plaisir avec lequel nous avons passé la soirée, tient pour bonne part à l’affinité de classe. Mais après tout, c’est quand même agréable de passer une soirée avec une franco-asiatique intelligente, éduquée, drôle, et qui sait parler du monde.
A propos de la Thaïlande, méditer : vertus de l’aristocratie, élégance de droite.
10 septembre 2008
« Thailand is such a ridiculous country » dit Philip en lisant que le premier ministre est renvoyé pour s’être montré dans une émission culinaire à la télé, puis que la foule des manifestants s’est brusquement dispersée, chassée par la mousson.
17 septembre 2008
Au 17/09/08 ; 50 Bahts équivalent à un euro.
20 septembre 2008
Philip dit, en voyant la tour Siemens, à St Denis : « This is the first tower I saw when I came to Paris. I remember thinking, this looks like Bangkok. »
22 septembre 2008
La Thaïlande est célèbre, entre autres, pour la grande liberté sexuelle, et la tolérance des homosexuels – surtout ceux qui se travestissent. Au musée juif de Berlin, panneaux sur Magnus Hirschfeld, et le cabaret de l’époque, « Die Beste Freundin », « Wir sind anders als die Anderen », etc. Y a-t-il eu, en Thaïlande, une évolution historique, amenant cette situation de tolérance ? Ou a-t-elle « toujours existé » ??
29 septembre 2008
Feuilleté le Rough Guide de Thaïlande, et décidé de passer quelques jours à Ko Tarutao ou Ko Lipe, dans le sud, avant de passer la frontière malaise. Ilôts paradisiaques, parc national maritime et plages pour backpackers aventureux.
Relative abstraction, toujours, de la Thaïlande, quand on voit défiler, par la fenêtre du train, des forêts de bouleaux dorés, parfois interrompus de huttes en bois peintes à côté de choux et de terre brune, entourées de barrières en bois. Le Vietnam n’est plus très loin, mais la Thaïlande l’est encore. Peut-être est-ce un effet de ce qu’elle n’a jamais été communiste ; ou peut-être en est-ce la cause, et le communisme a-t-il des racines mystiques en Mongolie, dans le cœur de l’empire tatar, mongol, de Gengis Khan ou de Tamerlan ?
14 octobre 2008
Simply Thai, concession française de Shanghai. Grand chic, repas en terrasse, dans la cour d’une maison coloniale en bois. Ampoules sur les arbres et bougies sur les tables ; bande son de musique à la mode. C’est lapremière fois que Ming essaie la nourriture thaïe. Surprenant, stupéfiant pour moi, car tous les restaurants chinois de France sont en fait thaï-chinois-vietnamiens. Mais Ming est une chinoise du nord, pour qui Shanghai est surprenante – et dans cette ville, elle a l’air de débarquer d’ailleurs, une sorte de provinciale gentille. C’est Philip qui prend les guides, et passe les commandes, à son aise, dans cette atmosphère. Je suis très légèrement dérangé par les écarts de prix, et le pouvoir d’achat que me donne ici l’euro.
Encore une fois, pourtant, cela montre le caractère de métropole asiatique de Shanghai. Plus même : nous sommes passés devant un TGI Friday’s, un restaurant turc, une churrascaria brésilienne, et même un restaurant des 1001 nuits, dans une rue coloniale bordée d’arcades, qui rappelait totalement Rundle Street, Adélaïde, ou Lygon Street, à Melbourne.
Dans les toilettes, bougie désodorisante, et des orchidées dans un bol d’eau près du lavabo. Dans l’entrée du restaurant, des figures de bouddhas, visages ou statues entières, et sur les murs de la cour, des bas-reliefs en style khmer de figures hindoues, Shiva dansant sur une jambe, éléphant. Représentation de divinités anthropomorphes, venues d’Inde, et que jusqu’ici j’identifiais bêtement comme « chinoises ». A présent, voyant cette femme, une jambe repliée, la poitrine proéminente et nue, les cheveux dressés comme une flamme sur la tête, je ne la confondrais pas avec une représentation Ming, Song ou Qing. Mais je pourrais y voir une préfiguration des jeunes femmes qui, sans doute, nous aborderont dans la rue à Bangkok et Pattaya.
A la terrasse de ce restaurant mangeaient aussi deux couples mixtes. Une structure similaire : belle femme chinoise à la mode, en jupe courte et très maquillée. Quarantenaire blanc, visiblement riche, en face d’elle. On devine qui paiera l’addition. Souvenirs de République Dominicaine où j’ai pu voir le même genre de couples – si ce n’est que les filles étaient plus jeunes, les hommes plus vieux, les conversations plus languissantes. Même ici, donc, Shanghai stimule.
15 octobre 2008
Devant le Brand Mall Shopping Centre de Pudong, le plus grand de Chine, d’après Ming, deux éléphants de bronze et, plus petit, à droite de l’entrée, dans une structure en verre, une statue dorée de divinité tricéphale assise, avec des guirlandes de fleurs. J’en demande à Ming la signification. Elle répond : « Je crois que c’est Thaïlandais, peut-être, l’homme il a construit le shopping centre, il est thaïlandais. » Système d’échanges interasiatiques : les capitaux ne viennent pas tous d’Europe ou d’Amérique.
25 octobre 2008
Etudier l’art du mouvement et les structures de la danse thaïe.
29 octobre 2008
Sur le mouvement, dans une rue de Kowloon, nous voyons un panneau : « All Blacks Welcome », en vitrine d’un magasin de sport. Foule à l’intérieur, voix d’enfants, nous entrons et voyons une équipe de petits chinois répéter les mouvement du Haka néo-zélandais, pour leur souhaiter la bienvenue à Kowloon.
30 octobre 2008
Prémisses d’Asie du sud-est à Lamma, petite île au sud d’Hong-Kong, où nous sommes allés pour l’après-midi. Ferry depuis Pier 4, Central, pour 17,70$, et l’on se retrouve dans un village de pêcheurs au fond d’une crique : bateaux et plate-formes flottant, remplissant presque le port, collines rocheuses à l’arrière-plan, série de restaurants avec terrasses sur pilotis le long du quai. Nous nous arrêtons dans un endroit qui paraît populaire – terrasse presque pleine, de locaux semble-t-il, pas de nappes, un menu sur le côté, prix raisonnables (15$ pour un plat de pieuvre et riz, contre 50 ou 60 dans les restaurants précédents.) Je réfléchis à cet aspect du commerce et du raccolage : ici, personne ne s’est jeté sur nous pour nous inviter à manger, brandissant un menu plastifié bilingue. Mais ces gens qui, dans la rue, devant les restaurants, raccolent le touriste, il faut bien les payer. Les prix sont donc nécessairement plus élevés. De la même façon que les prix des hamburgers Mac Donald’s sont toujours plus élevés, pour la même quantité et qualité de nourriture, que ceux du petit restaurant local, puisqu’il faut dégager de l’argent pour payer les dividendes aux actionnaires.
