Vietnam
10 janvier 2008
Hier, j’ai vu sur youtube une interview de Minh Tran Huy. J’ai connu Minh en classe prépa. Nous étions amis, nous déjeunions souvent ensemble, elle est venue manger chez moi. Nous avons même dîné ensemble, avec Julien Santoni et Clémence Cardon pour mes vingt et un ans, dans un restaurant indochinois. C’était assez drôle – Julien me l’avait suggéré, j’avais invité Minh, et pensais retrouver la cuisine indonésienne que j’avais découverte avec Edith et mon père aux Pays-Bas. Minh riait devant le menu : « C’est comme à la maison ! » - j’étais embarrassé, je venais de réaliser que le Vietnam, c’est l’Indochine.
Yesterday, on Youtube, I saw an interview with Minh Tran Huy. I met Minh in preparatory class. We were friends, often had lunch together, she came to my place once. For my 21st birthday, we had dinner together with Julien Santoni and Clemence Cardon at an Indochinese restaurant. It was comic – Julien had suggested it, and I invited Minh, thinking I would eat the Indonesian cuisine I discovered with Edith and my father in the Netherlands. Minh was laughing when she saw the menu: ‘It’s like home!’ – I was embarrassed: I just realised Vietnam was Indochina.
23 janvier 2008
Hanoï est la première grande ville du voyage qui n’a jamais fait partie de l’Empire Mongol.
Hanoi is the first major city on the journey that was never part of the Mongol Empire.
22 février 2008
Hier après-midi, je me suis acheté La Princesse et le pêcheur, d’occasion, chez Gibert, en même temps que Berlin-traffic.
26 février 2008
Lu La Princesse et le pêcheur. Dans la journée, même pas : c’est que ça se lit vite, comme on dit. Pas mal. Pas génial, mais pas mal. Une intrigue de départ style Harlequin : jeune fille effacée, solitaire, secrète, et sans amis, mais dont un homme séduisant et sûr de lui s’approche. Il connaît sa vraie beauté, mais la considère-t-il seulement comme une sœur, etc. Puis la chose tourne au plus noir : il disparaît mystérieusement, laisse un étrange carnet chez elle, elle apprend que sa vie est, en fait, beaucoup plus difficile qu’elle ne croyait. Tout ça sur fond de vietnamité difficile, de parents exigeants, de grand-mère complixe, et d’un conte vietnamien qui sert de contre-trame (ou de contrepoint). Le livre est assez réussi, formellement : du récit dans le récit, beau macro, des phrases agréables, un bon micro donc aussi. Bien meilleur que Santoni.
Surtout, le livre m’a fait penser : d’un point de vue éthique, il est loin de moi. Le personnage central est orgueilleux – mélancolique. Elle répète sans arrêt trois mots japonais (que je ne me rappelle pas), et qui signifient « l’infinie mélancolie des choses ». Dès son adolescence, l’héroïne est déjà mélancolique, triste à l’idée d’une enfance perdue, de cette histoire d’amour jamais vécue, d’un baiser jamais échangé. Bref, une jeune vieille, qui vit sa vie sur ce mode, mélancolique, à l’exception d’une grande scène de piano où, soulevée par l’amour, elle redonne chair à… La lettre à Elise.
Parallèlement à cette mélancolie, comme un bouddhisme diffus. La grand-mère disant : « dans une autre vie », c’est, littéralement, non pas dans l’au-delà, le paradis, mais une autre vie, car les amants se cherchent d’un corps à l’autre, au cours des réincarnations successives, et parfois se manquent, mais continuent à se chercher. Ce qui correspond exactement au modèle platonique (aristophanique). Et parallèlement à ce constant retour des âmes, un culte des morts, culte des ancêtres, et l’angoisse de la grand-mère qui n’a pas correctement enterré son mari. Donc un étrange mélange de vie perpétuelle (on peut accepter le grisé, prendre son temps, car on reviendra), et de perte immense (on perd de plus en plus, à chaque seconde, on laisse derrière soi de beaux moments).
Bref, une posture existentielle anti-chrétienne.
Il faudrait comprendre cea, pour le Vietnam, par Minh, un certain non-christianisme de la littérature écrite en France.
Aussi, le destin, le mektoub. Le conte qui fait contrepoint à l’histoire est mis sous le signe du destin : deux orphelins vont consulter l’oracle, on leur prédit que le frère épousera sa sœur, et la prédiction se réalise. Mais le frère essaie d’abord de mettre à mort sa sœur, pour faire mentir l’oracle (il est donc responsable de la rébellion initiale, contrairement à Œdipe), puis il apprend par hasard la vérité (ne cherche pas à savoir, comme Œdipe) – ainsi, Minh laisse planer un léger hésitement sur l’histoire de son héroïne et Nam, mais on a comme l’impression qu’une sorte de destin diffus s’exerce. Et la froideur des personnages est la conséquence de cela, du destin qui s’exécute seul, qui s’accomplit quoi qu’on fasse. Aussi, face à cela, mieux vaut adopter une attitude caleme et détachée. Stoïcisme de Minh, quoi répond à la panique de Santoni. Les deux réponses païennes au désordre du monde.
Genre littéraire du Vietnam : le conte, ou le roman d’amour en forme de conte. Où le destin tient les rênes. Où les déterminismes agissent en plein, sous les traits de l’arbitraire et du hasard. Où l’on n’est responsable de rien. Donc, encore une fois, le modèle d’existence donné par Minh est esthétique avant tout.
Contraster le Vietnam de Minh, celui de Stalone, et celui de Malraux.
Rambo IV s’ouvre par une scène de cruauté militaire, puis Stallone chasse un serpent dans la jungle. Cruauté des hommes et de la nature, et l’esthétique de l’horreur – projetée par les occidentaux sur l’Asie, où l’horreur est pratiquée, mais peut-être pas comme esthétique.
Julien Ruhl disait « j’aimerais faire la guerre du Vietnam », quand nous étions enfants, « là, c’était de vrais hommes ». Rambo, l’homme de la force, mais aussi cette région d’Asie, jusqu’il y a peu, dominée par la force et les armes – au lieu du droit.
Serait-ce parce qu’on est entre deux mondes, entre la Chine et l’Inde ?
3 mars
Le Vietnam était aussi pays communiste.
4 mars
On avait de vastes plantations d’hévéas dans les campagnes vietnamiennes. Une terre agricole, on l’exploitait pour l’industrie.
21 mars
Il y avait dès l’Antiquité deux Vietnams : un nord sinisé, un sud hindou. L’opposition communiste / capitaliste était ancienne.
10 août
Juan Bosch raconte dans Viaggi a Los Antipodes un long voyage au Vietnam entrepris pendant la guerre. On voyageait alors, dans les pays communistes, lorsqu’on était ailleurs membre du Parti – comme il l’était en République Dominicaine.
Il apparente les deux pays : même climat, mêmes productions, riz, piña. Plages et cocotiers – Beautés, richesses naturelles. Mais le Vietnam est un vieux pays.
Détruit : Bosch décrit les cités bombardées, rasées. On n’y pense guère. Coventry, Dresden, Le Havre : il s’agit de cités européennes, et c’est une catastrophe pour l’humanité. Mais le bombardement des villes vietnamiennes, la perte de rues, de bâtiments familiers, c’est beaucoup plus difficile à concevoir. Le napalm et les enfants brûlés dans la forêt, c’est une chose à laquelle on peut compatir. Mais pas vraiment, beaucoup moins, la disparition d’une ville dont on ne saurait prononcer le nom. Juan Bosch s’efforce, à l’époque, de compatir. Il décrit aussi les efforts de guerre, l’énergie mise à construire des abris et des galeries. Les pertes inutiles, aussi, ponts, routes et vies humaines. Pour la théorie des dominos, par peur que l’Asie tombe sous la coupe du communisme – on ne sait même pas précisément ce que cela signifie : voici l’histoire, vue par un œil communiste.
