Cambodia


22 février 2008

 

Le Cambodge était une partie de l’Indochine française. On y parle encore ma langue, on y cuit des baguettes, et les français viennent y voir les ruines d’Angkor War. Philip, lui, s’y rend cet été, quinze jours, envoyé par ICB Europe dans le cadre d’un mécénat international, pour former là-bas des instructeurs de langue anglaise. Pour lui, le Cambodge, c’est un pays d’Asie du Sud-Est – il est sur la grande carte qu’il a collée sur le mur du salon, juste au-dessous du Laos, à l’est de la Thaïlande. Et c’est aussi le pays de son amie, Cecilia Tudeaux, professeur de mathématiques en Australie du sud, réfugiée politique avec ses parents suite aux persécutions des khmers rouges. Ils faisaient partie de la minorité chinoise, et pratiquaient la religion chrétienne. Trois visions du Cambodge, donc : marge inexplorée de la destination cool, Bangkok ; patrie perdue, lieu de persécution, tabou.

Vestige colonial secondaire, qu’on cite avec le Laos, l’Annam et la Cochinchine. Et la vision qu’en a Marc Isch-Wall : Angkor Wt, un vieux sanctuaire bouddhiste, une architecture religieuse antique, un chef d’œuvre, une merveille qu’il faut avoir vue pour pouvoir en parler. Puis la géographie : terres basses, delta du Mékong, marécages, et jungle. Il y a des dauphins d’eau douce, on en voit parfois dans la capitale, disent les guides !

Je regarde une carte, et vois que je me suis trompé : le delta du Mékong est au Vietnam, et le Cambodge n’est pas, contrairement à ce pays plus central dans l’histoire, orienté de la montagne à la mer ; non, le Cambodge est plutôt, quand je vois la carte, entièrement centré sur le lac de Tonle Sap, au centre du pays, légèrement vers l’ouest. Une chaîne de montagnes, un bloc plutôt, les « Cardamom mountains », l’empêchent de s’écouler vers l’ouest, en direction de la Thaïlande – et toutes les eaux de ce bassin qui forme le corps du Cambodge se jettent à Phnom Penh dans le Mékong, qui semble devenir ensuite marécageux.

Le grand temple d’Angkor Wat est situé juste au nord de Tonle Sap, et Phnom Penh au confluent de la rivière par laquelle il s’écoule – aussi nommée Tonle Sap – et du Mékong.

La langue du Cambodge est le khmer, et les temples d’Angkor Wat sont dits appartenir à la civilisation khmère. Pourquoi le pays s’appelle-t-il alors Cambodge, ou Kampuchea ? Les khmères ont régné sur la Thaïlande – il y a continuïté, du Cambodge à ce pays.

 

24 février 2008

 

Hindouïsme, trimurti, Brahma, Vishnou, Shiva : nouveau monde !

 

3 mars 2008

 

Le Cambodge était-il aussi communiste ?

 

16 mars 2008

 

Histoire du Cambodge : un royaume entre Thaïlande et Vietnam, qui parfois s’agrandissait, parfois rétrécissait, dont le centre de gravité restait toujours le Boeng Tonle Sap.

Hier en lisant le Rough Guide, je pensais aux conversations sur la géopolitique avec Isabelle Feuerstoss. Elle parlait de l’importance du territoire, et comment cela pouvait se comprendre à plusieurs niveaux, qu’on pouvait varier les échelles de l’objet d’étude, et conserver la même méthodologie. Cela peut s’appliquer au Cambodge, dont on ferait le modèle. Les souverains construisaient des temples sur le modèle indien, dans leur capitale. Ainsi les provinces qu’ils dominaient leur donnaient de l’argent, du travail ou des matériaux pour qu’ils élèvent leurs palais, mais les souverains choisissaient la forme et l’emplacement !

On peut penser le pouvoir par l’intermédiaire du Cambodge. Norodom demande la protection des français contre les Thaïs, et les Français, car il faut une contrepartie, lui demandent le droit de circuler et d’envoyer des missionaires, ainsi que des impôts. Puis il y a des rébellions – les habitants ne veulent pas payer l’impôt à l’occupant.

Mais aussi, les français n’aimaient pas les Khmères – absurde ou fondé, jugement ethnique – et mettainent donc aux postes de décision des vietnamiens, qui parlaient une autre langue et pratiquaient une autre forme de bouddhisme, tandis que les affaires étaient aux mains des Chinois.

Après la Deuxième Guerre Mondiale, et les présences française, thaïe et japonaise, un mouvement de guérilla, le khmer En Issarak, s’est développé. Le guide ajoute « they had dissolved the French administration ». Qu’est-ce que cela signifie, vraiment ? Qu’est-ce qu’une prise de pouvoir collective ? Comment la mettre en mots, comment la narrer ? La chose est-elle possible ou souhaitable ?

 

15 juillet 2008

 

Demain, Philip part au Cambodge.

 

8 août 2008

 

Lu dans un article de Juan Bosch, daté de 1970, une autre version de la première guerre au Cambodge, et du renversement de Sihanouk. Le Cambodge était parfaitement neutre et, pour agit comme un pays neutre, avait établi non seulement des relations avec les Vietnam du Nord et du Sud, mais aussi avec le gouvernement indépendant communiste du Sud, aussi bien. Les Etats-Unis, gênés par cet Etat-tampon, qui coupait les communications militaires entre les bases de Thaïlande et de Saïgon, souhaitaient la polarisation – que le Cambodge ou soit administré par eux, qu’il s’ouvre à leur présence militaire, ou qu’il devienne officiellement allié de la Chine et du Vietnam communiste, afin qu’ils puissent lancer des bombardements massifs, et le conquérir. Mais Sihanouk demeurait neutre. On l’a donc accusé de faire parvenir des armes aux guérillas Viet Cong, et d’abriter des soldats chinois… dans des billets ouvertes à tous les regards, et même, en construction.

 

22 août 2008

 

Philip me dit ce matin du Cambodge que les deux nationalités étrangères les plus présentes sont les français et les australiens. Les premiers, pour le passé colonial et l’aide internationale ; les seconds, pour l’aide internationale, et parce que c’est proche.

Hier, Claire et lui parlaient du procès des Khmers Rouges, en cours. Philip s’étonnait que la population ne soit pas impliquée. Claire : « Ce n’est pas si simple. » Evidemment, mais elle précise, on a déjà tenu les procès, la chose est dans le passé, les comptes sont réglés. Qui plus est, certains responsables Khmers Rouges sont encore au pouvoir. On a peur, dans certaines provinces, après les procès, des représailles.

 

1 septembre 2008

 

J’ai décidé de lire pendant le voyage l’Essai sur les Révolutions de Chateaubriand (de même que Le Génie du Christianisme, ils sont dans le même volume de la Pléiade), et je crois que c’est un choix judicieux. Car, pour la majorité, les pays que je traverserai sont des pays de révolution : la France, la Russie, mais aussi la Chine, les ex-colonies d’Indonésie, Malaisie, Indochine, et l’Allemagne ou la Pologne, dont la sortie du communisme peut être considérée comme une révolution. Seule, peut-être, la Thaïlande n’a-t-elle pas connu de révolution politique au Xxe siècle.