Bref, nous mangeons là, de la nourriture simple – poisson sauce aigre-douce et nouilles sautées, café frappé lait condensé, dans un environnement typique, avec les pêcheurs et les travailleurs du coin, pour moins de 100 $ à deux. Sans doute même la moitié. Des ventilateurs s’agitent au dessus de nos têtes. On nous parle en anglais, mon peu de mandarin ne sert à rien. L’air sent la mer et la pêche. Penchée par dessus la rambarde, une femme qui travaille dans le restaurant jette aux poissons les restes de nouilles sautées laissées par un client.
2 novembre 2008
Sur le dépliant du musée provincial de Guangxi, photographie de la princesse Sirindhom de Thaïlande lors d’une visite – sans doute courtoisie de voisinage, dans le cadre du développement corollaire de l’ASEAN et de la Chine du Sud-Est.
4 novembre 2008
Au musée d’Hanoï, statue de danseuse, en style indien, corps souple et mis en valeur. Plusieurs statues de femmes ont les seins nus. Corps érotiques et généreux du plaisir qu’ils peuvent donner.
12 novembre 2008
Dans les rues d’Hô Chi Minh City, premières traces du capitalisme et du culte du corps thaïlandais : shopping malls, Huong Vuong ou Diamond, avec leurs cinémas multiplexes, et dans les parcs, ou dans les petits squares, des groupes de gens, jeunes ou plus vieux, qui font leurs exercices d’aérobic.
14 novembre 2008
Par l’architecture, les corps, les odeurs, les goûts et l’art de la danse, le Cambodge est, jugeons nous avec Philip, infiniment plus proche de la Thaïlande que du Vietnam. Etonnant, car il partage plutôt l’histoire récente de l’Indochine, colonie française, guerre, bombardements américains, tragédies communistes. Et pourtant, le style des toits, les temples et les moines en robe orange, les rires qui cachent l’embarras, les sourires charmeurs, tout cela témoigne d’une civilité différente, qui n’est pas affectée par ce passé plus proche. Ou peut-être ai-je mal compris l’histoire, et le Cambodge n’a d’aucune façon connu de tragédies similaires au Vietnam, et l’histoire des deux pays, bien que frontaliers, n’est aucunement la même.
16 novembre 2008
Après les travestis de vendredi soir, chez Madam Cindy, deuxième rancontre avec la scène gay-queer de Phnom Penh aujourd’hui. Vannak, jeune gay chrétien que Philip a rencontré dans un bar cet été, nous parlait du sauna « romantic », salles privées, vidéos, pornos et dark rooms. Et le même problème qu’en occident : des hommes vieux et gras qui chassent les jeunes. A part cet endroit, l’aute centre de la vie gay s’appelle « Heart of Darkness », et c’est là que Vannak a rencontré la plupart de ses partenaires. Il se rend à part ça quelques fois en Thaïlande – « I can give you gay addresses », nous a-t-il dit pendant le déjeuner thaï, dans un restaurant près de son église, « like the Babylon ».
17 novembre 2008
Encore une fois, je découvre aujourd’hui que la culture khmère est tout aussi queer que la Thaïlande. Philip et moi sommes allés voir un film au cinéma Soraya, dans le centre commercial de Phnom Penh. Sans sous-titre, on n’en a compris que les grandes lignes, une histoire de zombies, qui tuent les membres d’une équipe cinématographique alors qu’ils tournent un film de zombies, doublée d’histoires gays, trahison d’un amant qui mène au crime, et désir de plusieurs personnages pour un innocent à la délicate moustache. Cependant, ces personnages homosexuels couchent avec des femmes aussi. Scène favorite, afin de punir son amant qui le trompe avec une femme, une sorte de mafieux le drogue, et le fait sodomiser par un énorme black.
18 novembre 2008
A Siem Reap, nous dînons au restaurant thaï « le Chiang Mai », pas loin de notre hôtel, dans le quartir touristique de Watlo. La nourriture est assez médiocre, et le service incompétent, le décor un peu cheap ; mais dans le jus du poisson coco, je trouve les feuilles de citron vert kafir que Philip utilise toujours dans ses currys. Ce qui me donne un peu l’impression d’être à la maison.
20 novembre 2008
A côté du temple khmer de o Lai se dresse une pagode contemporaine où l’on adore le Bouddha, selon la forme Theravada. Derrière se trouve un monastère. Les jeunes hommes en robes oranges, crâne rasé, gagnent du mérite pour leur vie future, améliorant ainsi leur karma. Ils assurent aussi quelque chose comme une perpétuation de l’ordre social. Je ne comprends toujours pas vraiment le bouddhisme ; il semble cependant plus accessible sous sa forme thaïe-khmère, birmane, theravada, que sous la forme sino-vietnamienne, mahayana. La pagode où nous sommes entrés présentait sur les murs et le plafond toute une série de fresques à propos du Bouddha, personnage irradiant la lumière, assis serein sur la fleur de lotus alors qu’un éléphant se noie sous ses yeux, que trois jeunes femmes voluptueuses dansent pour lui, etc. Mais d’autres vignettes semblaient développer une mythologie plus complexe : ainsi des guerriers célestes occupaient des chars tirés par des animaux différents, et des hommes assis reposaient, de même, sur cinq animaux distincts. Dans le fond, de jeunes gens répétaient l’enseignement d’un professeur. L’ensemble semblait reposer sur un tissu mythologique, esthétique et moral cohérent – contrairement à l’anarchie bizarre des pagodes chinoises à Saïgon, embrumées d’encens natif, sillonées de corps s’inclinant, et clignotant de néons multicolores.
22 novembre 2008
Après les professeurs d’anglais de Beijing, les universitaires de Tokyo, les volontaires du Vietnam et les onusiens de Phnom Penh, je découvre un autre type d’occidentaux dans le bus qui, de Siem Reap, nous amène vers la Thaïlande : les voyageurs hippies. Pas un seul asiatique dans le bus inconfortable et sac à dos qui hoquète poussivement sur les routes en terre. Nomades en costume ethnique, à la recherche d’eux-mêmes, ils accumulent du mérite pour la vie présente et la suivante ; l’inconfort du voyage – ascèse – purifie leur enveloppe charnelle ; tandis que les mélodies superposées de leur ipod et de la musique pop indo-thaïe diffusée dans le bus élève leur âme vers la pure contemplation d’une harmonie spirituelle et cosmique universelle. Ils se forcent à sourire, car l’irritation contre les mauvaises conditions de transport nuirait à leur karma ; car ce sont des explorateurs, en quête d’une révélation cachée ; du moins, pendant le voyage, apprennent-ils une certaine patience calme et résignée, à défaut de s’ouvrir au monde.