Or on a l’habitude, en occident, beaucoup plus, de s’apitoyer sur les pauvres soldats américains, envoyés dans la jungle et vers l’horreur par un gouvernement anonyme. Incidemment, les massacres de vietnamiens sont condamnés. Mais on ne se place guère de leur point de vue. Colonialisme de la mémoire.
16 août
Minh Tran Huy, représentante en France de la vietnamité, ne parle pas je crois dans ses interviews ni dans son livre de la guerre, du communisme ou de la décolonisation, mais seulement d’un Vietnam culturel, religieux. Faut-il l’accuser de folkloriser son pays d’origine ? Outre qu’on est mal placé pour le faire, quoique la chose puisse être tentante – elle publie dans la foulée chez le même éditeur, Actes Sud, une série de contes vietnamiens – il faudrait plutôt comprendre pourquoi c’est cela qu’on reçoit, cela qu’elle veut écrire, aussi.
Parce que, petite, on l’appelait « chinetoque », et qu’en prépa, c’était l’asiatique. Elle représentait, plutôt que le Vietnam, pays spécifique avec son histoire, et les Etats-Unis, Rambo, la guerre, le napalm, une sorte d’ailleurs avec des nems et de subtiles règles de politesse, un mélange de sensualité, d’intelligence et d’hypocrisie. Bref, on pourrait tout aussi bien la féliciter de surfer sur les clichés.
Mais de façon plus générale, je crois qu’on fait maintenant du Vietnam cette destination touristique, Thaïlande alternative, avec marchés flottants et cocotiers, plages de sable blanc, pains de sucre – est-ce la baie d’Halong, ou Ph Ket ? Bref, un pays décor, un lieu de détente, bordel aussi, pour les français stressés qui ne veulent pas bronzer idiots, mais voir deux ou trois temples bouddhistes, en début d’après-midi, quand il faut trop chaud de toutes façons pour la plage.
28 août
Signification du Vietnam pour certains – australiens : traumatisme, choc post-opérationnel – comment dit-on ? Je ne connais pas le terme exact, applicable aux soldats d’Irak. Hier au pub, Angela et Philip évoquaient ainsi « Mr. Dennis », ex soldat, professeur d’histoire à Mount Barker qui, dès qu’il en avait l’occasion, parlait du Vietnam. Il en portait les traces : tâches, marques, cicatrices, sur les bras : « because of the gas, or the napalm, or the agent orange, or whatever that was. »
Plus tard, à la Tate Modern, je lis dans une salle d’artistes pop, à propos d’une explosion de Roy Lichtenstein « this work can be seen as commenting on the Vietnam war. » Le Vietnam, donc, pour les artistes et les intellectuels occidentaux, représente cela – du moins dans années 60 aux années 80 : la violence gratuite, et les dangers de son éventuelle esthétisation : voir Apocalypse now, et la terrible chevauchée des walkyries en hélicoptère, tandis que les villages et leurs habitants sont bombardés de napalm. Le Vietnam, donc, ou la beauté de l’horreur.
2 septembre
En passant devant les bouquinistes de Dijon, j’ai feuilleté une vieille brochure sur l’Indochine française. La chose commençait par le poncif usuel : trait d’union entre l’Inde et la Chine, le monde noir, hindou, musulman, et le monde jaune de Confucius et Lao Tseu. Quelques pages plus loin, on présentait la femme annamite : jeune, elle est belle et s’intéresse au luxe mais, devenue mère, elle surprend par ses vertus domestiques, et force l’admiration.
3 septembre
Ambassade du Vietnam, 62-66 rue Boileau, métro Exelmans. Juste à côté, rue Chardon-Lagache, vivaient mes arrières-grands parents pendant la Première Guerre Mondiale : mon arrière-grand-père, serrurier, avait été réquisitionné pour travailler dans les usines Renault de Billancourt, comme mécanicien.
Joli bordel à l’intérieur : deux salles, une dizaine de personnes assises ou debout dans le première, qui font des photocopies. Pas vraiment de queue devant le guichet, mais l’apparence d’une queue vers l’autre pièce, où sont massées peut-être vingt cinq personnes. Je demande à quelqu’un « c’est la queue pour les guichets ? » Il hoche la tête, et me dit « non », puis me fait signe d’aller au guichet deux. Je vais m’asseoir, remplis les papiers, puis vais vers le guichet. Moment de panique, les dates, confirmation de durée « un mois, trois mois, six mois, comme vous voulez. » Je donne, au hasard, du trente octobre au trente novembre, en me disant que cela suffira. « 120 euros. » Je demande s’ils peuvent le faire en express : pour trente euros de plus par passeport, je les aurai le 5. Vendredi, donc, direction l’ambassade de Chine. Ouf.
Entre temps, la queue s’est formée. Français, Vietnamiens. Une bourgeoise de vingt ans qui dit au guichetier « je ne sais pas la date, c’est une surprise qu’on me fait, je sais seulement que c’est en octobre. » Un homme avec un fort défaut de prononciation l’aide à remplie : allongez les dates, on vous autorise un mois. L’homme demande, pour lui, deux visas de six mois pour le travail, en urgent, pour demain. Pendant ce temps, cris perçants d’un enfant dans l’autre pièce. A côté de moi, un français né au Sénégal remplit sa demande. Un téléphone portable sonne, conversations en plusieurs langues, et des queues qui s’allongent.
Il y a des taches, beaucoup de grosses taches noires sur la moquette bleue.
5 septembre 2008
10h05, récupéré nos deux passeports avec le visa vietnamien. Petit problème, le guichetier n’a d’abord donné que celui de Philip. J’ai dû dire « j’avais deux passeports », puis il a disparu cinq minutes dans son bureau. Derrière moi, un vieux monsieur soufflait fortement, l’air de penser « quelle organisation ». Juste un peu plus tôt, l’homme qui se tenait avant moi dans la file, grand pied-noir bronzé dans un costume bleu marine, a pointé la vitre fermée « la boîte est là-bas, c’est scandaleux, quelle organisation, pfff ! »
13 septembre 2008
Au restaurant chinois « Le Palais Royal d’Evry », on propose, outre la carte habituelle, spécialités thaïes et vietnamiennes. Parmi les derniers, plats à la citronelle : bœuf, porc, poulet, canard. Les patrons sont asiatiques, et de langue maternelle française. On ne sait pas s’ils sont vietnamiens, chinois ou thaïs.
17 septembre 2008
Il faut 25 000 dongs pour faire un euro. Y a-t-il eu de l’inflation furieuse au Vietnam ?
18 septembre 2008
Mangé, ce soir, avec mon père à l’Alsaco. Mais bizarrement, les serveurs sont tous asiatiques. Chinois ? Vietnamiens ? J’entendais, à côté, la table dire à la serveuse « xie xie », puis lui demander comment dire « s’il vous plaît », « Qing », répondait-elle. Chinois, donc. Pourtant, les nems sont vietnamiens, en général, m’expliquait plus tard Philip, en jugeant les nems à la choucroute assez dégueus.
Pendant le repas, mon père a parlé de son collègue QG Tran, qui construit des écoles au Vietnam, et fait éduquer des filles dans les zones rurales, par des religieuses. Pour lutter contre l’obscurantisme. Et je pensais – qui réfléchit à l’architecture de ces écoles ??