En tous cas, le Cambodge a de plein fouet subi celle des Khmers Rouges. Et si j’écris ici, dans ce carnet, ces réflexions sur la révolution, c’est par réaction aux premières pages du livre de Michel Bizot, Le Portail. Bizot, membre de l’Ecole Française d’Extrême Orient, raconte son emprisonnement et sa torture, en 71, par les Khmers Rouges. Il peint, aussi, le Cambodge d’avant la révolution comme un royaume harmonieux, paradis généreux où même les pauvres avaient des fruits pour l’étranger de passage, un pays de la douceur de vivre, où l’art accompagnait la vie, où les chants simples des paysans portaient l’âme khmère, bref, un paradis perdu, comparable, peut-être, à la France d’Ancien Régime que regrettaient les romantiques, à la Russie intemporelle, bref, à toutes ces utopies nostalgiques des restaurateurs.

Ce que, pourtant, je trouve intéressant, c’est que François Bizot, qui se peint comme anti-communiste, plus intéressé par l’intemporalité de la vie paysanne, et même vaguement pro-américain, reçoive en 2001 le prix des lectrices d’Elle pour son Essai. Changement d’époque : on encensait les rouges, on encense maintenant les blancs, les neutres, ceux qui veulent seulement observer les rituels de toujours, ceux qui s’intéressent aux traditions populaires, les folkloristes, les amoureux des rites. Non pas que je leur sois personnellement opposé : je sens très fortement en moi le désir d’adopter cette même rhétorique. Mais je veux essayer d’y résister, car je crois que c’est une rhétorique, et que cette position de neutralité ethnologisante, à l’égard de pays plus pauvres surtout, soutient un injuste néo-colonialisme. Avec les meilleures intentions du monde, etc.

Le néo-monarchisme réactionnaire de Bizot, je crois, ressort au détour de certaines phrases. Ainsi, quand il appelle l’homme « aristocratie naturelle du monde vivant », comme si la nature, bien évidemment, construisait de tels rapports, et que donc, puisqu’il y a des aristocraties naturelles, on puisse, aussi, justifier des aristocraties culturelles – d’ailleurs, on ne massacre pas violemment dans les pays contrôlés par l’aristocratie, surtout quand elle est « naturelle ». Mais ce n’est sans doute pas faux. Sans doute y a-t-il, aussi, vertu à ce qu’il y ait des aristocrates. Je m’étonne simplement que ce témoignage soit si peu contextualisé idéologiquement par celui qui l’écrit : spécialiste des religions, qui croit en une structuration naturelle du monde vivant, dans laquelle l’homme se trouve au sommet, « vainqueur des monstres et monstre lui-même à jamais. »

Bref, je m’interroge…

 

5 septembre 2008

 

La lecture du Génie du Christianisme pourrait être tout à fait féconde pour ce voyage en Asie, que, d’une certaine façon, j’entreprends aussi comme méditation sur les révolution politiques du Xxe siècle. Il est fréquent, en Europe, de critiquer le christianisme et la morale judéo-chrétienne, et les croisades, etc. Mais il peut y avoir, dans une éducation chrétienne stricte, avec méditation sur les souffrances du Christ et développement de l’empathie, quelque chose de positif : on protège, sans doute, l’enfant contre d’autres endoctrinements.

Dans Le Portail, Bizot raconte la façon dont, prisonnier lui-même, il prend sous son aile une petite fille, ramenée au camp par son père prisonnier. Il se démène pour lui procurer du lait et la faire manger. Les Khmers Rouges, les gardes disons, l’adoptent ensuite, et lui parlent. Un matin, la petite fille vient voir François Bizot juste après qu’on lui a mis les fers. Elle vérifie le jeu de la chaîne – il triche un peu pour n’être pas trop serré. La petite fille carresse la cheville meurtrie, puis revient avec des clés, et resserre la chaîne. Parce que c’est un ennemi potentiel, ou parce que c’est la consigne. La MJC, par exemple, arrêterait peut-être ce geste.

 

6 septembre 2008

 

Bizot fait le récit du sac, le 19 avril 1975, de l’Ecole Française d’Extrême Orient, à Phnom Penh. On brise un xylophone, on brûle les livres ; il explose finalement quand on foule aux pieds la poupée de sa fille, et fait reculer un jeune garde khmer rouge qui piétine ses plantations, en invoquant les générations futures.

En bref, il représente la révolution khmère rouge comme une simple rage destructrice adolescente. On fait de même avec la Révolution Culturelle en chine. Aujourd’hui la critique semble aller de soi : bien sûr, il fallait canaliser ces forces adolescentes, et résister à la fureur aveugle. Peut-on, pourtant, faire preuve d’empathie sentimentale et politique, et retracer – justifier – ces adolescents qui crient « je veux occuper cet endroit, maintenant, qu’encombrent vos vieux livres inutiles. »

Est-il né quelque chose de bon, de la révolution khmère rouge, comme de la révolution culturelle ?

 

9 septembre 2008

 

Bizot parle dans Le Portail des initiatives du gouvernment français pour aider les ressortissants bloqués à l’ambassade de Phnom Penh après la « libération » du Kampuchea par les communistes. On essaie d’envoyer, depuis Bangkok, un gros porteur, pour amener vivres et médicaments, et pour évacuer femmes, enfants, malades, avant les autres.

Etrange prérogative des citoyens du premier monde : ils peuvent aller partout, s’installer, investir sur place : en cas de problème, la collectivité se donnera du mal pour les évacuer. Ce ne sont plus les inividus qui doivent soutenir la communauté, mais l’inverse. Ou faut-il y voir autre chose, la défense des femmes et des enfants par les hommes, ou le rachat, dans l’antiquité, d’esclaves-citoyens par la cité dont ils sont ?

Car la réflexion qu’ouvrent les événements de la « ibération » du Cambodge – ne disait-on pas que Pol Pot avait voulu mettre en place in extenso le programme de La République – c’est les rapports entre liberté, politique, et statut de citoyen, membre d’une « cité ».

 

17 septembre 2008

 

Il faut, pour trouver la monnaie cambodgienne, cliquer sur le lien « autres monnaies » du convertisseur en livre XE. Le Riel, KHR, ne fait pas partie des 80 devises les plus communes. Il faut, au 17/09/08, 6000 riels pour faire un euro.

 

23 septembre 2008

 

Au cours du repas, pendant que nous racontions notre itinéraire à Marcin et Anya, Philip a parlé d’Angkor Wat. Il y a trois forfaits, un jour, trois jours, ou sept jours. Nous y resterons sans doute trois jours, le temps d’explorer aussi les temples moins visités.

 

26 septembre 2008

 

« Géopolitiquement », par le jeu des frontières communs, le Cambodge est à la même distance de Moscou que la France – deux pays seulement les séparent. C’est moins surprenant quand on pense aux étranges églises à bulbes, aux plafonds peints multicolores, avec des couleurs qu’on attendrait plutôt dans les temples indiens.

 

11 octobre 2008

 

Je verrai sans doute à Phnom Penh, avec Qiu Yi, le milieu des expatriés. Nous en parlions avec Philip ce midi. Problème des expatriés de Beijing – et surtout la horde des professeurs d’anglais : ce sont des provinciaux incultes, à peine débarqués du Wisconsin ou du Dakota, qui, parce qu’on les paye grassement à tenter d’apprendre la langue mondiale aux asiatiques, se sentent infiniment supérieurs. Ne sont-ils pas professeurs, et mieux payés ? Leurs étudiants ne sont-ils pas tous bêtes, incompétents, mous – comme la plupart des étudiants partout dans le monde, et s’ils ne l’étaient pas, que feraient-ils dans une salle de classe : mais non, ces expatriés se prennent au sérieux, fricotent entre eux dans les quelques bars et clubs à la mode, en méprisant souverainement les indigènes qui les entourent. Exactement comme au temps des colonies.