Deux filles de notre bus, une blonde, une brune, débardeurs et pantalons baggys, voient par la fenêtre un petit brun qu’elles ont dû rencontrer dans un bar, en route comme elles vers une destination spirituelle où se détendre. Ils parlent d’Angkor, « Cambodia is so expensive », « Yeah, everything is like a dollar. » « It’s beautiful though ». Puis ils échangent des informations sur les lieux où se trouvent tel ou tel, et planifient leurs mouvements respectifs : « Yeah, we’re heading down south » « Whereabouts ? » , et se séparent en laissant au destin la charge de, peut-être, arranger une nouvelle rencontre – « hopefully we get lunch with you guys one day. »
Après une sorte de bordel joyeux sur le tronçon de route entre frontière cambodgienne et frontière thaïe, avec les habituels casinos, mais aussi tout un va-et-vient de baraques et duty free, le même joyeux bordel se poursuit : le douanier flirte avec un brésilien sur ma droite – you are very handsome man, I think you are. » - le contrôle des douanes est fermé – les machines à rayons X dans une salle vitrée vide, nous passons dans un couloir à côté, puis, de l’autre côté, charettes chargées ou non de ballots, vendeurs de poisson, l’accompagnateur du bus, assis confortablement contre un poteau, discute avec les hippies du bus en t-shirt puma vert et chapeau pied-de-poule sur la tête.
Premier arrêt toilettes dans une station service près d’Aranyaprathet. Petit supermarché climatisé 7/11, canettes, magazines, CDs, surgelés, distributeurs de boissons. Pour 18 bahts, nous achetons un gobelet de « Cofica » ; la caissière nous donne paille et gobelet, nous buvons le café froid sucré près du minibus, devant une rangée de 4*4 unanimement gris métallisé ; ce n’est pas tout à fait l’Europe, mais ce n’est clairement plus le tiers-monde. Parmi les livres en vente, j’en vois un qui s’intitule « English for bargirl » ; un autre donne une centaine de mots d’amour, en bilingue anglais-thaï, à s’envoyer par SMS.
On s’arrête une seconde fois, dans une autre station service avec 7/11 ; cette fois, une sorte de marché la flanque, où l’on vend de la nourriture : noix de coco, saucisses, fruits, riz, curry. Nous achetons successivement, pour 15 bahts la portion, deux bols de nouilles blanches au curry, rouge bœuf, d’abord, puis vert poulet. Six minutes après, le piment me brûle encore légèrement les lèvres. Je remarque aussi que les gens sont ici légèrement plus gras. Près d’un bus, un jeune thaï sexy soulève un peu son t-shirt rose – un peu de graisse recouvre les abdos.
23 novembre 2008
Nuit thaïe, klaxons, sueurs. Nous sommes de retour à la vie urbaine. Métro ! Dans les petits restaurants de rue, on sert des carafes d’eau, qu’on peut boire sans risque. Pourtant, les toilettes du petit restaurant sont rustiques, et saturées d’eau qui coule ; il y a des fourmis dans l’appartement de Marie-Laure qui nous héberge ; et, nous apprend-elle, on laisse à l’abandon certains immeubles en construction, parce qu’on y voit des fantômes, et que les travailleurs ont peur d’un accident.
Nous tournons dans Patpong à la recherche d’une banque pour nous faire une avance de cash sur visa. Plusieurs hommes nous proposent des massages en brandissant des prospectus avec des femmes nues dans des bains moussants, mais la plupart des établissements sont fermés. Après plusieurs tentatives infructueuses – la machine est en réparation, les caisses du guichet sont vides, la banque ne fait pas d’avance visa – nous retirons 6000 bahts à la banque commerciale du Siam. Puis je m’installe au Kaldi café, sorte de Starbucks local, décoré d’un arbre de Noël dans un coin, pour corriger Mehmet et Philippe ou la Double Inconstance, tandis que Philippe part à la recherche d’un massage thaï traditionnel, au milieu des sex shops fermés.
Nous déjeunons dans une sandwicherie, « Au Bon Pain », de Bagels saumon-wasabi. Murs jaunes, fauteuils en cuir beige et marron, photographie du « petit parisien » de Willy Ronis, une baguette sous le bras. L’endroit n’a rien de français que le nom et cette photo.
A la station Silom, près de Patpong, deux femmes assises derrière un stand vert « green music » vendent des CDs de relaxation. Depuis leur stand, un haut parleur diffuse une version de « douce nuit » pour xylophone. Sur les affiches, les visages thaïs ont l’air d’européens légèrement basanés ; dans les couloirs de cette station centrale, les visages blancs dominent ; et les thaïs, ou peut-être est-ce de riches asiatiques en vacances, ont l’air hostile et méprisant des parisiens. Mais peut-être est-ce la grosse chaleur et la pollution qui les épuise, ou le constant passage des trente degrés dehors aux dix-huit ou dix-neuf des lieux conditionnés, dont les wagons du métro.
A Siam Square, un autre stand écrit en lettres colorées « gelatoni », puis en dessous, « the low fat Italian ice-cream ». A l’intérieur du shopping mall, images habituelles maintenant de la société de consommation asiatique : magasins de vêtements, dont Levi’s, vendeurs de costumes et chemises – « design your own shirt, shirts that define your personality ». Un jeune homme assez beau, légèrement efféminé, passe dans un couloir au rythme de la pop sirupeuse environnante : il porte, au dessus d’un pantalon fuschia retenu par des bretelles blanches, un t-shirt moulant rose clair et, pasées dans le col, des lunettes en forme de nuage en plastique blanc.
Dehors, on tourne une émission télévisée ; présentateur vedette, sur la scène en contrebas, sont projetés sur des grands écrans électroniques, acclamés par les cris réguliers d’adolescentes enthousiastes, comme on entend crier les passagers d’un grand huit.
Après James Bond au cinéma Paragon, précédé d’un film sur la vie du roi, pendant lequel tout le monde se lève, nous mangeons dans un restaurant fusion thaï-italien, le 9th café. De l’autre côté du food court, je vois le « café fish », insigne en néon jaune de part et d’autre d’un poisson, « our promise is in the freshness ».