Tran a, me dit mon père, beaucoup de famille et de relations au Vietnam. Il aurait pu s’occuper de la branche japonaise de la Société Générale, mais n’a pas voulu partir, et y a fait nommer un ami à lui. Contacts.
21 septembre
Destins internationaux : Kevin Truong, notre hôte à Berlin, suédo-chinois, est né au Vietnam, puis parti en Chine.
23 septembre 2008
Il y aurait, à Varsovie, ce que notre hôte appelle un « little Vietnam ». Héritage de l’époque communiste. Kuba nous raconte qu’il y a cent mille vietnamiens à Varsovie, mais que personne ne sait vraiment où ils vivent. « I think it’s an urban legend », ajoute-t-il. On raconte aussi qu’ils cuisinent, et qu’ils ne vendent pas de nourriture, mais qu’ils en donnent à l’étranger qui passe. Apparemment, c’est un des mystères de Varsovie. On ne les voit pas vraiment dans la rue. On sait qu’il y en a, mais ce ne sont les voisins de personne. Il faut bien qu’ils vivent quelque part, pourtant.
27 septembre 2008
Ce soir, après la soupe, entre Perm et Sverdlosvk, nous avons feuilleté le Rough Guide vietnamien. Nous allons visiter Hanoï, Hué, puis Ho Chi Minh City, et pas la baie d’Halong. Nous préférons passer deux jours dans la ville impériale. Rien n’a l’air cher, on se loge pour 10 à 15 dollars.
13 octobre 2008
Parti communiste asiatique et mémoire des grands hommes : ils sont associés à la fois à l’indépendance nationale, au pouvoir du peuple, et à la culture de l’ouest colonial. Nous visitons la maison de Zhou Enlai à Shanghai, dans la concession française, proche de celle de Sun Ya Tsen. C’est Shanghai aussi, dans cette métropole occidentalisée, que s’est réuni pour la première fois le parti communiste chinois. Pas à Beijing. De même qu’au Vietnam, ce n’est pas de Hué, ville impériale, qu’est venue la révolution, et que les pouvoirs en place – comme, aussi, Sihanouk au Cambodge – étaient alliés des pouvoirs coloniaux.
La maison, de manière générale, est remarquablement dépouillée. Jolis sols de bois sombres et menuiseries laquées de rouge, mais ni tapisseries, ni peintures, ni bibelots, ni vases, des pièces avec lits, bureaux, chaises et valises. Pas de grandes salles de réception, mais pas non plus de lieux calmes où se retirer : la plupart des chambres ont au moins deux lits. D’où relative impression de mal-être : surveillance permanent de chacun par chacun. Même la chambre de Zhou Enlai n’est pas vraiment lieu d’isolement : située au rez-de-chaussée, elle ouvre par un double panneau coulissant sur la salle de réception ; une porte vitrée donne sur la véranda qu’occupait en permanence un garde.
15 octobre 2008
Les visages que nous voyons à Shanghai ressemblent de plus en plus aux visages vietnamiens que j’avais l’habitude, à Paris, de considérer comme chinois. Lèvres épaisses, nez marqué, grands yeux, figures larges. Hier soir, notre serveur avait cette physionomie. Philip et moi salivions, Ming, sans embarras, lui demande en chinois d’où il vient – de Guangzhou – puis il demande « pourquoi ? » « Parce qu’on vous trouvait très mignon. » Philip et moi rougissons ; le serveur nous regarde avec un sourire.
17 octobre 2008
A Zhouzhuand, première rencontre avec les bizarreries du bouddhisme. Série de bâtiments abritant des statues du Bouddha, assis, debout. Arbres à vœux, où sont attachés des morceaux de tissu portant des caractères. Bougies en forme de lotus qui brûlent emballées de plastique, bâtons d’encens géants, poissons dans des aquariums qu’on propose de relâcher dans l’étang pour améliorer son karma. Premiers signes, depuis mon arrivée en Chine, d’un contact avec ce bizarre monde indo-bouddhiste et ses croyances.
22 octobre 2008
Premiers contacts avec le Vietnam, deux membres d’hospitalityclub, un expat hollandais, qui nous a spontanément contactés (j’avais cliqué sur son profil), pour nous offrir de nous montrer Hanoï ; une fille, vietnamienne, anglophone enthousiaste, et qui ne peut nous héberger, mais nous fera découvrir Hué.
29 octobre 2008
Dans un food court souterrain de Kowloon, avant d’aller au musée, nous commandons notre premier repas vietnamien. Poulet citron ver / Pho et porc citron vert / pho. Je regarde les nems et les desserts, et me rends compte que c’était pour moi nourriture chinoise.
1 novembre 2008
Premier signe visuel du Vietnam, à la station de bus de Nanning, une femme de ménage passe devant la vitre du KFC couvert d’un grand manteau de pluie jaune en plastique, et d’un chapeau pointu gris métallisé, sans doute imperméable.
2 novembre 2008
Nous allons sortir de la Chine industralisée, technocratique et centralisée, pour nous retrouver au Vietnam, à la merci des éléments naturels et de l’initiative individuelle. Nous avons acheté hier nos billets pour Hanoï : départ dix heures de Nanning, arrivée prévue sept heures plus tard, soit 17h, au centre d’Hanoï, pour 300 yuans par personne, tout ça semblait parfait. Reinouf, notre hôte d’hospitalityclub, allait nous héberger pour une nuit ou deux, ou nous allions directement nous rendre à l’auberge honnête qu’il nous a recommandée. Puis ce matin, Philip a lu dans les journaux que des pluies torrentielles avaient provoqué plusieurs morts au Vietnam, dont quatre à Hanoï, que les rues de la capitale étaient sous un mètre d’eau dans certaines zones et, bref, nous nous sommes dit qu’il faudrait peut-être attendre un peu pour partir. Mais comment accéder à l’information ? Qu’est-ce que ça veut dire, des rues inondées ? Philip me dit qu’à Phnom Penh, il avait déjà pris le moto-concho sous la pluie, de l’eau jusqu’aux talons. Puis ce soir, un mail de Reinoud ous encourage à partir pour Hanoï demain – la situation dans le centre-ville n’est pas trop mauvaise, on devrait pouvoir atteindre l’auberge. On va donc partir, chassés par la déprime du Guangxi, par les perspectives de pluies torrentielles ici – pourquoi pas ? – et par le désir de poursuivre la route. Or comment, depuis Nanning, savoir si la route vers Ho Chi Minh City est fréquentable ou non ?
3 novembre 2008
Une fille en t-shirt jaune, alors que nous montons dans le bus pour Hanoït, nous dit « Welcome to Vietnam ». Nous voyons d’autres signes que nous en approchons : à l’arrêt toilettes, sur l’autoroute, les signes sont en trois langues, anglais, chinois, vietnamien. Certaines pancartes, à Pingxiang, ont aussi quelques mots de vietnamien.
Après un petit voyage en mini-bus ouvert d’un point à l’autre de la passe, on arrive dans un bâtiment de style colonial, où se trouve le contrôle des passeports. Même confusion qu’à l’ambassade, rue Boileau : masse de gens devant trois fenêtres à l’entrée, mais les officiels nous renvoient plus loin, au guichet des douanes, pour prendre une fiche d’entrée. Nous revenons, la fiche remplie, donnons le passeport à l’homme derrière la première fenêtre. Une foule de chinois se masse devant le troisième guichet, mais l’homme qui se tient derrière nous appelle avant eux, puis nous rend le passeport. On passe devant la visite médicale – un ordinateur prend automatiquement notre température, et je passe le test avec 37,5 °C (vestiges du rhum rapporté d’Hong-Kong), puis l’homme tend un papier plastifié qui demande, pour les frais de visite médicale, deux yuans ou l’équivalent en dongs. Je paye sans broncher, rigolant de cette petite surcharge au prix du visa, puis, dehors, nous attendons que sorte la fille en jaune de tout à l’heure, et la suivons dans un bus vert trop climatisé, mais sans télévision, qui va nous amener vers Hanoï.