 

26 octobre 2008

 

Paradoxe des fêtes au Cambodge, il y a du 9 au 12 un grand festival à Phnom Penh, et Qiu Yi, l’amie de Philip qui va nous y accueillir, nous a conseillé de venir avant, pour l’éviter, car elle ne sortira pas de chez elle : une grande fête, à Phnom Penh, ce sont des morts, sans compter les accidents de moto – comme à Naples au Nouvel An.

 

28 octobre 2008

 

Le segment d’Hô Chi Minh City à Phnom Penh devait être le seul du voyage où nous prendrions autre chose que le train. Mais nous avons aujourd’hui choisi de prendre un bus directement de Hong Kong à Nanning, car on ne peut pas acheter les billets de trains pour Nanning ailleurs qu’à Shenzhen ou Guangzhou, à moins de s’y prendre sept jours en avance – quoi qu’ils ne soient pas accessibles en Chine plus de cinq jours avant – bref, la complexité du système de réservation nous a fait renoncer au rail pour la route, comme nous avions fait déjà d’Harbin à Beijing, débordés par les vacanciers de la fête nationale.

D’une certaine façon, la cohérence d’un voyage par voie de terre demeure ; et surtout, j’avais pensé ce voyage en train comme une sorte d’hommage à mon grand père de Lorraine, conducteur de trains ; la route me fait prendre conscience que mon autre grand-père conduisait des camions ; et que je descends donc d’une famille de transporteurs, gens qu’on paie pour déplacer les choses et les personnes. Rouages nécessaires dans les mécanismes de l’échange. Aujourd’hui, je réfléchissais à l’Australie comme pays portuaire. Avec mon héritage de transporteurs, je vais pouvoir, j’espère, y trouver ma place.

 

5 novembre 2008

 

Vestiges de l’Indochine française : un nombre importants de cartes, aux murs des agences de voyage ou des librairies, sont coupées de telle façon qu’elles sont centrées sur l’ex-Indochine, le Vietnam, Laos et Cambodge – au contraire, d’autres centrées sur le Vietnam, coupent la moitié du Cambodge, et montrent à la place une grosse portion de mer, jusqu’aux première îles des Philippines. Sur les premières, les trois pays sont en couleur – la Chine et la Thaïlande, elles, en grisé. Les voyageurs que j’ai croisés, dont j’ai surpris les conversations, sont allés visiter Phnom Penh, Angkor ou le Laos ; beaucoup plus rares sont ceux qui, franchissant la frontière nord, se sont rendus en Chine. Deux modes touristiques diférents, l’Asie du Sud Est, et le monde chinois.

 

8 novembre 2008

 

La mort en Asie du Sud-Est : à Hué, nous visitons le mausolée de l’empereur Tu Duc, poète, qui pendant quinze ou dix-huit ans, venait ici pour écrire des poèmes et méditer, sachant qu’il y serait enterré. Morbidité des lieux, que n’aide pas la pluie. Mais les morts sont partout présents : tombes anarchiquement éparses dans la campagne, autels aux ancêtres dans les maisons, les églises et les arbres. Et les vivants qui, si je comprends bien la tradition bouddhiste, sont la réincarnation des morts. Au Cambodge, seront-ils plus présents encore qu’au Vietnam ?

Comme pour confirmer la présence des morts, tout à l’heure, Thao – pourtant officielle athée, n’a pas voulu que j’achète les bananes jaunes au marché, commentant « they’re for dead people. »

 

9 novembre 2008

 

L’Indochine serait donc la terre des morts ? La terre où les morts ne sont plus nettement séparés des vivants ? Peut-être est-ce un effet du climat, de la pluie qui transforme en boue le sol, de la chaleur humide, et de la facilité qu’elle entraîne : en République Dominicaine, en Haïti, les zombies sont aussi des morts-vivants, dont on ne sait à quel règne ils appartiennent. Claudel, dans Le Repos du Septième Jour, peint un cauchemar semblable, un pays d’Asie dans lequel reviennent les morts, envahissant tout l’espace, parce que la communauté n’a pas respecté la règle du repos.

La fatigue de tous, la confusion des heures de sommeil, l’obscurité du ciel pendant la saison des pluies, même le royaume souterrain des galeries et des tunnels, autant d’éléments pour cette confusion. Mais, aussi, les vestiges oubliés du passé, les restes de temples, érigés par des civilisations disparues, laissés épars dans la jungle ou les champs, vieillis par l’humidité. Strates accumulées de divinités qu’on recycle, et dont on fait la synthèse.

Car le bouddhisme autorise aussi cela : non seulement le syncrétisme, et l’insertion, dans la pagode, de telle ou telle déesse taoïste, hindoue, locale, d’un esprit des arbres ou d’un ancêtre. Mais aussi, le principe du retour, la réincarnation qui s’applique aux dieux comme aux hommes, de sorte que chaque Dieu peut être adoré comme incarnation du Bouddha, forme corporelle, historique, adoptée par la divinité lors d’un passage sur terre ; et que l’on commémore ici, sans que ce culte entre en conflit avec un autre : un mélange, donc, de tolérance et d’assimilation, par dissolution des formes et des frontières, comme la pluie fait perdre aux choses leur forme, et les engloutit, sans discriminer, dans la même boue fertile.

 

11 novembre 2008

 

Pour treize dollars chacun, nous venons d’acheter nos billets de bus pour Phnom Penh. Départ 9h, arrivée 15h ; une heure à la frontière pour les visas. Plusieurs agences vendaient les mêmes tickets au même prix, ou presque, sans doute pour la même compagnie de bus. Nous avons pris ceux de l’endroit où, ce matin, nous avions laissé nos sacs ; leurs billets coûtaient un dollar de plus que ceux d’une autre agence à côté ; nous les avons payés ainsi d’avoir servi de consigne.

 

12 novembre 2008

 

Capitaliser l’horreur. J’au vu plusieurs livres sur le Cambodge en vente dans le quartier touristique de Saïgon. Tous parlaient des Khmers Rouges et de leurs horreurs, parents massacrés, familles séparées. La douleur comme trait distinctif des populations cambodgiennes. Et pourtant, sur place, il est, me dit Philip, tabou d’en parler. Les purges ont été faites, il faut tourner la page.

 

13 novembre 2008

 

La souffrance peut devenir objet de commerce. En route vers le sanctuaire de Cao Dai, le bus nous arrête dans une fabrique de souvenirs en laques, « Handicapped Handicrafts », où travaillent des personnes handicapées. Le guide nous les vend comme mutilés de guerre, mais la moyenne d’âge est de trente ans maximum ; la plupart n’ont pas l’air handicapés, mais les prix dans la boutique sont au moins deux fois supérieurs à ceux de la ville. Il n’est même pas certain que les objets mis en vente soient tous produits sur place.