24 novembre 2008
Dans le métro vers Hua Lamphong, nous traînons péniblement nos sacs depuis Sukhumvit, après avoir subi l’attaque au gaz du carrefour avec la rue de Marie-Laure – l’air le plus acide que j’aie respiré – puis l’alternance malsaine de la moiteur tropicale et des wagons réfrigérés. Philip me montre un petit panneau qui, comme dans tous les métros du monde, invite à céder les places assises aux personnes les plus fragiles. Quatre petites images les représentent : un vieillard courbé sur une canne, une femme enceinte habillée de noir et cheveux longs, deux écoliers, garçon-fille, de face et main dans la main ; mais aussi, plus surprenant, tout à gauche, un moine bouddhiste en robe jaune, une épaule découverte.
Enfin nous arrivons, heureux, dans la petite chambre 37 aux murs bleu clair de la … guesthouse, derrière Hua Lamphong. Depuis la fenêtre, on voit un monastère au premier plan ; des robes de moines étendues sèchent sur une balustrade. En arrière plan, des gratte-ciels modernes. Soulevés par le ventilateur, les rideaux à carreaux bleus et blancs volent doucement dans la pièce et dehors, un oiseau chante.
Surréalisme : on marche sur Thanom Sipraya, vers la rivière. On passe un immeuble en construction inachevé : le rez-de-chaussée sert de dépotoir. Puis sous un pont, des hommes assis torse nu mangent un cercle, et sur le trottoir, tous les dix mètres, un chien dort allongé, sans maître.
A la banque commerciale du Siam, où nous allons retirer 6000 bahts, photographies de la reine et du roi sur le mur, en costume. C’est peut-être la cinquième ou sixième photographie du monarque que je vois depuis ce matin, sans compter celles que je n’ai pas remarquées.
Peut-être est-ce l’extrême monarchisme qui rend compte de l’orgueil sur les visages des résidents de Bangkok ? Physiquement proches du roi, quelque chose de son prestige rejaillit sur eux ; puissants par la grâce royale uniquement, le maintient du prestige et des formes est plus important que la rigueur ou l’efficacité. Car les gens ne sont pas extrêmement aimables ou compétents. Plus qu’au Vietnam, mais pas qu’au Cambodge ; les infrastructures seules diffèrent, fortement, dans le cadre desquelles ont lieu les échanges. Et je ne trouve pas non plus la grâce que j’attendais. Les femmes ont de jolies jambes et les hommes se tiennent droit, mais les démarches sont plutôt grotesques, ampoulées, et la peau des visages rongée par la pollution. Quand au costume, ce n’est pas la capitale du bon goût. Les rues sont un peu sales, et respirer fait mal à la gorge. On ne vit sans doute pas très heureux dans cette ville ; à moins qu’on ne se réfugie dans une sorte de rêverie vague – ainsi semblent l’indiquer beaucoup de visages absents, comme aussi quelques films où les personnages ne sont pas vraiment là, ne comprennet pas le motif de leurs actes, agissent à l’improviste et sans calcul. Un certain fatalisme global, une courtoisie superficielle des gestes et du langage, un goût pour la stabilité sociale, et l’apport des capitaux touristiques, autorisent peut-être cet onirisme existentiel des thaïs vivant à la capitale.
Nous visitons les édifices religieux dans l’enceinte du palais royal. Tous les bâtiments sont en style Gaudi : porcelaines brillantes, couleurs vives, reflets, hyperdécoratif. Pas étonnant qu’on y trouve les mêmes touristes adolescents, que Barcelone et Bangkok aient la même réputation de paradis pour voyageurs en quête d’eux-mêmes. Un panneau dehors dit : pas de chapeau, chaussures ou cigarette. Ne pas pointer ses pieds vers le Bouddha. Règle que n’appliquent pas certains occidentaux déconcertés, qui sont assis pieds devant, dans la position que le panneau, spécifiquement, demande d’éviter. Mais qu’importe : on est dans un des grands temples du n’importe quoi mondial, et ce ne devrait être d’un sens personnel des convenances qui dicte l’attitude face à la statuette en jade, brillamment éclairée, qui trône dans une cage de verre face à la foule de bouddhistes asiatiques et de touristes mêlés.
Bizarre vénération d’une idole, et bizarre coutume, qui demande à ce qu’on s’incline en un lieu précis, sans pointer les pieds vers le Bouddha, mais n’organise aucun service collectif, laissant chacun seul avec ses pieds sales, sa vision du Bouddha vert, et son karma plus riche de quelques points.
Les bâtiments, les statues, les sortes de petites constructions votives, sont tous richement décorés et brillent au soleil ; mais la structure architectonique n’est pas exceptionnelle, et les espaces dégagés ne frappent ni par leur beauté, ni par leur harmonie. Ce n’est qu’un étrange ramassis de façades clinquantes, en somme, rigolotes, mais trop compliquées pour ne pas lasser.
Et devant l’entrée du temple du Bouddha vert, on vénère deux statues de vaches en bronze, dorées sur le front, pour lesquelles on brûle des bâtonnets d’encens, le front prosterné. Plus loin, devant un autre monument, deux hommes en robe safran posent au sommet d’un escalier pour un troisième, vêtu comme eux, qui les prend en photo d’en bas ; puis va les rejoindre sur l’image, pixellisé d’un clic par un touriste bienveillant.
Alors que nous regardons les fresques du Ramayana, un garde nous crie « walk, walk », poussant des troupeaux de gens comme du bétail vers la cour. Philip s’énerve : « I’m looking at this picture ! » Le garde répond, toujours constitutionnellement énervé, « picture same same », en pointant plus loin ; puis il ajoute « walk, walk ». La fresque elle-même est pleine de petites scènes comiques, et de fabuleux échanges entre personnages ; mais les lois de la perspective n’y sont pas appliquées, et la tentative de visualiser d’un seul coup d’œil une multiplicité de telles petites scènes donne instantanément mal à la tête. Autre forme de cet onirisme surréel, qui me semble caractériser la culture thaïe. Manque de perspective et discontinuïté.
La peinture se présente comme une longue bande dessinée dont manqueraient les lignes séparant les cases. Plein de petits détails narratifs ou d’ambiance, couples allongés, qui jouent, garde immobile, un air amusé sur le visage, combat d’un singe et d’une vache, soldats cachés dans la forêt. Mais rien n’est cadré, tout cohabite simplement dans la succession linéaire de la fresque, et les épisodes sont séparés seulement par un bouquet d’arbres, un mur d’enceinte à demi-caché dans les branches, un rocher, juste même une étendue de terre brune ; et, toujours, plusieurs scènes cohabitent verticalement, dont la chronologie réciproque n’est pas évidente. Comme une sorte de contrepoint comique à l’action principale ; ou la vie quotidienne et ses charmes mineurs, qui s’inscrit dans la grande histoire.