Dès la première ville, sentiment très fort d’être arrivé dans un autre pays. Malgré la similitude des paysages, ils ont l’air plus tropicaux de ce côté – je vois plus de rouge et moins de blanc quand les flancs de la colline sont à nu. La ville aussi, que nous apercevons sur la froite, est plus colorée et plus décorée : toits à balustrades en style bordelais, façades roses, jaunes ou vertes ornées de motifs – et cette beauté des façades tranche sur les urs et les toits laissés gris. Cela ressemble à la République Dominicaine, paysages et maisons ; fantasme, sans doute, mais j’y sens la catholicité baroque des pays latins, le désir aussi, pour s’accomoder d’une relative pauvreté, d’orner les murs et les façades. Je remarque aussi, dans les champs, beaucoup de petites maisons, dans la ville, des maisons très étroites, à plusieurs étages, abritant sans doute une large famille, mais pas un collectif d’habitants. Sinon, rizières, bananiers, cannes à sucre, et quelques potagers près des maisons. Sur le flanc d’une colline, broutant, je vois mes premiers buffles. Un homme en chapeau traditionnel, un mètre en surplomb, les surveille.
A l’approche d’Hanoï, le paysage reste rural : vaches derrière la barrière de sécurité, rizières et bananiers. Beaucoup d’eau, qui, je suppose, tient aux inondations récentes. A gauche, dans ce qui semble un petit cimetière, une famille de canards se regroupe sur une tombe laquée, qui dépasse des eaux.
Le bus nous dépose près du centre. On marche à travers les flots de scooters et de mobylettes jusqu’à la Real Darling Guesthouse à deux pas du lac, recommandée par Reinoud. 9 $ la chambre, on prend, même sans fenêtres. On repart directement vers la gare où, sans encombres, on achète nos tickets pour Hué, sur le train de nuit de vendredi 7, pour 68 $. Guichetières efficaces et souriantes, on nous rend 500 000 dongs, en un seul billet, sur le billet de 100 $ ; nous l’échangeons contre cinq de 100 000, et ressortons dans l’agitation de la nuit tropicale.
Scènes de rue, des gens assis sur des tabourets, qui mangent ou vendent à manger, œufs blancs et chair dans des saladiers, feuilles, pommes, bouteilles et bananes, tout ça rythmé par le klaxon des mobylettes et des scooters. Un garçon passe, en chemise à rayures et pantalon, portant des gravats dans une bassine en plastique jaune qu’il vide en face, de l’autre côté de la rue. Laissant leurs tongs à terre, la plupart des hommes ont les pieds nus, posés sur d’autres tabourets.
Je me dis qu’ils ont beaucoup lutté pour cette liberté, et qu’ils méritent à présent de s’étendre un peu les orteils : l’homme en chemise et jeans devant moi doit avoir quarante ans – peut-être a-t-il échappé de justesse au napalm, enfant, comme cette femme qui sourit, dans son dos, chargée d’un énorme panier sur la tête.
Le soir, nous profitons du pouvoir d’achat post-colonial : restaurant à la carte, assortiment de plats végétariens, salade papaye et faux bœuf en soja, beignets d’aubergine, tofu frit, lassi. 145 000 dongs, soit 8 ou 9 dollars – il y avait des nems pour 30 000 dongs par personne, même pas 2 $, mais tant pis – les prix sont ridiculement bas pour nous. Puis nous prenons un dessert chez Thui Ta, yaourt au café pour moi, gâteau chocolat blanc pour Philip, en terrasse, face au lac, au centre d’Hanoï, pour 70 ou 80 000 Dongs, 5 ou 6 $. Il pleut très très légèrement, les voitures passent de l’autre côté, les phares et les lumières de la rue se reflètent dans l’eau, que la pluie légère fait miroiter, c’est paisible, et beau ; pourtant, je ne suis pas totalement à l’aise, je me demande, quelle violence autorise mon pouvoir d’achat local – et je m’en veux de cette fausse conscience, qui ne sait pas vraiment la cause de son malaise.
Puis avant de dormir, je m’énerve contre l’hôtel, dont les toilettes à l’européenne, après quatre chasses d’eau, n’ont toujours rien évacué : technologie primitive, inefficace ; désir d’être arrivé dans un pays civilisé, qui sache évacuer sa merde.
4 novembre 2008
Près du lac, et face à Papa Joe, chez qui j’irai prendre un verre après déjeuner, je savoure un expresso, le premier bon depuis Beijing – dans un bar à l’italienne, fauteuils rouges et noirs, au premier étage, murs couverts de galets blancs, poutres vernies noires au plafond. Tout à l’heure, marche sous la pluie : traversée d’un marché, poissons, fruits, crevettes et sacs d’épices, à la recherche d’un endroit pour déjeuner. Nous nous sommes arrêtés, trempés, dans un petit restaurant – juste une pièce avec la télé dans le fond qui diffusait un feuilleton chinois. Nous demandons, comme c’est la coutume ici, « how much, combien ? » La femme derrière le pot de soupe s’adresse à quelqu’un dans la pièce et, tournant la tête, nous voyons émerger d’un lit mezzanine presque invisible un demi corps d’adolescent, qui traduit le prix pour nous.
Je passe la journée sans Philip – nous nous sommes donnés rendez-vous à 18h30 ce soir à l’hôtel – et décide de faire un café crawl. Héritage français, les cafés d’Hanoï. Je suis dans un rez-de-chaussée sur rue, double porte en bois totalement ouverte, une plante qui pend depuis le balcon du premier étage, une autre, en pot, sur toute la hauteur du côté gauche. Musique jazz légère, tables basses en bois, petits tabourets. Sur ma droite, un homme seul lit le journal ; un couple en face mange des graines ou des cacahuètes. On m’amène une petite tasse de café noir, très fort, avec un sucrier sur le côté. Le bruit des klaxons, dehors, fait contrepoint au jazz de la radio, la lumière est douce : il fait juste un peu trop frais, conséquence de la pluie. Sur le mur, je vois un petit tableau rouge qui me plaît assez.
Je visite une boutique, à côté du lac, où l’on trouve de vieilles affiches de propagande. J’en vois deux similaires, deux femmes portant un panier d’oranges au milieu d’arbres stylisés portant des oranges et de vingt-trois paniers d’oranges, sur cinq rangs ; une femme déversant un panier de piments sur un tas de piments – des petits personnages stylisés dans le fond, portant des palans, ainsi qu’un tracteur à la remorque pleine d’un gros tas rouge. La légende dit « grow lots of chilli / oranges to increase the products for exportation and for the life. » Une autre affiche, sur le côté, encourage l’exploitation des bordures de champ pour la production de menthe et d’herbes aromatiques. Faut-il établir une causalité, des ces affiches encourageant la productivité maximale, et de la presse, de la foule qui se faufile dans chaque recoin des rues de la capitale : tout à l’heure, je suis revenu vers Hoan Khiem à travers un marché. Peu de place entre les étals, et pourtant, des scooters essayaient de passer, klaxonnant pour que les gens s’écartent.