 

14 novembre 2008

 

Départ pour Phnom Penh ! Et nous allons quitter la rudesse vietnamienne. Dès l’entrée dans le bus, j’ai le sentiment d’une plus grande civilité, d’une plus grande courtoisie. Peut-être est-ce que le pays jouit d’une plus longue histoire ? Je pense aux photos d’Angkor Wat, reproduites partout : le Cambodge était un empire important, riche centre de civilisation, pendant toute la période médiévale. Il doit en rester des vestiges. Non pas que le Vietnam est la réunion problématique de deux périphéries, l’Annam et le Tonkin, « sud pacifié », marge de la Chine, et le delta du Mékong, la Cochinchine, marge de l’empire Khmer. Quant au centre du Vietnam, Hué, ce fut la capitale d’un empire très temporaire et récent. Les monuments de la citadelle ont deux cents ans tout au plus – autant que les premiers bâtiments coloniaux de Sydney, moins que certaines églises à Philadelphie, Montréal ou Johannesburg. Et – corollaire – le Cambodge est un pays qui jouit d’une vieille civilité, née de la richesse urbaine ; c’est à l’art des sculptures d’Angkor, aux danses reproduisant les mouvements des dieux, qu’on peut associer le pays. Le Vietnam est, plutôt, terre de paysans, rizières, buffles et chapeaux coniques. C’est cela qu’on veut voir, c’est à cela que les citoyens s’identifient.

Je lis des évidences dans le Rough Guide, mais des évidences amusantes. Ainsi, qu’existe une assez forte animosité des Khmers envers les vietnamiens, suite à l’histoire de guerres et conquêtes, ainsi qu’au sentiment de relative injustice durant la période d’occupation française : le personnel administratif indigène était surtout vietnamien – choix d’alliance des français sur place – et la frontière, après 45, a été déplacée, favorisant le Vietnam. Conséquences : ils cherchent à se distinguer, surtout par le costume, évitant pantalons pour les femmes, et surtout les ridicules chapeaux coniques.

Je lis ensuite que le prince actuel était un danseur, ainsi que la princesse, sa sœur. Et que l’on connaît peu l’histoire des temples d’Angkor, qui ne contiennent pas d’inscriptions, mais que l’art de la danse, après l’éclipse Khmer rouge, fut en partie reconstruit par imitation des sculptures sur les bas-reliefs des temples. Il y a donc une riche, antique tradition de la position corporelle, de l’attitude, un art du corps élégant, transmis depuis l’époque médiévale.

Première vision du Cambodge, une pagode à pignons et toit pointu, vers laquelle mène une allée qu’ornent des colonnes dorées à bulbe, en style indo-musulman. De l’autre côté, le Vietnam invite ses visiteurs par un haute colonne à base carrée, de pierre grise, et surmontée d’un bizarre engrenage en biais. On voit sur les faces de la colonne d’étranges bas-reliefs en style préhistorique, vaches et barques à fond plat. Face à l’urbanité indienne du Cambodge, donc, se dresse un monument sinistr où sont superposées les époques antiques et contemporaines, les travaux agricoles et la technologie mécanique d’un pays sans culture urbaine qui survive.

(Le monument rappelle en somme l’édifice Cao Dai, par son éclectisme égyptianoïde, ou quelque cauchemar franc-maçon de mauvais goût.)

La frontière une fois franchie, les visages ne sont plus les mêmes. Peaux plus brunes, crânes plus plats, traits plus marqués. Physionomie de l’éthnie khmère, sas doute. Les corps sont aussi plus musclés, plus trapus, les épaules plus larges et les mains plus grandes. Ils sont plus élégants dans leurs mouvements, plus italiens, le torse plus bombé, plus droits, plus relâchés, moins acroupis. Les visages, aussi, sont plus souriants.

Les paysages que nous traversons, étonnamment, sont aussi différents : vaches maigres, dont certaines sur les routes, maisons souvent sur pilotis, terre plus sèche et moins humide, moins de rizières aussi, j’ai l’impression. Sans mentionner les deux éléphants de pierre ou de plastique, le dos coloré de rouge, que j’ai vus tout à l’heure entourant une portant menant, par un long chemin de terre sèche, vers je ne sais quelle pagode ou propriété dissimulée derrière des arbres. Les couleurs aussi diffèrent, beaucoup de maisons sont peintes en rouge sombre, ou bleu gris, mates, et se fondent ainsi mieux dans la pénombre plus épaisse du sous-bois qui les entoure. Des enfants bruns, joyeux et souriants, jouent et courent devant la plupart d’entre elles. Et je remarque ici que les maisons sont peintes également de tous les côtés, par seulement sur la façade. Le corps moins plat des gens joint à ce détail architectural, me fait espérer que psychologiquement aussi, nous allons regagner un peu de profondeur.

A Neak Lung, avant la traversée du Mélong, on s’arrête au milieu d’un marché. Par la fenêtre, une petite fille me sourit et me tend la main, puis elle prend son petit frère das les bras, et le soulève. Des enfants, le visage un peu sale, montent dans le bus, pour vendre des mangues et d’autres fruits, dans des sachets plastiques de couleur. Une jeune fille, chapeau de paille rabattu sur les oreilles et masque hygiénique sur la bouche, brandit des journaux en langue khmère. Puis le bus roule jusque sur le ferry, et je vois depuis la fenêtre à ma gauche l’eau sombre du Mékong, couleur brun-rouge, où ne flottent que près du pont boîtes en polystyrène et sacs plastiques. Le voile d’une femme assise à la proue du bateau, son visage et la couleur de l’eau, rose argent sous les rayons du soleil, me fait imaginer que je suis en Inde, au bord du Gange, ou vers Calcutta, comme si nous avions pris la route alternative, par le sud, à travers l’Inde, et que nous ayons rejoint l’Asie du sud est ainsi. Un jeune homme de dix-huit ou vingt ans, très beau, se tient debout près de la femme assise qui m’évoquait l’Inde. Il u a sur son t-shirt moutarde une inscription : « AWMS, the smell of success ». Un homme, sur un autre ferry qui nous croise, tient un bouquet fuschia de ballons à l’hélium.

Bizarre présence de voix chinoises dans le bus, le gros homme barbu devant moi, la femme derrière moi, parlent tous deux mandarin dans leur téléphone portable – avec des accents différents. Je regarde et vois que la majorité des panneaux publicitaires ont des caractères chinois, sous les inscriptions rédigées en anglais et en khmer. Le remplacement du vietnamien par le khmer est un vrai repos pour les yeux. Ne reconnaissant pas l’écriture, une sorte de bengali cursif adapté, je n’ai pas l’impulsion de lire et déchiffrer ; c’est peut-être au Vietnam une des raisons pour lesquelles j’étais à la fois tellement épuisé et tellement aliéné : cette langue utilisait le même alphabet que la mienne, mais bizarrement orné de signes diacritiques opaque, en évidence mal adaptés. Même impression qu’en Pologne ou qu’en République Tchèque, en somme, devant les suites absurdes de consonnes. Ajoutons-y la touche d’un mépris pour une civilisation qui n’a pas su se doter d’un système d’écriture propre, et s’est contenté d’abord des kanjis, puis du système alphabétique suggéré par un jésuite français. C’est encore un signe, sans doute, de la marginalité du Vietnam, que cette étrange bizarrerie de l’écriture.