Une grille empêche de suivre jusqu'au bout la fresque : il faut revenir sur ses pas pour voir le dernier tiers de l’histoire. Philip s’énerve : « ignorance and stupidity is inscribed in the space ». Un hippie quarantenaire s’approche, pieds nus, dans la même intention que nous. Mais bloqué par la même grille, sa réaction n’est pas identique : « Ah !», puis il revient placidement sur ses pas.
Plus tard, nous voyons une femme sortir de la salle du trône, collier de fleurs au cou, portant une jupe droite bleue, imprimée de petits éléphants dorés comme motif.
Devant le Siam Centre, plusieurs popstars en photo, dont le boy’s band « Superjunior ». Une adolescente un peu grosse met les deux mains, en forme de cœur, autour de l’un des garçons ; sa copine, presque accroupie, prend en photo cette installation temporaire, à la mémoire d’un amour pur et profond.
25 novembre 2008
Après le Bouddha d’émeraude, nous voyons aujourd’hui le Bouddha d’ora, dans un temple de Chinatown. Enorme statue d’or massif, en tailleur, oreilles allongées. Touristes et vendeurs d’amulettes. Outre le relatif déplaisir que me causent les marchands du temple, il me semble assez déplaisant que les touristes se prêtent à cette vénération pure et simple de l’or. Ou peut-être est-ce que le Bouddha jaune leur apporte une aide spirituelle et karmatique, de même que le Bouddha vert ? Une statue d’une telle valeur, après tout, doit bien avoir une efficace.
Ils créent des images taillées qu’ils vénèrent ensuite comme des dieux : dans les pays judao-chrétiens, cela semble correspondre à la lointaine antiquité ; mais en Thaïlande, c’est la forme actuelle de la pratique religieuse.
Nous visitons ensuite une pagode chinoise : rouge vif, nombreux motifs floraux, et statue dorée de la déesse blanche au fond. Quoique encore idolâtre et commercial, l’endroit semble toutefois moins anarchique que les pagodes de Saïgon ; quelque chose de la retenue thaïe affecte au moins le mouvement des croyants qui s’agenouillent pour déposer cierges et bâtons d’encens devant l’image de la déesse, un bras levé vers le ciel, un autre, paume ouverte, étendu vers le bas.
Nous rentrons dans un magasin de stickers et d’insignes en tissu : drapeaux, feuilles de marijuana, équipes de football ; mais aussi toute un série d’insignes nazies, rouge, noir et blanc. Puis nous déjeunons de Jiaozis et baozis, qu’on achète dans une petite échoppe de rue. Des chaises rouges en plastique, empilées près d’un réverbère, nous demandons à la dame si nous pouvons nous asseoir ; elle sort de l’échoppe et nous entraîne quinze mètres plus loin, vers une rangée de chaises contre un mur, à la sortie d’un garage. Souriante et serviable, elle applique les principes du bon commerçant – peut-être que ce client reviendra pour une grosse commande ; si je m’en occupe mal, il risque d’aller ailleurs, et de me faire mauvaise réputation. Derrière nous, dans une allée latérale, un homme en short militaire fait cuire plusieurs kilos dans un énorme wok rempli d’huile ; il monte le gaz, et le bruit de la flamme perce à travers les autres bruits de la rue, comme un ronflement régulier.
Nous traversons la rue des nourritures bizarres – abalone, gélatines fourrées roses et vertes, œufs cuits dans une pâte blanche, et vessies de bœuf ou de porc. Puis sur un étal, à gauche, je vois trois boîtes roses marquées « nude » : faux seins en sillicone collable, pour aider les petites poitrines à surmonter leurs complexes.
Dans une librairie du centre commercial MBK, deux étagères complètes sont étiquetées « Royal Books », et présentent toute une série de livres avec, en couverture, photos de la reine ou du roi. Dehors, malgré les 25 ou 30 degrés, on diffuse des chants de Noël à propos de bonhommes de neige et de traineaux. Nous achetons une glace à la noix de coco, vers laquelle nous a conduit la femme que suivait Philip. J’ai du mal à résister à l’abondance de nourriture qu’on propose à la vente – et pour peu cher – partout : snacks, glaces, smoothies, jus de fruits, gâteaux, plats de nouilles ou de riz. De même qu’à l’abondance de marchandises en général, moins chères qu’en Chine, plus accessibles souvent – prix fixes et vendeurs anglophones. Mais comment les ramener, comment les envoyer, que choisir ? J’ai comme l’impression que cette ville est devenue légèrement folle, étourdie par l’emballement des appétits.
Puis nous entrons dans un espace bizarre, Bankok arts and culture centre, un grand bâtiment construit autour d’un atrium cylindrique, qui sert de lieu de réunion, d’exposition, de spectacle. Mais l’espace est plein d’échos étranges, et la confusion des sons s’accompagne d’une confusion plus grande encore quant à la forme du lieu. Sur le mur face au contrôle de sécurité, plan de métro imaginaire, très développé, avec en titre « if there is no corruption ». Puis au quatrième étage, dissimulée dans une salle latérale, une grande exposition, plutôt intéressante, sur l’art de la performance, avec des photographies et des installations d’artistes internationaux. Dans un coin, délimité par un marquage rouge au sol, une table et quatre chaises brisées. Dans une autre salle, je vois d’autres installations qui ressemblent aux premières. Mais une inscription sur une assiette en papier collée au mur dit « staff only ». Philip la voit et commente « oh, it’s not art anymore ». Effectivement, il y a des thermos, un rice cooker, et, sur une table en plastique, un ananas.