Malgré le régime socialiste, il semble régner ici le plus grand degré de chacun pour soi. C’est vrai, peut-être des locaux ; ce l’est totalement des locaux dans leur rapport aux étrangers (qui sont les vaches à lait de l’économie touristique) et des étrangers entre eux. Je suis au balcon de Papa Joe, face au lac. Une blonde est assise à deux mètres de moi, nous sommes seuls dehors. Pas un échange de paroles, elle n’a même pas répondu par le regard au vague regard de complicité que j’ai tenté de lui jeter. Tongs aux pieds, seule au milieu d’Hanoï, elle est peut-être en quête d’elle-même, et ne voudrait pas qu’on la dérange. Idéal hippie, mélange d’égocentrisme absolu – la quête du moi vrai comme but à la vie – mais aussi culte de la force – ou que le plus fort moi l’emporte. Est-ce pour cette raison qu’ils aiment tant la jungle vietnamienne ? Ou serait-ce une attirance pour le bouddhisme, au moins dans sa version basse : atteindre individuellement le salut par mépris souverain pour le monde et les souffrances des autres.
(Autre piste, un pays jeune, adolescent par sa démographie, ce qui correspond à l’idéal hippie d’éternelle adolescence, éternelle quête du moi.)
Nous finissons la soirée, après un repas de poulet cinq saveurs, champignons, nems et poisson chat frit à l’aneth au Little Hanoï, dans le Minh’s jazz club, avec un jus de mangue frais. Le propriétaire, Quyen Van Minh, joue tous les soirs du saxophone live avec son orchestre. Est-ce un reste de la présence française – émulation des bars jazz parisiens de Montmartre ou Saint Germain des Prés ? Vestige de la présence américaine – ils n’ont pourtant jamais occupé Hanoï – ou quelque chose d’autre, une sorte d’anarchie, de culte du moi, de démonstration personnelle de sa propre force et de son talent – qui nourrit une scène jazz dans cette ville ? Je m’interroge, en écoutant Van Minh reprendre au saxophone « How bright the moon » : comment cette mélodie qui vient d’Amérique est-elle arrivée dans cette salle intacte – un peu comme un chant d’oiseau se déplace ? Et dans la façon dont la basse, le batteur et le piano soutiennent et reprennent le thème, je ne perçois nulle pentatonie cachée, nulle vietnamité qui surgirait, tout à coup, dans la musique.
Le public est pourtant mélangé d’européens et de vietnamiens – que viennent-ils chercher ici ? Comme au Little Hanoï, peut-être, un reste sentimental du Vietnam colonial, ou d’un mythique Hanoï cosmopolite qui, passée la victoire de Dien Bien Phu, serait devenu république autonome, et ne serait pas tombé dans l’engrenage de la guerre froide – et jouer cet air américain dans cette ville communiste est peut-être une façon de réconcilier l’histoire, avec nostalgie.
Comme pour contredire mes analyses, Philip me dit qu’il adore le pianiste « Why ? » « Because he’s not at all westernized. » Etonné, je demande ce qu’il entend par là : « His uncoolness ! » Il prend le jazz au sérieux, donc… ce qui viendrait confirmer, peut-être, mon idée : cette musique possède une importance historique, ici, maintenant, qu’elle n’a plus en Europe, ou dans les pays occidentaux. Je le regarde, il me fait penser à Jean-François, et pourrait incarner un style « communisme jazzy. » Il prend son rôle très au sérieux, mais l’allège par des blagues ou des expressions comiques, dont il est le meilleur spectateur. A côté de lui, le saxophoniste adopte un style que je qualifierais de « dramatic coolness » : mélange d’intensité dramatique et d’indifférence dans le mouvement du corps et du visage. Rien qui sautille ou dérape et, surtout, pas la moindre prise de distance à destination du public – au contraire, une solitude simulée. Ostensiblement, le pianiste est en rapport avec le public, et joue pour eux, soulignant d’une geste ou d’un regard telle note ou tel accord, les commentant, se détachant de la musique, et même, la jugeant, comme individu. Cette attitude, il l’adopte aussi par rapport aux autres musiciens du groupe. Il ne fait donc reposer l’exécution collective de la musique et sa réception par l’auditoire sur aucune communion mystique autour de l’idée musicale née sous ses doigts, mais au contraire, sur un constant effort de médiation dont il est, en tant qu’exécutant, le principal responsable. A l’opposé, le saxophoniste est tout entier dans ce qu’il joue, comme si les vibrations du saxo devaient mystiquement faire communier avec lui les trois autres musiciens de l’orchestre et la salle. Il fait vibrer le métal comme s’il était seul, ou que tous les individus rassemblés dans le bar étaient la même personne, en phase avec la même énergie mystérieuse ; une fois son numéro de bravoure achevé, cet homme, épuisé, s’asseoit, tournant le dos au pianiste qui, malgré l’effort, ne quitte tien de son humour ou de son effort médiateur en construisant l’architecture de ses variations. Le public, c’est rassurant, ne s’y laisse pas prendre, et sait qui mérite ses applaudissements.
Bien sûr, la structure même des instruments joue son rôle, un piano produit plusieurs notes à la fois, le pianiste est forcé de penser à leurs rapports, tandis qu’on ne sort qu’une seule note au saxo – note qu’il faut, de plus, produire avec son propre souffle – Apollon-Dionysos, toujours, dans le jazz comme dans la tragédie ; politiquement, charisme du chef qui crie fort, ou charisme de celui qui sait écouter chacun.
5 novembre 2008
Formation mandarinale au palais de la littérature : les vietnamiens prenaient part à des séries de concours, puis venaient, s’ils étaient lauréats de leur province, étudier au temple de la littérature d’Hanoï, les textes classiques du confucianisme, Analectes, Mencius, Grande Etude et Juste Milieu, plus les livres des Odes, Rites et Mutations, ainsi que des recueils poétiques et littéraires chinois. Des devoirs, très normés, petits et grands, faits régulièrement, leur permettaient, s’ils étaient réussis, de passer le concours, et de devenir mandarins. Ce type de cursus – étude des classiques, sélection par concours, formalisme du devoir – est (presque) strictement similaire aux classes préparatoires françaises, et particulièrement à la section classique de l’Ecole Normale Supérieure. Quant à l’architecture ordonnée du temple et des jardins qui le précèdent, avec les buis taillés séparant les pelouses de l’allée pavée, et sur chaque flanc, les étangs cernés de balustrades, elle évoque assez précisément les jardins à la française du Palais Royal et des Tuileries, le cloître d’Henri IV ou la cour aux Ernests à l’ENS.
Ce qu’on adore dans le temple ? Une statue de Confucius et ses disciples. Autour de la cour se trouvent des bâtiments qui contiennent maintenant des magasins de souvenir mais dans lesquels se trouvaient auparavant des statues de soixante-douze disciples du grand sage – comme, à l’ENS, les murs de la cour aux Ernest sont flanqués de bustes honorant les grands hommes des lettres et des sciences françaises – et depuis le toit, qu’il est est bon d’escalader, moine le dôme du Panthéon, dans lequel on honore les grands hommes, la Patrie reconnaissante.
Notons qu’on honore, dans le saint des saints, non pas seulement Confucius qui trône au centre, mais aussi les quatre disciples assis de part et d’autre qui l’écoutent – et donc, la situation d’apprentissage, de transmission, non pas seulement le génie, l’homme inspiré, dont la bouche et l’esprit génèrent miraculeusement les paroles de sagesse et de vérité.
Comme en France aussi, les textes classiques – et le style des bâtiments – sont issus d’une antiquité voisine, laine, grecque, ou chinoise importée, reproduite, et vue comme fondatrice.
Visite au musée des Beaux Arts, des salles d’art moderne : et malgré l’influence française, les œuvres sont distinctes. Essentiellement, par leurs couleurs sombres, fonds noirs, bordeaux, jaune sombre, et jamais blancs ou bleu clair, donnant l’impression d’un pays ténébreux, sans lumière. Dans les salles suivantes, plus récentes, deux thèmes : Hô Chi Minh, et la guerre. Je comprends enfin la raison des couleurs sombres : la laque, technique traditionnelle, permet ces trois couleurs dominantes, carmin, noir, et jaune d’or.