Attendant que Qiu Yi finisse de travailler, nous nous arrêtons derrière le monument de l’indépendance à la terrasse d’un bar colonial. : Mojito Cranberry proposé comme « special cocktail », avec la liste des ingrédients, sur un panneau noir à la craie, liste de plats asiatiques style fusion, tous entre 4 et 6 dollars, chaises en paille, et la clientèle de vieux hommes dégarnis bedonnants, jouxtant un couple jeune, verre de bière à la main, grande blonde en t-shirt noir et son compagnon crâne rasé, la peau légèrement rouge. Une file de deux-chevaux décapotables jaunes et rouges passe alors dans la rue, véhiculant des retraités vers une « aventure Cambodge » écrite en lettres rouges sur les portières.

Tout à l’heure, à l’arrivée, la ville s’est montrée plus accueillante qu’Hanoï ou qu’Hô Chi Minh. Moins d’insistance de la part des motos ou des tuks tuks, traffic plus calme, rues plus dégagées, et même l’air, quoique mauvais, paraît plus respirable. Une odeur de barbecue domine, ou de marrons grillés laissés trop longtemps sur le feu, couvrant les eaux sales et les gaz d’échappement.

Qiu Yi nous emmène dîner chez Scoop, un restaurant-bar-lounge français pour expats. Nous mangeons du saumon, vin blanc chilien, puis deux cocktails au bar « elsewhere », et pour finir, un dernier verre chez « Madame Cindy », bar à travestis. Je sirote mon blue lagoon devant plusieurs cambodgiens qui, perruques bouclées et robes en fourrure, incarnent en play-back Mariah Carey, Céline Dion, et d’autres stars américaines – ainsi que certaines stars asiatiques. Atmosphère gay bon enfant, je me sens à l’aise. Nous rentrons à moto, puis nous affalon sur le lit confortable, heureux d’être arrivés dans la confortable maison d’expat que l’ONU finance pour Qiu Yi.

 

15 novembre 2008

 

Les morts ont-ils une odeur ? Ce matin, Qiu Yi nous a servi d’étranges fruits thaïlandais qui ressemblent de l’extérieur à des pilons de poulet, l’intérieur plutôt à des litchis citronnés. Tous ne sont pas bons, dit-elle, un sur trois sera décomposé, noir. « Ils sentent les pieds quand ils sont trop mûrs », nous dit Steven, l’ami français de Qiu Yi. J’en goûte un, peut-être bon, mais ne pense pas aller plus loin que la première bouchée : douceâtre, et légèrement amolli sur le côté, je trouve qu’il a goût de mort.

Nous parlons avec Qiu Yi de cette réaction, ce rejet organique des odeurs décomposées. Je n’aime pas non plus la papaye, la sauce de poisson, ni les sortes de pâtes d’amande au goût de litchi mûr qu’on sert au Vietnam et, de façon générale, tous les fruits trop mûrs, bananes ou melons surtout.

Dans la rue, tandis que Qiu yi nous fait découvrir la ville depuis sa petite Honda rouge, une odeur me surprend. La même que j’identifiais et rejetais ce matin, fruit trop mûr, chair décomposée, mort, dissolution. Je la retrouve en plusieurs endroits, plus ou moins fruitée, florale, végétale ou marine, avec ici des tons de viande passée, là des senteurs de poisson pas frais. Je ressens comme une certaine horreur à cette odeur : tout à coup, c’est comme si les morts, les fantômes du génocide, entraient en moi par les narines, et si les vapeurs de mort douceâtre étaient leur présence, leur esprit dissous dans l’humidité de l’air, englobant les corps vivants de la ville, et les pénétrant pour les détruire de l’intérieur. Peut-être que les dérangements intestinaux dont je souffre depuis ce matin ne sont pas sans rôle dans cette impression.

Nous visitons plusieurs boutiques de souvenirs, linge d’intérieur, habits élégants, mais l’odeur de la mort m’obsède. Ouvrant une revue sur une table basse, nous voyons des images d’horreur cette fois : corps pendu dans une grange, cadavre gonflé d’eau dans une mare, vieille femme dont la moitié droite est écorchée par une explosion. Plus tôt, devant le supermarché Lucky, plein de produits européens, j’ai vu mon premier unijambiste, un homme d’une quarantaine d’années, la main tendue, qui boîtait légèrement. Le pied nu de la prothèse, pâle comme celui d’un cadavre, avançait sous lui sans que la cheville ne plie.

Dans l’après-midi, j’essaie de dormir un peu pour me reposer. Par la fenêtre, il y a d’étranges mélopées dehors, sortes de chants religieux légèrement inquiétants, qui se superposent aux voix d’enfants dehors. Cette musique bouddhique a remplacé le concert des klaxons, comme l’odeaut de la mort a remplacé celle des gaz d’échappement.

Nous avons été pris sous la pluie tropicale en route pour « Raffle’s », le nom que Philip et Qiu Yi donnaient à l’Elephant Bar. Nous sommes donc arrivés dégoulinants dans l’élégante salle coloniale, chaises en rotin, lumière tamisée, maître d’hôtel en costume noir et pianiste. Cocktails, moitié prix pendant l’happy hour, bande son de tubes américains que le piano rendait tout à coup plus glamour. Décadence coloniale : un tel endroit serait, à Paris, pour les riches – il l’est ici aussi, mais la richesse locale est, à Paris, médiocrité.

(Je remarque en parallèle à mes remarques sur l’odeur de décomposition que mon style et mes paragraphes se décomposent ici.)

 

16 novembre 2008

 

Après avoir fréquenté les expatriés minables à Beijing – étudiants de troisième année qui viennent enseigner l’anglais, sans grande expérience de l’étranger ni qualifications, payés médiocrement mais riches sur place, méprisants pour la culture d’accueil, et présents à la ville qu’ils habitent dans une sorte de transit prolongé – nous rencontrons à Phnom Penh une autre catégorie, plus chic, les expatriés des grandes organisations caritatives ou d’aide au développement : l’OMF, l’ONU, Oxfam, Aide et Action, etc. Des bacs+5 cosmopolites et polyglottes, qui veulent agir pour le bien de l’humanité. Bourgeois internationaux, bien payés, cultivés, charmants. Je les trouve plus comiques que les expatriés de Beijing : Soraya, l’amie de Qiu Yi, nous expliquait hier qu’elle parlait français comme une africaine, ayant travaillé quelques années pour une ONG d’abord au Sénégal, puis au Tchad, et qu’elle voudrait maintenant partir quelques temps vivre en France, pour améliorer sa connaissance de la langue. Mais où ? Son amie Lucie, de Toulouse, veut la convaincre d’aller là-bas, mais c’est une ville étudiante, elle n’est pas envie d’une ville étudiante. Elle pensait plutôt Marseille – je l’encourage, parle du cosmopolitisme méditerranéen, des calanques et de la provocation verbale – elle me dit « but Lucie said I would get raped there. Can you guarantee that I won’t get raped ? » Elle n’est guère difficile à rassurer : de l’appartement qu’elle occupe seule au centre de Phnom Penh, à côté de la rivière, elle observe les hommes qui, la nuit, vont dans les deux bordels de la rue.