Plus haut, une exposition d’art contemporain thaï, « Traces of Siam Smile », qui s’ouvre par deux fleurs de lotus gonflables et dorées dont les pétales se soulèvent à intervalles réguliers. Le but ouvert de l’exposition, annoncé d’entrée, est celui-ci : « At the time of recent social dislocation and schism in Thailand, we need to find ways for smile and contentment to return as soon as possible. » La Thaïlande est décrite par les étrangers comme pays du sourire. Est-ce parce qu’on n’y rit jamais vraiment, du rire carnassier de la satire, car il faut être content de tout ? Le sourire thaï est en effet décrit, sur un autre panneau, comme signe d’humilité, par contraste avec le rire, potentiellement agressif, signe d’humilité rendu nécessaire, selon la propagande développée, par la nécessité de se concilier les pouvoirs surnaturels – les éléments responsables de la mousson. Le sourire thaï est donc forme ultime de la superstition. Et si l’on suit les rituels, une harmonie mystique et surnaturelle, très new age, devrait émerger : « Love has created so many things in the world, especially smile, both on the face and in the heart. As for the one called « Siamese smile », it may be hoped that the owners of the smile will be the united power to create a society and a country of warmth, peace and happiness. »
L’image la plus récurrente est celle du Bouddha souriant, satisfait du monde et des choses, qui ne se rebelle pas, qui rejette la violence, et qui, quoi qu’il arrive, cherche avant tout la sérénité intérieure de son âme. Une œuvre présente une statue du Bouddha en papier mâché dont les pieds, le corps et la tête sont séparés. Le papier sur le mur en donne le mode d’emploi : si l’on apprend à regarder la statue de face, on verra le Bouddha complet.
L’éthique artistique est donc à l’inverse de ce que cherchent, en général, les français : la saisie précise et critique du monde. Au contraire, il s’agit ici d’apprendre à se tromper soi-même, à choisir un point de vue sur les choses qui permette de s’illusionner sur le réel, afin de garantir la propre harmonie de son âme. Il ne s’agit pas, en observant les fissures, d’identifier les faiblesses de la statue, pour prévenir éventuellement sa dislocation future. Il s’agit au contraire, dans l’éthique thaïe du sourire, d’assure son propre salut, en s’éduquant à toujours, quoi qu’il se produise, trouver le point de vue le plus joyeux. Conséquence, bien sûr, ne pas sympathiser avec le point de vue qui, sur les côtés, voit la statue brisée – mais lui sourire, pour lui communiquer que tout va bien où l’on est. Conséquence plus grave, ne pas apprendre à se déplacer, pour laisser un autre occuper la position qui permet le sourire. Un point de vue sans doute, celui du roi de Thaïlande, a qui le pays tout entier, travaillé par une propagande active, renvoie sans cesse un sourire immuable, autorise une telle joie bouddhique. Et la loi punit de sept ans sous les barreaux quiconque offense le roi. Le pays tout entier fonctionne donc comme une énorme machine dont le but est d’assurer le passage au Nirvana d’un privilégie, le roi.
Plutôt, si je crois à ce qu’on dit, la sérénité du roi sert une fonction précise : elle garantit la stabilité des éléments. Le roi de Thaïlande est en rapport direct avec l’univers mystérieux des pouvoirs surnaturels, et notamment du climat. Ne jamais l’offenser en rien, c’est garantir aussi le retour régulier des pluies, c’est se prévenir des sécheresses et des inondations, c’est réguler la juste circulation des fluides atmosphériques. En somme, il y a dans ce peuple une profonde mentalité magique.
Mais, je me demande simplement, les inquiétudes actuelles sur le changement climatique, la culture écologique, en quoi ne relèvent-elles pas d’une telle pensée magique ? N’ont-elles pas de fortes racines dans un milieu californien post-hippie, bouddhico-new age ?
J’avais caractérise l’éthique thaïe plus tôt d’onirisme existentiel. Il se traduit par un commandement : préserver le rêve, et cet autre, équivalent, ne pas réveiller celui qui dort.
Dans le métro, la publicité la plus fréquente montre une jeune femme théoriquement belle qui brandit un appareil photo, sur fon de texte informatique. En lettres capitales, on lit « my image. »
A tout cela s’ajoute un problème fondamental, que souligne la carte du métro sur le mur d’entrée : la corruption – la paresse, la colère, tout ce qui dans le monde est négatif – a pour conséquence un décalage constant du réel et de l’image. Car les thaïs de Bangkok ne sourient pas, ils ne sont pas aimables, ils pointent le doigt vers les chaussures pour indiquer un lacet défait. La ville est pleine de petites régulations – vérification des sacs à l’entrée des magasins – dont on se moque, ou qu’on fait semblant d’exécuter ; bref ; le résultat concret de cet onirisme, où tout le monde baigne, et de ces existences régies par le réalisme magique, c’est une prise du pouvoir par la ruse et la force, et c’est une corruption réelle, des lieux, des mœurs, des corps et des idées.
26 novembre 2008
Dans la petite libraire d’occasion Dasa, sur Thanom Sukumvhit, je vois toute une étagère de livres sur l’Asie et de guides de voyages. Je remarque deux choses. D’abord que le Rough Guide, outre le livre sur la Thaïlande, en propose un sur Bangkok, et un autre sur les îles et les plages. D’autre part, que Lonely Planet et le Rough Guide proposent des guides portant sur la région « South East Asia », qui couvrent tous les pays au sud de la Chine et à l’est de l’inde, y compris l’Indonésie, mais ni l’Australie, ni la Papouasie-Nouvelle Guinée. Beaucoup de voyageurs, vraisemblablement, viennent explorer cette région, comme ils font l’Europe, ou l’Amérique latine, d’un seul coup, circulant d’un pays à l’autre, entre prières au Bouddha, pieds nus et currys de crevettes.
Devant la librairie, je vois qu’on a déposé des offrandes – petit verre d’eau, riz, pickles – de part et d’autre d’un transformateur électrique de rue, sans doute pour apaiser l’esprit qui l’habite.
Nous nous sommes posés pour voir nos mails à la table de Gloria Jeans Coffee, dans le centre MBK. A la table voisine était assis un couple mixte : homme grisonnant, la soixantaine, yeux bleus, l’air sûr de lui ; femme de vingt cinq ou trente ans, les fesses très rebondies dans un pantalon moulant. Puis ils sont partis, et se sont installés à la même table deux personnages identiques, elle en short hypercourt et sac faux vuitton clair, lui plus fort et plus grand que le précédent, l’air un peu plus tendu. Il se penche vers elle pour lui parler, et du dos de la main, légèrement, il effleur sa cuisse nue. La femme hoche la tête, elle sourit ; ses pendants métallisés carrés s’agitent au bout de ses oreilles à chaque mouvement.