Scènes de rue nocturnes : une jeune femme brûle des billets pour les morts à même le sol, abritée derrière une planche en bois. Des femmes achètent des soutien-gorges, empilés dans le petit espace d’une boutique, et, sur le balcon d’une vieille maison, trois personnes font un feu, juste en dessous du linge qui sèche.
Gorge un peu sèche, yeux qui tient, la pollution, l’air humide, et peut-être le manque d’eau ; mais il n’y a nulle part de toilettes publiques, et pas toujours dans les cafés ; sans compter qu’il faut marchander – aussi – pour acheter la bouteille d’eau.
Quand nous rentrons à l’hôtel, notre chambre empeste. Il y a trois crottes de souris sur le lit de Philip – nous ne découvrons pas l’animal responsable – et tous les tissus, draps, serviettes et sacs de couchage, sont saturés d’humidité.
6 novembre 2008
Près d’une boutique de photocopies, dans le quartier français, des hommes prennent le thé dans la rue. Ils sont assis autour de petits tabourets en plastiques servant de table, sur des sièges de polystyrène expansé, trois ou quatre planches découpées grossièrement, superposées puis ficelées, surmontées d’une feuille de carton sur laquelle on s’asseoit directement. Derrière eux, des écorces de pomelos chinois pendues sur le rebort d’un muret, quatre côte à côte, identiquement découpées.
Nous avons acheté tout à l’heure, dans une librairie, des cartes postales groupées dans une petite pochette sous le titre « scènes de rue ». C’est cela qu’Hanoï offre à voir, les mêmes scènes de rue partout répétées, cette esthétique du quotidien – pelures de fruits joliment découpées, couleurs des marchandises à l’étalage, sourire sur les visages qui boivent leur café ; la ême impulsion, peut-être, à petite échelle, qui fait peindre en couleurs vives les façades étroites.
Par la fenêtre du café, je regarde passer le flot littéralement ininterrompu des mobylettes et des scooters – malgré le feu rouge au croisement. Constant mouvement d’êtres humains, constamment générés, constamméen disparus, comme autant de goutelettes, emportés par le courant de la ville, sans ordre, sans autre loi que la force intérieure qui les dirige, ici, là – mais par une amusante ruse de la nature, les fait tous converger dans les mêmes rues. Je me les représente ainsi, pris dans un cycle infini de mouvements, tournant, tournant dans les rues d’Hanoï jusqu’à leur mort, pour être remplacés par d’autres, plus jeunes, identiques.
7 novembre 2008
Prêts à partir d’Hanoï, dernière nuit dans l’hôtel bruyant. J’ai préparé les sacs pendant que Philip nous cherchait un hôte à Hô Chi Minh. Tous les tissus sont imprégné d’humidité, rendant nos sacs littéralement plus lourds qu’à l’arrivée. Je ne parle même pas de l’odeur, surtout celle des serviettes.
Tous les magazins d’Hanoï ont un petit autel : cuisines de rues, magazins de vêtements, cafés internet. Toujours la petite maison laquée rouge sombre, et les deux ampoules rouges, les offrandes de nourriture ou de thé, les bâtonnets d’encens, les petites statues. Mais qui représentent-elles ? Bouddha ? Les trois hommes ? Leur nombre même semble varier – ceci dit, Der Yang, lorsque nous parlions de religion, nous disait que le mot « Bouddha » sert à désigner n’importe quelle divinité. Ces autels seraient donc dédidés à je ne sais quelle mini divinité superlocale, de la boutique et de la famille, et le choix des statues et du nombre laissés à la charge du chef de famille, responsable du choix religieux pour son fonds de commerce ?
Après une marche infernale à travers les scooters et sous la pluie, nous arrivons à la gare, une heure en avance. Trois personnes essaient de nous guider jusqu’au train – que nous voyons à quai, quinze mètres plus loin ; contre pourboire, bien sûr. Nous arrivons à nous en débarrasser. Nous entrons : pop asiatique de mauvaise qualité, mise très fort dans le wagon. Les lits durs sont vraiment durs. Draps gris et sales, oreillers verts et sales, duvets verts et sales.
8 novembre 2008
Depuis la fenêtre du train vers Hué, le pays m’apparaît comme une gigantesque inondation. Des silhouettes fantômatiques, drapées de plastique bleu, rose ou marron, se déplacent parfois dans ce paysage sinistre ; et malgré la couleur des façades, je résiste mal à la dépression de ces flaques répétitives.
A l’approche d’Hué, la campagne est constellée de petits monuments bas qui ressemblent à des tombes, mais qui ne sont pas enclos dans un cimetière, ni même ne semble ordonnés de façon cohérente. Anarchie d’un culte des morts envahissant, tombe après tombe, l’intégralité du paysage, comme les scooters ont envahi les rues d’Hanoï. Car si les morts ne doivent pas se ranger, pourquoi les vivants le feraient-ils ?
Hué : les gens sont plus comiques et plus souriants. L’hôtelier veut nous louer sa chambre la plus chère, mais nous en montre une autre à moitié prix sur simple demande. On essaie de nous vendre une bouteille d’eau 10 000 dongs, mais quand Philip dit 8000, immédiatement, la vendeuse hoche la tête ; et l’assiette que nous commandons pour midi coûte 15 000 dongs par personne. Les rues sont plus larges aussi, de sorte qu’on klaxonne moins. Quant au temps, bah, depuis trois heures que nous sommes ici, nous n’avons eu qu’une énorme averse.
Dans la cité impériale – sur modèle chinois – nous voyons des kanji sur les portes et, dans un lac artificiel, des touristes nourrissent les poissons rouges, comme à Zhouzhuang. A l’entrée de la salle du trône, le garde est tourné vers une petite pièce à gauche : il regarde un feuilleton chinois, doublé en vietnamien. Je vois une flaque d’eau par terre : de l’eau coule du plafond, goutte à goutte, en plusieurs endroits sur les pavés royaux. Puis dehors, nous passon à côté de cours de tennis, devant une double statue de dragon et de phénix en plastique jaune.
9 novembre 2008
J’ai compris hier ce qui manquait au Vietnam de la chine et du Japon : l’esthétique du lapin mignon. Les images de bébés joyeux. Tout la célébration de l’enfance et du kitsch en plastique. Peut-être est-ce une conséquence de la structure démographique : la Chine, et le Japon, sont des pays vieillissants (quoique jeunes puissances), et les enfants, signes d’avenir, y sont l’objet d’une grande attention – tout le monde veut en avoir ; peut-être y a-t-il aussi nostalgie de l’enfance là-bas : nous avions vu, dans le métro de Tokyo, cet homme d’affaires en costume qui regardait avec envie sa petite fille penchée sur ses cahiers d’école.
Au Vietnam, les enfants ne manquant pas, les rues croulent sous la jeunesse, et hier soir, Thao nous a dit qu’elle avait sept sœurs. Mais, conséquence de cette prolixité, les enfants ne le restent pas longtemps : vite, il faut qu’ils s’occupent des frères et sœurs, de la cuisine, et du magasin. Puis, comme font les adolescents, ils rejettent les signes de l’enfance, et prennent l’air dur, sérieux et faussement roué des ados, par désir ou par réaction. Sans être adultes, cependant, car il n’y a guère d’adultes ici, pour les encadrer – les visages donnent l’impression qu’existent uniquement les adolescents, quelquefois attardés, légèrement frippés, ou les vieillards.