Qiu yi, plus tard, devant un plateau de chocolats faits main parfumés au poivre, au gingembre, à l’ananas, nous parlait de ses projets futurs. Le Cambodge l’ennuie, rien ne se passe à Phnom Penh, où le climat tropical écrase l’esprit et la réflexion. Pour se sentir utile, il faut qu’elle parte. En zone de guerre, peut-être. Il y a du travail là-bas, l’ONU recherche en ce moment des gens qui auraient son profil pour le corps du maintien de la paix. Mais on ne choisit pas son pays. « Afghanistan is fine, my friend said, but they send you to places like Irak or Sudan as well, and you just die. I don’t really want that. » Elle est exigeante, aussi, du point de vue climatique. Epuisée par plusieurs années sous les tropiques, au Timor Oriental puis au Cambodge, elle veut une région soit froide, soit sèche. « Syrie ? Proche-Orient ? C’est très agréable, on mange bien, » je fais de la publicité pour Damas où vit l’une de mes amies qui m’en chante sans cesse les louanges. « Il fait chaud l’été, mais l’hiver, la température tombe à six ou huit degrés certains jours. » Une difficulté que je n’attendais pas : « See, I’m a bit afraid of winter, cause I haven’t had one in so many years. »

Dehors, de la musique style bollywood. Je lis l’histoire d’Angkor, et j’apprends que selon le mythe fondateur, la civilisation de Funan, prédécesseur de l’empire Khmer, serait le fruit du mariage entre un prince indien voyageur et la fille d’un roi local, mi-femme, mi-cobra. Féminité chtonienne et serpentine, comme en Grèce ; même mythe fondateur que Marseille. Les mots sont aussi des mots sanskrits : nagara, capitale, qui donne Angkor, et Kambuji, terre des kampu, devaraja, deus rex, dieu roi. C’est peut-être pourquoi les choses deviennent soudain plus familières ici. Je suis de retour dans un univers indo-européen.

Après une salade de crabe et papaye en guise de petit-déjeuner, Vanak, l’ami gay-chrétien cambodgien de Philip nous amène au shopping mall central. Vue de Phnom Penh à travers les grilles du balcon, dernier étage, sur fond de musique rock. Une piste de roller grillagée, des adolescents en débardeur ou polo font des figures. D’autres, rêveurs, accoudés sur le bar en bois de l’autre côté du grillage, les regardent faire avec un regard amoureux et mélancolique. Partout dans le supermarchés, les affiches d’un film de vampires ou de zombies thaï, qu’on joue dans le cinéma Soraya du même shopping mall, en même temps que des comédies romantiques et des reconstructions historiques. Puis Vanak nous amène dans une galerie de jeux d’arcades, qui propose machines à pinces, baby foot, cabines de karaoke, jeux de basketball, et série japonaise à fusil, The Home of the Dead et Vampire Night.

Après un après-midi passé dans la cour du « pavillon », restaurant d’un hôtel club avec piscine et wifi, nous prenon un dernier repas français, le dernier sans doute avant longtemps, dans un restaurant qui s’appelle « Comme à la maison ». Mais le cassoulet n’est pas tout à fait satisfaisant, le confit de canard n’est pas très frais, les haricots sont secs, et pourquoi ces gros lardons dans le jus ? Les portions sont un peu trop larges, et la qualité moyenne. Je me dis alors : ce sont les colonies. Mais parce que le restaurant s’appelait « comme à la maison », je m’attendais, naïvement, à ce que ce fût vrai. Que le cassoulet serait vraiment comme celui de ma mère.

 

17 novembre 2008

 

Nous achetons nos billets de bus pour Siem Reap dans une agence de voyage tenue par deux chinoises, en face de la rivière qui sent le poisson mort. Vanak nous attend quelques rues plus loin, car la route était bloquée tout au long de la rivière par un cordon militaire : quelques voitures officielles, jeeps noires à vitres teintées, devaient emprunter la route, et bien sûr, il était impensable qu’elles aient à ralentir à cause du traffic. Puis nous apprenons par une vendeuse d’eau superbe et souriante que le palais n’est pas ouvert avant 14h. Nous décidons donc d’explorer le centre-ville à pied. Mais quelle harmonie dans l’architecture, les couleurs, les courbes et les pointes des toites. L’or des tuiles évoque la cathédrale de Dijon ; les formes, une proue de bateau viking. C’est ce que j’ai vu de plus élégant depuis notre départ de Paris. Je réfléchis, au fait aussi que ce palais royal est habité par un roi qui règne effectivement sur le pays. D’où sans doute les horaires d’ouverture restreints. Cet ensemble de bâtiments n’est pas kistchifié par la transformation spectaculaire en lieu de pèlerinage touristique : c’est là que vit le chef politique de tout le pays. Cet édifice aux couleurs et lignes si gracieuses est le cœur du pouvoir cambodgien.

Dans les rues du centre, on vend des poissons mi-secs, ouverts au milieu, dans des paniers, ainsi que d’étranges galettes de riz légèrement brun, le fond de la poële qui accroche, sans doute le meilleur. Un petit garçon veut me vendre un journal, et commence à me donner de petits coups de poings comiques. Philip me dit « watch your bag, Julien ». Au balcon d’un immeuble, un homme en sarong rouge à carreaux pend du linge, la rue sent légèrement l’huile et les épices ; on entends les moteurs des mobylettes et des tuks tuks, mais les klaxons sont rarement utilisés. Une noix de coco vide, écrasée, brunie, gît à côté d’une boîte en polystyrène blanc das la boue du caniveau. Trois types de commerce dominent le centre de Phnom Penh : téléphones portables, coiffeurs, et surtout dentistes : une dent isolée, les racines courbées comme un toit de pagode, annonçant sa présence à la clientèle potentielle. Puis nous suivons quelqu’un dans une sorte de marché couvert. Il fait une chaleur effrayante sous les toits de tôle où le soleil tape directement. Des stands en bois sur fondations de brique vendent à manger – bols ou grandes assiettes de riz, currys colorés de viande ou de poisson, jus ou thé brun vendu dans un sachet plastique fermé d’une élastique, une paille dans l’orifice pour boire. Quatre jeunes femmes assises autour d’une table basse jouent aux cartes, un sac Louis Vuitton posé près de l’une d’elles. Plus loin, machines à coudre et pédicures, puis des étals de chaussures argentées. Nous ressortons sur une rue latérale, où sont posées sur le sol de nombreuses gerbes de canne à sucre. On en extrait le jus, dont on remplit des sacs en plastique, dans de petits chariots métalliques à roulettes. Des enfants très bruns, torse et pieds nus, marchent sans but précis, sans éviter les flaques d’eau. D’autres, à la peau plus claire, en uniforme, un cartable pesant sur le dos, rentrent vraisemblablement chez eux pour le déjeuner.