Le soir, nous dînons au food court du Paragon Siam Centre : crispy chicken et crispy shrimp omelette, with rice. Amusante conception du repas, les deux stands offraient, outre le plat, un bol de soupe en libre service, dont on arrose le riz pour le parfumer, ou qu’on mange séparément, après le plat. Les stands proposent aussi des bols d’assaisonnement – piment, sucre, sauce poisson, ketchup, etc. – dont on se sert, dans de petites soucoupes, et qu’on ajoute soi-même pour équilibrer les saveurs à son goût. Les repas nous aura coûté 110 bahts, soit pas tout à fait neuf euros. Le retour aux pays développés sera dur. Nous finissons par un tube de six délicieux macarons, préparés par l’école de pâtisserie d’un expatrié français, dont l’épouse est thaïlandaise, et qui comme tous les professionnels de la bouche, a facilement trouvé le moyen de s’adapter à son pays d’accueil : il donne des cours, tient une école, a des magasins dans Bangkok, et doit pouvoir s’offrir de nombreux allers-retours vers la France. Comment se fait-il que la France excelle tant dans ces métiers là seulement ?
27 novembre 2008
Phrachuap Khiri Kan, petite ville de pêcheurs, sur le golfe de Thaïlande, à quinze kilomètres de la Birmanie. Bien que la chambre soit envahie de fourmis, bien qu’il n’y ait pas de plage mais seulement la mer, nous nous sentons bien. Contraste avec Bangkok, l’air est respirable, il sent presque bon ; les gens sont plus souriants, nous suscitons aussi plus de curiosité – ce qui semble plutôt normal. Nous avons laissé les hippies derrière nous – pas un de ceux qui remplissaient notre wagon n’est descendu là, mais ils poursuivaient vers Phu Ket ou Ko Samui, jeunes et vieux pareillement dirigés vers les îles. Et nous nous sommes arrêtés, dans cette petite ville tranquille, où la seule attraction notable est une sorte de colline, au nord de la baie, colonisée par des singes, et les fruits de mer. Je me suis endormi sans m’en rendre compte à peine allongé sur le lit, me suis réveillé trois quarts d’heure plus tard, déshydraté, j’ai bu presque deux litres d’eau, pris une douche, pour me laver de la pollution capitale – tout n’est pas encore parti, mais j’espère que deux jours ici seront une cure suffisante.
Nous sommes entrés chez un coiffeur, Philip se fait raser la tête. L’homme qui s’occupe de lui porte un peigne blanc planté dans les cheveux.
Puis une femme s’approche, un magazine à la main, sourire, et la scène tourne au flirt généralisé – si je comprends bien, car je ressemble à l’homme en photo sur le magazine, elle et le coiffeur répètent « man of the year, man of the year », puis elle me regarde et dit « my darling », avec un fort accent. Je souris, je hoche la tête, ne comprenant aboslument rien à ce qui se passe, mais trouvant ces gens plutôt sympathiques ; puis nous allons nous asseoir au bord de l’eau : l’air est presque frais, le vent souffle depuis le golfe, et je crois que ce soir, pour aller manger des coquillages ou du poisson face aux vagues, je devrai sortir mon gilet, pour la première fois depuis Tokyo, le mois dernier. Je réalise alors comme était bizarre ce mois de novembre tropical, dans la chaleur d’Indochine, de Thailande, et que si je désirais le sec et le froid, suffoquant dans Bangkok congestionnée, les touristes que je croisais venaient, eux, de l’hiver européen, de la grisaille nord-américaine, et trouvaient réconfortante la moiteur chaude qui m’étouffait.
Après un dîner de coquillages et poisson près d’une installation de tables en bois dans un parc – il semble y avoir fête à Prachuap demain soir – nous nous installons sur le bord de mer à regarder les crabes. Quatre garçons passent à moto, nous disent « hello », puis s’arrêtent, font demi tour, repassent, et nous envoient des baisers de la main, répétant « I love you » cette fois. Philip y répond par des baisers.
28 novembre 2008
A Prachuap Khiri Kan, nous marchons le long du parc où la fête se prépare : des hommes arrangent des nappes roses sur les tables en bois et déplacent des piles de chaises. Un vieil homme en débardeur jaune arrête sa moto près d’une femme qui pousse un chariot de balais, pour en acheter un. Le vent souffle et, derrière eux, les vagues viennent se briser sur le parapet de la promenade.
Nous escaladons ensuite la colline au nord de la ville, surmontée d’un wat, et colonisée par les singes. Impression d’être dans un film sur la fin du monde, les animaux nous observent, ils sont inquiétants, leurs petites mains ressemblent à des mains humaines, et leurs visages sont expressifs. Un panneau prévient les touristes en bas des escaliers qu’ils attaquent s’ils sentent de la nourriture. Nous montons, inquiets, vers le temple, surtout lorsqu’un singe, les oreilles pointues comme un elfe, nous suit. Bizarrement, les animaux ne franchissent pas la porte entrouverte du sanctuaire. Mais cette fois, nous sommes confrontés aux éléments – le vent surtout, qui souffle épouvantablement. Nous voyons d’un côté la mer agitée, couverte de barques arrêtées dans l’abri des Kohs, de l’autre côté, les étangs de cochyliculture ; c’est de là que la ville tire sa richesse, et non du tourisme ; au sud, la seule belle plage à proximité sert de terrain d’aviation, de l’autre côté, la petite baie tranquille héberge un village de pêcheurs ; et les rues ne sont pas envahies d’occidentaux en quête d’eux-mêmes et de bière.
Philip avait un jour caractérisé la culture thaïe comme « the negation of shit ». Cela se vérifie du moins quand on observe la façon dont sont organisées les toilettes publiques : rares, payantes, et peu pratiques. Ainsi, dans les food courts des grands magasins de Bangkok, il n’y en avait généralement pas, il fallait marcher, marche – à l’aveuglette, car elles sont aussi mal indiquées – jusqu’au recoin secret, près de l’issue de secours, après deux coudes de couloir à 90 degrés. Là, derrière un piédestal, se tient une femme qui demande entre deux et cinq Bahts. Même les restaurants n’offrent pas toujours des toilettes gratuites, et vous font aller dans des recoins de garages, par d’étranges détours. Autre bizarrerie, les toilettes traditionnelles sont comme les turques ou les chinoises, dépourvues de siège ; mais elles sont surélevées, de sorte qu’on est accroupi sur une espèce de plate-forme étroite, en équilibre précaire, essayant, sans offenser la culture locale et sans pointer les pieds vers le bouddha, de ne pas manquer le trou, car ce serait une faute grave, et qu’on ne saurait comment compenser.