Peut-être est-ce là ce qui plaît tant aux hippies chevelus en quête d’eux-mêmes ? D’où peut-être aussi cette espièglerie et ces tentatives – souvent ratées – d’être le plus malin, de ne pas obéir, cette ironie des hôteliers ou de Thao. Comme les adolescents donnent à croire – et souvent croient eux-mêmes – qu’ils ont tout vu, tout compris, et qu’ils sont plus malins que les autres. Aussi, de là cette énergie mal canaisée, ces mouvements permanents qui ne donnent guère de résultat. Cette hâte à sauter sur le client, conjointe à l’incapacité de l’écouter ou de négocier habilement avec lui. D’où le goût pour le bruit, et d’où la dureté.
10 novembre 2008
Dernières visions d’Hué : peinture moisie bleue dans la salle d’un restaurant Pho, face à la gare. Dans le fond, qu’on voit à travers une grille, un couple de vieillards assis sur le lit regardent la télévision, tandis qu’à la table à côté, le gérant-propriétaire escroque deux australiens dégoûtés de la pluie, en leur vendant trop cher une excursion qui ne les intéresse pas.
Hier soir, plus amusant : j’ai préparé le dîner dans la chambre que Thao partage avec sa sœur. Beignets d’aubergine et courgette, tomates au coriandre, une belle réussite, vue les condistions : lumière au néon minimaliste, mini-gaz individuel, et le sol cimenté comme plan de travail. Au mur, du papier légèrement gonflé par l’humidité, les trous rebouchés au papier journal par endroits. Sur le mure du fond, derrière le lit, photo de pop star asiatique. En face, appuyée sur le bord du bureau, visage d’une vierge Ave Maria qu’accompagnent une ribambelle d’animaux et nains en plastique, comme Blanche-Neige.
Le voyage avait bien commencé : nous étions seuls dans la petite cabine à quatre lits – 740 000 dongs par personne – et pouvions tranquillement admirer les vagues de la mer de Chine méridionale, discuter, faire du chinois. Mais à Da Nang, une femme à bébé nous a rejoints. Installation du bambin, puis de la femme – grand-mère, je suppose – allongés comme il convient pour dormir. Et bien sûr, au premier rayon de soleil, elle a voulu fermer les rideaux, pour le bébé. J’ai réussi à laisser la moitié de la fenêtre ouverte, puis Philip et moi sommes partis en expédition vers le wagon restaurant. Traversée d’une mer de pieds nus et de corps avachis sur le sol ou les sièges, à divers stades de sommeil. Ni musique, ni télévision, ni livres ou journaux, quelques rares jeux de cartes ou conversations, mais, pour la plupart, sommeil. Puis, dans le wagon restaurant, soupe pho suivie d’un café, sur fond de musique dance, « don’t you wish your girlfriend was hot like me », suivant « put your hands up in the air ». A fond.
Quand le train passe à travers les rizières, certaines vaches s’enfuient, effrayées.
11 novembre 2008
Influence française : Hô Chi Minh City ressemble à la France, mais pas à Paris. Plutôt à la côte méditerranéenne, Marseille, ou certains coins de Nice. Architecture baroque exubérante, immeubles art déco, longs volets verts ou bois, chaleur, soleil, et légère indolence. Au restaurant français dans lequel nous avons déjeuné, j’ai vu des bouteilles de Ricard et, dans les toilettes, une affiche pour le transporteur marseillais Paquet, proposant d’emmener voyageurs et marchandises vers Alger, Constantinople ou la Mer Noire.
Paresse – absurdité : nous essayons d’entrer au jardin botanique. Nous longeons d’abord le mur des chantiers navals et de la marine militaire – on a réservé le front de rivière à l’armée plutôt qu’aux promeneurs – puis après cinq ou dix minutes entre voitures et klaxons, longeant un autre mur d’école cette fois, couvert de dessins représentant des animaux et des enfants, nous arrivons dans la rue du jardin botanique. Mais il est muré, comme le reste. On trouve une première porte ; un garde nous fait signe d’aller plus loin pour acheter un billet. Seconde porte, et même histoire. Puis, tout au bout de la longue rue, cinq cent mètres plus loin, nous trouvons l’entrée. Mais pourquoi tous ces gardes antipathiques, assis sur une chaise en plastique à côté d’une porte, ne vendent-ils pas eux-mêmes des billets ? Pourquoi tout prend-il ici de ces airs absurdes ? Et pourquoi ce sentiment de méfiance universelle, comme si nous essayions sans arrêt de flouer le peuple vietnamien ? Je déteste chaque jour un peu plus le pays.
Dans une allée du parc, un jeune papa nous montre à ses deux petites filles en robe rose, l’air de dire, « regardez les gringos ». Mais assomées par la chaleur ou l’indolence ambiante, elles ne tournent même pas la tête.
Je ressens ici le même type d’agressivité qu’à Paris, de la part des fonctionnaires et des emplois fixes : on n’est pas en terrain conquis. Mais cette attitude contraste étonnamment avec le démarchage intensif des conducteurs de motos, taxis et vendeurs de t-shirts ou cartes postales ambulants – j’ai même dû répéter plusieurs fois « No, thank you, I do not need a hamock » en marchant vers la cathédrale. Et je trouve la situation linguistique extrêmement confuse. Je commets la grossièreté de m’adresser à tous les vendeurs, cafetiers et restaurateurs en anglais, sans articuler même un salut vietnamien. Ce qui me vaudrait à Paris la plus grande hostilité. Mais ces gens s’adressent à moi, de même, en anglais, souvent même avant que j’aie l’occasion d’ouvrir la bouche, comme si dans mon pays, c’était la langue officielle. Je réponds donc à l’ignorance par l’ignorance. En Chine au moins, les vendeurs de rue conservaient l’élégance de ne pas parler un mot d’anglais : l’effort éducatif était investi dans d’autres domaines. Ils ne parlaient pas une langue européenne, mais souriaient, savaient négocier, et se montraient aimables, efficaces et prévenants. Non pas que l’évidente aliénation culturelle ici – combien d’efforts ont-ils dû investir pour maîtriser l’anglais comme ils font – n’entraîne que dépit et ressentiment.
12 novembre 2008
Nord-sud : hier soir, je parlais avec Viet, l’ami de notre hôte qui m’a conduit sur sa moto, de notre expérience difficile à Hanoï – notamment les étranges coutumes de vente. Il m’a répondu, « northern people, they’re communist », et lui-même les trouve difficiles. Pour la première fois, nous avons été satisfaits d’un commerçant vietnamien aujourd’hui. Nous marchions sur De Thom, dans l’enclave touristique, sacs de linge à la main, cherchant une laverie. Un petit homme très brun nous hèle « you look for laundry ? » puis nous guide au fond d’une petite allée sombre, entre deux immeubles. On pèse notre linge, un dollar par kilo, nous récupérons tout ça demain. Sans lui, nous n’aurions jamais trouvé cet endroit qui n’aurait pas de clients sans lui. Pratique.
Dans le bus pour Cho Lom – 3000 Dong le billet – confort : climatisation, sièges en skai gris. Et la radio, bien sûr. Mais l’ambiance est très différente des bus chinois, d’Harbin, Beijing ou Nanning : visages sérieux, les corps sont séparés autant que possible, un par groupe de deux sièges, et personne ne parle à personne. Isolation fière, il y a quelque chose d’espagnol dans les vietnamiens, mélange de bordel, d’exubérance, de mauvais goût, et de rigueur orgueilleuse. Viet, hier soir, nous disait, en comparaison des chinois, qu’ici les gens sont plus distants, plus difficiles d’abord. « They’re proud ». Et d’un point de vue chrétien, c’est l’un des sept péchés capitaux. Faut-il, comme dans Le Cid, mettre en rapport cet orgueil et le culte des mânes ?