Dans le Café Fresco, face à la rivière, trois vieux français s’échangent des banalités sur les cambodgiens : « les orientaux, pour eux, la vie, la mort, c’est le même processus », « cruauté de l’humain, cruauté des animaux », « comment font-ils », « eux, nous ». Produisant une série de poncifs en préfabriqué, qu’ils étaient par des anecdotes mal choisies, ces vieux hommes confortent l’édifice mental d’une vision du monde qu’ils ont apportée tout armée de France, et que la rencontre avec Phnom Penh n’a pas ébranlé d’un pouce. L’un raconte qu’une jeune fille, dans un camp qui l’employait, avait perdu son père la veille. Il la voit venir le matin, comme tous les jours, sans signes de douleur sur le visage. Il l’interroge, elle dit qu’il n’a pas à supporter son chagrin. L’homme conclut de l’histoire, pour ses amis « vous voyez, la mort ne les affecte pas. »

 

18 novembre 2008

 

En route vers Siem Reap, arrêt d’une demi heure à Kampong Thom. On achète pomelo géant et mangues prédécoupées près du restaurant pour touristes Arummas où le conducteur nous dirige – beaucoup de voyageurs ont le même réflexe. A côté des fruits, sous une feuille de platique, un panier contient une montagne de grillons grillés. Nous avons dépassé plus tôt Shope, la capitale cambodgienne de la tarentule. Deux moines bouddhistes en robe orange, crâne rasé, me sourient en remontant dans le bus. J’échange quelques regards avec le membre asiatique d’un couple gay deux sièges devant nous. La télévision diffuse, en karaoke, la version khmère de San Francisco. Puis le clip d’une chanson locale, où des femmes en costumes dansent avec les mains sur fond de jungle et cocotiers, es pieds dans les feuilles de lotus. Je fais remarquer à Philip qu’elles sont des formes : hanches, seins, fesses et visages ronds. Très différentes des vietnamiennes et chinoises anorexiques et bi-dimensionnelles.

Nous arrivons à Siem Reap vers trois heures, et je ne me rends pas compte qu’on est rendus : les routes sont en terre rouge, la ville sent la brousse. A bien y réfléchir, oui, ce sont bien des constructions pour le fin fond d’une province cambodgienne. Mais l’écart avec les photos retravaillées d’Angkor qu’on montre au voyageur est assez frappant. Nous prenons un tuk tuk pour un dollar jusqu’à l’enclave touristique de Wat Po, pour y chercher un hôtel. Encore une fois, bananiers, plantes, routes en terre, impression d’être au milieu des huttes – quoiqu’on aperçoive, en regardant mieux, des affiches proposant internet, voyages en bus, burn CD, ainsi qu’un supermarché aux vitrines entretenues, construit sous un « Apsara Burger ».

Le centre-ville est plus luxueux que les faubourgs par lesquels nous sommes arrivés : les restaurants, les rues, le grand supermarché Blue Pumpkin, sont beaucoup plus propres et luxueux que les lieux équivalents dans la capitale. Mais sans doute la ville de Siem Reap brasse-t-elle plus de richesse – par habitant, c’est évident. On a même construit un aéroport international, pour les visiteurs d’Angkor. Mais je remarque aussi que ce luxe est dirigé tout autant vers la clientèle asiatique que vers les européens. Japonais, malais, chinois d’Hong Kong ou Shanghai, sont sans doute plus nombreux ici que les américains ou que les français. Le bar où Qiu Yi nous a dirigés, Miss Wong, rayonne d’élégance chinoise : murs rouges, meubles laqués noirs ou acajou, costumes en coton noir des serveurs, et portrait de shanghaïenne élégante, souriant mystérieusement à la salle, depuis la mezzanine.

Nous finissons la soirée par un massage khmer dans un spa du centre ville. Une heure de détente, six dollars, musique zen, ambiance tamisée, jeunes filles khmères à la peau sombre qui caressent, poussent et manipulent membre après membre les corps, suivant un rituel toujours identique. Et sans parole, sans philosophie, sans analyse d’aucune sorte, en appliquant simplement le rituel du massage, elles remettent l’âme en place mieux que bien des psychologues.

 

19 novembre 2008

 

Angkor Wat, une jeune khmère nous approche dans le parc à vélo « you want guide book, you want postcards ? » Elle sourit à mes refus. « Where are you from ? » et quand Philip répond « Australia », elle nous lance un sympathique « good day, mate ». Elle essaye encore de nous faire acheter son guide, « you should take care of your skin, » puis elle ajoute « I want be white skin ». Nous échangeons nos prénoms, prenons rendez-vous pour achter de l’eau après la visite et, regardant de l’autre côté, nous découvrons les tours du temple médiéval, cachées jusqu’ici par les arbres. Est-ce la proximité de ce passé glorieux, ou la structure toujours du pays qui donne aux habitants cette grâce et cette courtoisie ? J’y pensais tout à l’heure en roulant à vélo vers le site historique. Au Vietnam, on imite Hô Chi Minh, qui triomphe par la ruse, la désobéissance et l’opposition frontale. Force sans ordre. Ici, le pouvoir est encore aux mains du roi, de son fils, danseur, et d’une famille royale régulée par un code de comportement qui la légitime.

Il n’y a pas eu de rupture ici, mis à part la folie khmère route. La société contemporaine, autant que je peux la lire, est restauratrice, ou dans la continuïté de l’ancien régime, et non pas la poursuite de la république de Pol Pot. Signe de cette continuité longue : on adore une statue de Vishnou, dans le temple d’Angkor. A moins qu’il ne s’agisse d’une mise en scène pour les touristes ? Une pancarte en effet l’identifie comme bouddhiste, et non comme hindoue ; mais cete mise en spectacle elle-même est une réalité du Cambodge. On fait effort pour créer cette illusion d’ordre qu’est la vie courtoise, et cet effort entraîne, partiellement du moins, l’instauration d’un ordre éthique et esthétique réel dans la collectivité.

Voyant le bas-relief de la bataille finale du Mahabarata, je me demande, la danse et l’ordre corporel qu’elle génère, est-elle une forme de la puissance guerrière. Les corps représentés ressemblent aux statues de Vishnou dansant, préservant l’ordre du monde par le mouvement du corps, et l’équilibre alternant d’une jambe sur l’aute. Un danseur, c’est un guerrier potentiel, mais qui n’est en rapport à nul ennemi. La danse, comme guerre intransitive, où, donc, tous les coups ne sont pas permis. L’épisode khmère oruge peut être analysé comme dérive de ce mouvement sans ennemi : tout à coup, l’ordre se défait, la force est exploitée contre soi-même, et le danseur, emporté par trop de mouvement, détruit ou mutile ses propres membres.

Sur le sentier panoramique de Phnom Bahkung, un homme retire ses prothèses et les sortes de chaussettes / genouillères qui le protègent des irritations, puis il mendie vers nous, proposant des CDs sur les mines à la vente, exhibant ses moignons, et répétant, « money, landmine, money, landmine ». Faut-il voir une étrange ironie du sort dans le fait que cette nation de danseurs se soit, à long terme, punie par les mines anti-personnelles ?

Au sommet de la colline, un homme dort allongé, sous l’ombre de la tour centrale, vestige du temple à Shiva. Ces monuments sont sans doute pour lui comme la tour carbonière ou les remparts d’Aigues-Mortes, héritage de pierre, dont la fonction n’est pas pure symbolique, mais qui servent aussi d’aire de jeu, de repère, et d’abri contre les éléments.

 

20 novembre 2008

 

La route vers les temples de Rohinos, nous voyons plusieurs fabriques de statues, qui proposent à la fois mini-pagodes sur colonnes et statues d’animaux : grues ou cigognes, cerfs, dauphins. Tout est peint de couleurs vives, comme les décorations plastiques d’un parc d’attraction. Dans la cour du premier temple, nous voyons un groupe de statues religieuses qui relèvent de la même esthétique : personnage assis, figure peinte couleur chair, grands yeux noirs et blancs, manteau vert, une hache à la main, près d’une danseuse et d’un tigre assis. Le guerrier chevauchant un buffle, autour duquel un arbre a poussé, vraisemblablement plus ancien, seul n’a pas de couleur. De jeunes moines en robes orange vif, assis sur un banc près de nous, tournent la tête et nous regardent. Une femme en chemisier rose nous sourit.