Au bout de la baie, nous découvrons une flotille de bateaux verts et bleus, flanqués de drapeaux colorés en gerbes, rose et noir, orange et blanc, rouges, tricolores. Nous enjambons les cordes qui les retiennent au sable et qui, suivant le rythme des vagues, montent et descendent. Une femme qui passe à moto se repeigne tout en roulant. Dans le village de pêcheurs, tous les restaurants sont soit fermés par des toiles, soit gardés par des chiens qui nous aboient dessus quand nous approchons – malgré le signe de bienvenue d’une femme face à la mer, nous repartons, légèrement inquiets des autres ou cinq chiens pelés, potentiellement enragés, qui nous montrent les dents. Pas plus de chance au marché : soupe de riz blanche, currys douteux, nous achetons quatre bâtons de poulet grillé, qui se révèle gélatineux et froid. Je ne finis pas le premier. Puis, slalomant entre les canines et les aboiements, nous nous installons dans un grand restaurant terrasse en bord de route, à la sortie du village. On nous y sert, outre un grand poisson frit couvert d’ail et d’échalottes frites, une bizarre créature marine, sorte de sous-marin préhistorique avec une longue queue pointue, dont la tête circulaire, ouverte pour nous, contient une multitude de petits œufs couleur safran, de la taille d’un grain de poivre, et qu’on nous sert avec une sorte de salade pimentée. Le tout nous revient à 440 bahts, soit un peu moins de dix euros.
Nous dînons dans un restaurant face à la mer que nous avions repéré le premier jour. Terrasse ouverte, tables en pierre blanche, la moitié des clients sont occidentaux. Crevettes coco pimentées, calamar au grill : crevettes et calamar sentent vraiment le poisson, c’est la première fois qu’aussi nettement je comprends ce qu’on entend par « qualité du produit ». La serveuse est un transsexuel exubérant dans le maquillage, mais légèrement acide dans l’attitude. Il flirte ensuite avec deux vieux anglophones, pratiquant son anglais, tandis qu’un chat se frotte à ma jambe.
En marchant vers la place où se tient la grande fête de l’école, nous passons au milieu d’un gorupe d’adolescents, motos contre la balustrade et musique rock-poo qui fait boum. Ils nous saluent d’un éhey » sympathique. Au bord des vagues, je vois un homme penché vers le sable, une lampe torche à la main. Philip m’explique « he’s looking for bent worms, we do that a lot in Australia. » Puis passent deux adolescents, débardeur jaune et débardeur vert, que nous avons déjà vu passer plusieurs fois ; mignons, je me figure qu’ils sont ensemble. Ils s’assient tous les deux sur le parapet, puis débardeur vert sort d’un sac en plastique une sorte de brioche à la farine de riz chinoise, et la tend à son ami, puis prend la sienne, et tous deux mangent au même rythme, épaule contre épaule – et le bruit de la mer derrière eux.
Sur l’estrade en échafaudage, trente deux enfants dansent deux par deux ; dansent, plutôt, forment des sortes de figures, puis se dandinent d’une jambe sur l’autre au rythme d’une musique lente à trois temps. Les filles, maquillées comme des adultes et couronnées d’un diadème en brillants, portent des robes de bal orange ; les petits garçons des smokings blancs, colorés d’une ceinture et d’un nœud papillon rouge en satin.
Puis sur la scène apparaissent les maîtres de cérémonie – les instituteurs peut-être – une trentenaire un peu ronde en robe longue à volants roses et, sur sa gauche, un trentenaire en costume bleu marine, chemise et pochette assortis à la robe de sa partenaire. Devant eux volette une énorme sauterelle et, devant la scène, vont et viennent impatients d’autres enfants en costume, garçons le cou ceint d’un collier d’orchidées violettes, et filles coiffées d’un grand plumeau rose et blanc. Puis d’autres couples d’enfants montent sur scène, en costume de bal, comme les précédents, mais les filles en jaune cette fois, les garçons sans veste de costume, et la ceinture, comme le nœud papillon, bleu turquoise, les paupières ombrées de la même couleur. Ils font une chorégraphie plus élaborée, bras qui se lèvent et se baissent, tour sur soi-même, et j’attrappe la main de la partenaire avant de tourner avec elle. Deux tiers des enfants font du playback sur le slow sucré qui les accompagne ; la plupart s’arrêtent lorsqu’il faut coordonner plusieurs mouvements.
Nous entendons de la musique dans la rue sur le chemin du retour, voyons un bar en plein air où deux jeunes chantent et jouent de la guitare. Les cinq ou six jeunes qui tiennent le bar sont tous excités de nous voir là – nous sommes les seuls clients. Le chanteur, intense et concentré, pousse une romance sur fond de bonbon, l’ambiance bon enfant me réconcilie dans une certaine mesure avec la Thaïlande. Mais la succession des scènes et des ambiances de la journée relève toujours du même surréalisme onirique, modalité dominante de la vie thaïe.
29 novembre 2008
Quarante-huit heures plus tard, nous nous retrouvons à la gare de Prachuap, sur Thanon Mahary, attendant le même train qui nous a déposé deux jours plus tôt. On y retrouve une foule différente, plus de vieux hommes, dont un derrière nous s’est mis en position du lotus, pieds nus. L’allemand domine toujours le paysage linguistique. Un couple d’asiatiques devant nous regarde un film américain sur un ordinateur portable Dell. Hommes et femmes, noirs et blancs, barricadés dans un supermarché, sortent des pistolets pour lutter contre une sorte de ver mutant. Les vitres embuées du train ne nous permettent pas de voir le paysage ni le nom des stations, qui ne sont pas annoncées.
Nous sortons tout de même au bon endroit, Chumphon, ville chaude, laide et sous-développée. Les agents touristiques habituels essaient de nous vendre des excursions pour Ko truc ou Ko machin, puis un après-midi à la plage. Nous refusons, changeons de l’argent à l’agence de voyage Kiat, puis cherchons le cinéma – détruit par une bombe ou par une inondation – un café – deux sont fermés – puis nous échouons dans un « peer coffee » climatisé sous le Paradorm Hotel, seul bâtiment propre et moderne de Chumphon. La télé montre une thaïe sur fond de panneaux boursiers, « stocks in focus », trois autres thaïs discutent autour d’une table ronde trop grande, et la serveuse ne parle pas anglais, répondant « yes » à toutes nos questions.
Nous marchons, à l’est de la gare, dans une zone qui dégage une grande impression de chaos – centre commercial en travaux, terrain vague, moto qui recule et manque me renverser ; puis sur la rue principale, entendons l’appel d’un muezzin amplifié depuis une minuscule mosquée de ciment, derrière une station service – les seuls signes extérieurs sont un panneau pointant vers elle ainsi qu’un croissant de lune en métal encadrant une étoile qui pend devant l’entrée. Puis sur le parvis d’Ocean World, six filles en costume rouge et noir entament une chorégraphie sautillante et féline au son d’une musique en style bollywood.