Après une visite au marché de Cho Lom – les vendeurs y sont aussi désagréables qu’au Nord – nous visitons la pagode Ha Chuong. Débauche napolitaine de statues brillantes, couleurs et plateaux tournants porte-bougies. Plusieurs scènes, plusieurs divinités, dans leurs tabernacles rouges, serties de néons clignotants. Les yeux piquent, effet de la fumée qu’émettent les nombreux bâtons d’encens. Devant l’entrée, nous voyons une vieille femme qui s’incline devant la statue d’un roi divinisé, brandissant une poignée de bâtonnets couleur safran. Toutes les inscriptions dans le temple sont en bilingue, chinois-vietnamien. Sur la droite, à l’intérieur de l’enceinte, une famille vend de l’encens pour le culte, acheté sans doute en gros pour beaucoup moins cher au marché voisin.
Dans la soirée, tout à coup, le pays s’illumine : nous prenons le bus 150 jusqu’au quartier de Viet, traversant la ville, vitrines illuminées, magasins, vie de la métropole. Puis sur l’avenue qui poursuit Dien Bien Phu de l’autre côté du bras de rivière, nous achetons fruits et gâteaux, que nous n’avons pas besoin de marchander. Traversée du quartier, quelques adolescents tentent de nous attirer vers les restaurants qui les emploient, mais sans excessive insistance. Nous voyons des scènes de vie quotidienne, salons de coiffure, vieilles dames sur les balcons, marchands de journaux et de fruits. Puis nous pénétrons dans la longue impasse au fond de laquelle nous résidons, satisfaits qu’hospitalityclub nous ait emmené dans un endroit si typiquement local. Viet arrive une demi-heure plus tard avec de la soupe de bœuf – en sachet plastique – et deux collègues à lui nous rejoignent après le repas, dont une superbe jeune femme au visage carré, cheveux longs, le corps et les traits fins. Belle analyste financière, épouse d’un trader, tous les deux intelligents, comiques, et fins. Tout à coup, je me mets à penser que la Chine produit en moyenne des citoyens plus souriants, mais que le genre d’esprit, légèrement combattif, développé par ce couple et par Viet, notamment le sens de la moquerie qu’ils semblent avoir, est le résultat de familles plus nombreuses, et d’un pays qui doit résister à des voisins puissants, bref, qu’il y a de l’espoir, et beaucoup d’intelligence, chez les vietnamiens éduqués de Saïgon.
13 novembre 2008
Etrange religiosité vietnamienne : sur la route vers Cao Dai, dans les faubourgs nord de Saigon, nous voyons toute une série de statues en céramique, représentant le Christ, bras ouverts, la vierge, ou la déesse blanche, posées sur le balcon du dernier étage. Taille humaine, elles prennent une place folle. Pourquoi faut-il avoir de telles images divines chez soi ? Ne devraient-elles pas être communes, partagées ? Mais on en vend plus en les individualisant ! Nous voyons sur le bord de la route un homme qui vend des glaces et de petits bouddhas plastifiés en couler vive. Le marché du religieux doit être immense ici – des rues entières y sont consacrées, et c’est le principal souvenir qu’on rapporte de sa visite. Un pays, donc, foncièrement idolâtre.
A Trang Bang, nous voyons notre premier édifice cao-dai, une sorte d’église en style hindou syncrétique, avec des toits à pignons relevés, et sur la façade bleu clair, un grand œil entouré de nuages en céramique. Puis nous arrivons au temple : un grand bâtiment rectangulaire, avec une colonnade rose ; autour des colonnes s’enroulent dragons et nuages brillants. Au milieu, l’œil de la divinité – un œil gauche – regarde l’assemblée depuis un grand globe. Au-dessus, Confucius, Jésus et Buddha, superposés, président au service. Mélange, syncrétisme new age, édifice d’un kitsch suprême, apologie du fabriqué. Superposition laquée d’importations culturelles – comme laisserait supposer le nom de la colonie française, Indochine, superposition de deux mondes, l’endroit n’est même pas répugnant, juste aberrant, superficiel et sans fond.
Et pourtant, des floppées de touristes intéresss prennent des photos des lotus en stuc et du plafond bleu ciel étoilé reproduisant ainsi l’image de l’image de l’image, engendrant une suite infinie de simulacres abêtissants. Car cette juxtaposition rose et souriante exclut la critique, la recherche des contradictions. Le textuel a la possibilité de contradiction – comme d’accord – mais l’image, l’idole, n’aura jamais de contradictions internes. On est par-delà le juste et l’injuste, ou le vrai et le faux, dans la pure synthèse émotionnelle du tout à la fois, fabrication pure, arbitraire.
Et c’est finalement cela qui domine : l’arbitraire du choix. Pourquoi Jésus plutôt que Mahomet ? Pourquoi pas Lao Tseu, la Sainte Vierge ou le Dieu Kangourou ? Sous prétexte de synthèse et d’universel, une telle religion ne peut qu’attiser les haines, établissant une implicite hiérarchie, tout en prétendant les abolir. Tout le monde photographie, mais une femme a brassard jaune, me voyant écrire, me regarde avec suspicion. Je ressors finalement face à l’image de Victor Hugo coiffé d’un tricone écrivant « amour et justice » à côté d’un vieux sage chinois, sur une table de pierre rayonnante. Au lieu des commandements précis de l’Ancien Testament, donnant des possibilités réelles aux hommes – ne pas tuer, ne pas voler – cette religion n’offre que deux principes généraux, reliés par une conjonction vague, et flottant dans une vague nébulosité bleue, sans personne, sujet, mode ou temps, dégrammaticalisés.
Nous rentrons avec difficulté dans la ville. Les rues sont bouchées par les nuages de motos et scooters. Je regarde les visages quand ils ne sont pas couverts d’un masque respiratoire et remarque leur jeunesse – mais cette fois, c’est avec terreur, peur de cette vague jeune et bruyante, et son énergie désordonnée qui cherche un exutoire.
Et cette adolescence omniprésente finit par se concrétiser en un repas terrible : on retrouve Thons et Viet face à l’Highland Café, comme prévu. Thong nous emmène autoritairement au marché. Viet commande, sans nous demander ce que nous aimons ou voulons. Les plats arrivent, les plus intéressants sont du côté de la table où sont réunis les vietnamiens et, sans nous proposer le premier morceau, sans nous expliquer ce qu’on vient d’apporter, Viet et Thong, et leurs deux amies, se roulent des feuilles et du poisson, tandis que nous mangeons tristement du riz blanc, mouillé de légumes verts à l’ail gorgés d’eau, tout juste relevés par une crevette grillée mi-crue, qui sent l’ammoniaque. On parvient à s’échapper, nous allons manger un gâteau face au continental – et les pâtisseries sont tout aussi mauvaises que le repas, bizarre goût chimique, pas fraîches. Nous buvons tristement nos smoothies, en pestant contre ce pays qui n’applique pas les lois élémentaires de l’hospitalité, tout en comptant les heures qui nous restent avant de franchir la frontière cambodgienne.
14 novembre 2008
Images paisibles de la vie paysanne, à quelques kilomètres de Moc Bai : buffles baignant dans les rizières inondées, sur lesquels se perchent les aigrettes blanches, et paysant flottant sur l’eau dans leurs longues barques plates. Puis nous passons la frontière à Moc Bai, dans la même confusion qu’à l’arrivée, laissant derrière nous les gardes désagréables et leurs regards méchants.