Bizarre filtre de cet environnement : les films hollywoodiens d’aventure, Indiana Jones ou Lara Croft. Une inscription sur un morceau de mur, c’est peut-être la clef d’un trésor enfoui, d’un secret. La communauté de moines en robes orange qui vit derrière les vestiges abrite peut-être un cinquième élément qui sauvera l’humanité, la réincarnation d’une divinité créatrice ; ou peut-être l’ancien, dans sa maison sur pilotis, transmet-il aux jeunes moines rieurs le secret d’une pierre philosophale qui permet de ne pas oublier ses vies antérieures, et de vivre ainsi perpétuellement, de corps en corps, accumulant la sagesse ; et peut-être ces touristes apparemment innoncents sont-ils en fait des espions russes ou nord coréens, qui veulent acquérir le secret pour détruire le monde. Ainsi, sans trop y réfléchir, projette-t-on notre mystère fabriqué sur les sourires et les regards intrigués des gens et des statues cambodgiennes.

Mysticisme conservateur : on croyait que le respect des dieux et des temples était nécessaire à l’harmonie du monde, à la venue de la plui, pour le riz, qui nourrit l’homme, etc. Mais le respect des rites et des vieilles pierres, à l’heure du tourisme spectaculaire, entraîne un autre type de mousson, les vagues de touristes lourds de dollars qui les déversent sur les étals locaux ; puis ces dollars, dûment transformés, nourrissent les hommes qui peuvent accomplir les rites, et conserver les pierres héritées. Il faut cependant, comme lorsque vient la mousson, rester attentif, être présent au bon endroit, bien orienter ses tables, et diriger le flot vers le lieu qui profite.

Derrière le temple de Bakong, groupe de huttes en paille sur pilotis, sol de terre dégagé, plantations de bananiers. Quatre enfants jouent avec un sachet plastique rempli de terre qui sert de balle, qu’ils se lancent, et qu’il faut éviter. Rires à chaque lancer, paroles d’enfants. Dans le fond du vaillge, une ruine khmère en briques, où poussent quelques débuts d’arbres. Les enfants nous voient et nous disent « hello », puis s’avancent les mains tendues. L’un d’entre eux nous suit sur la route en terre, les autres regardent faire. Il s’approche, nous faisons non de la main, l’enfant retourne à son jeu, tout le monde rit, puis un homme en sarong passe, tirant une vache blanche par une corde. Quelques pas plus loin, six adolescents torse nu musclés jouent au volleyball. Le meilleur et le plus vieux d’entre eux porte un sarong, et chaque fois qu’il saute ou fait un mouvement brusque, il vérifie que son sexe est caché. Sur le bord de la piste, assise, une femme les regarde, un enfant sur les genoux. Quand nous passons, le jeune homme en sarong nous sourit et nous lance « hello », puis fait signe de taper dans la balle.

 

21 novembre 2008

 

Que reste-t-il après la mort ? Nous sommes à Pre Rup, temple de latérite, pierre ferrugineuse rouge, et de briques ; montagne en partie ruinée qui tranche sur le vert des rizières et des palmiers. Crématoire shivaïte, on y vénérait le Dieu phallique de la destruction ; c’est aussi là qu’on faisait disparaître les corps dans la flamme. On pourrait établir une dichotomie de couleurs, rouge de la pierre immobile, de la terre figée ; vert du riz, des feuilles, de la jungle en vie. Ce qui se régénère sans cesse, et ce qui demeure. Blocs de mort ocres, figeant une forme à perpétuité.

Car que reste-t-il après qu’est passé le dieu-linga, que l’âme détachée du corps par la brûlure est relancée dans le cycle des incarnations par un grand jet de sperme shivaïte ? Il reste le style du temple, une forme oblongue, carrée, rectangulaire, le choix de disposer les tours en lignes, en quinconce, décalées ou symétriques, la forme du drapé sur les statues des gardiens pétrifiés, la position de leurs mains, l’écartement des murs dans les couloirs latéraux, et l’orientation des motifs sur les pilieurs latéraux des portes. Et c’est ainsi que Pre Rup diffère de Bayon, Bakong, Te Som ou Banteay Srey, non par l’existence uniquement, mais par le style, style qui le rend unique au sein du genre temple d’angkor, style délibérément choisi par le constructeur qu’il commémore, style qui résiste même au phallus de Shiva.

(Incidemment, le mot que Philip a choisi pour caractériser Vannak, le seul cambodgien que nous ayons vraiment connu lors de ce voyage, c’est le mot « style », avec la voyelle allongée, l’intonation montante, et la consonne finale affaiblie.)

Un petit garçon qui sans doute vit dans les ruines la plupart du temps nous fait signe d’en bas, puis monte sur la plate-forme d’où nous regardons les tours d’un autre temple au loin. « Give me one dollar », dit-il avec un sourire », puis « give me bonbon ». Nous n’avons malheureusement pas de bonbon pour lui. Plus tard, nous le retrouvons en bas « Want photo », nous demande-t-il en montrant un buffle du doigt qui broute entre les colonnes. Philip le prend en photo sur le dos du buffle, et lui montre le résultat. Le petit garçon sourit, monte sur une pierre, et nous redit en riant « give me one dollar ». D’autes touristes approchent, il bondit, tire le buffle à l’endroit le plus photogénique, monte à nouveau sur son dos, puis vient leur demander « one dollar ». Deux petites filles s’approchent, ses copines sans doute, et proposent cartes postales, flûtes en bambou et petits oiseaux pliés en roseau. Elles demandent « where you come from », et quand je réponds France, elles réagissent « Oh, France, Capital Paris. »

Philip demande aux petites filles, « You want my money, where does the money go ? » Elles répètent « please, buy from me », puis la plus petite dit « my papa ». La grande lui tire soudain les cheveux. Sans doute est-ce un secret, que l’argent gagné par les enfants sert pour enrichir leur père, et qu’elles sont dans les ruines pour ça, plutôt qu’à l’école.

Le ballet des restaurateurs au pied d’East Mebon évoque une sorte de chasse où chacun rabat le gibier vers soi par des gestes et des cris. « Madam, hello, you come to me for eat, Madam. » Une grosse femme en débardeur et casquette rouge avance au milieu des tuks tuks. Cinq ou six femmes s’adressent à elle. Elle hésite, puis vient s’asseoir juste à côté de nous. Mais elle n’a pas d’abord négocié les prix et, contrairement à nous, paiera sans doute au prix fort son coca et ses nouilles ou son pancake à la banane. Une vendeuse de vêtements l’entreprend avec insistance, elle hoche la tête, blasée, sirotant à la paille un coca cola dans une canette à la couleur identique à celle du t-shirt et de la casquette.

Avant notre dîner chic au Sugarpalm, pour célébrer la fin de l’agréable séjour, nous entrons dans un centre commercial nouveau chic et climatisé. Lorsque nous descendons de l’escalator au premier étage, une jeune femme s’approche de nous : « Want ice cream sir, want ice cream sir ? »