Russia


 

4 mars 2008

 

Il y a du pétrole en Russie, beaucoup. Des mines, et du bois. Des ressources. On est dans le plus grand pays du monde, il y a du sous-sol. Mais la surface est presque invivable. On traverse Irkoutsk en transsibérien. La température moyenne est de – 19 en janvier. Qui voudrait vivre là – je ne dis pas quelques années, pour exploiter les richesse du sous-sol – mais de façon stable ? Et pourtant, la ville d’Irkoutsk a plusieurs millions d’habitants. Les Irkoustkiens sont-ils attachés à leur terre, comme les sont les italiens, les grecs et les provençaux ?

 

23 avril 2008

 

Patrie du socialisme réel. Pourquoi refuse-t-on l’héritage communiste, et les acquis de l’URSS ? Livre magnifique de Domenico Losurdo, qui appelle à ne pas rejeter en bloc tout l’héritage. Certes, goulag, mais ascension sociale pour les basses classes. Et certes, atrocités, mais libération des peuples. Et surtout, ce détail : en prévision d’une victoire sur les Allemands, Roosevelt parlait d’une punition majeure pour le peuple allemand, tandis que Staline dissociait très nettement la clique d’Hitler au pouvoir et le peuple allemand, soumis à elle. Il faut poursuivre cela.

 

27 avril 2008

 

Staline en grand méchant de l’histoire – une trilogie totalitaire, Hitler, Mao, Staline, à laquelle on peut ajouter quelques mauvais larrons latins, Franco, Mussolini, Castro. Mais pourtant, c’est aussi vrai, comme le rappelle Losurdo, que l’action de Staline a largement promu l’anti-racisme et l’égalité des hommes et des nations.

Mythe américain : de Staline, méchant, à Khrouchtchev, gentil. C’est que Staline n’a pas favorisé la classe des intellectuels, qui rédigent l’histoire. Et qui, donc, l’attaquent.

[Un souvenir, Hélène Harder me disant, « c’était horrible, une intellectuelle roumaine, elle vivait presque en clocharde, à Berlin, ma grand-mère (ou quelque autre membre de sa famille, intellectuels berlinois vaguement bien-pensants) a lancé la croisade, pour qu’on l’aide. En effet, c’était un grand scandale : une intellectuelle à la rue. Je ne pense pas qu’elle aime beaucoup Staline. On la comprend, c’est un méchant].

 

2 juin 2008

 

Le livre d’Anna Politkovskaïa, La Russie selon Poutine, insiste sur le rôle de l’armée, et l’impunité des officiers. Serait-ce la chose qui tient un pays ? L’armée ? Le peuple en arme, ou l’exercice de la force ?

 

3 juin 2008

 

Un autre élément : le droit. De ce côté de la frontière, je peux agir ainsi, mais pas de l’autre. On peut se venger par la mort en Tchétchénie, mais pas en Russie. Le système de l’Etat-nation fait coincider le droit et le territoire ; mais dans certains systèmes impériaux, c’est l’appartenance personnelle qui détermine les droits et les devoirs. Ainsi, pour certains aborigènes d’Australie.

 

Espionnage : les Russes ne veulent pas d’étrangers sur leur territoire ; il faut savoir où les trouver. Peur de quoi ? Que des informations filtrent au dehors ? Autre peur qu’en France, ou qu’en Australie. Dans nos pays, la crainte principale, c’est que des migrants sans-papiers s’installent et profitent des aides sociales, ou s’offrent comme main d’œuvre à bas prix sur le territoire, faisant chuter le prix du travail, et entrent en concurrence avec les français les moins qualifiés. Mais cela peut-il être la crainte des Russes, ou des Chinois ? Sans doute pas. Il faut, surtout, contrôler les mouvements, et faire naître une certaine crainte, dissuader les étrangers indépendants – ceux qui n’achètent pas les séjours de luxe tout compris – ou encore éviter ceux qui veulent faire des économies sur les intermédiaires, car sans doute ceux qui prennent les décisions sur les droits d’entrée profitent de ces surcoûts.

 

6 juin 2008

 

Après l’effondrement du communisme, c’est la mafia qui a pris le pouvoir, exploitant les ressources, expropriant le ouvriers. Certes, à l’époque communiste, la situation n’était pas bonne. Est-elle meilleure à présent ?

 

7 juin 2008

 

Poutine, antiterroriste, est soutenu par l’Occident malgré la dictature qu’il met en place. Parce qu’il lutte contre le terrorisme, Al-Qaeda, la Tchétchénie. Nous avions cru laisser de côté le monde islamique, mais il est là. Moscou, capitale de la Russie, domine aussi des territoires islamiques – et pas seulement des immigrés : la Tchétchénie, le Daghestan, la République Tatare, sont terres musulmanes, et pourtant partie de la grande Russie.

Berlusconi soutient Poutine : mafieux, corrupteurs de la justice, hommes de pouvoir sans scrupules… j’avais lu quelque part que le grand danger de la lutte contre le terrorisme était la perte de vigilance sur le front de la lutte anti-mafieuse. En Russie, cela va plus loin : la mafia soutient l’anti-terroriste Poutine (idem Berlusconi). Résultat : quelques mois avant le départ, j’ai peur, j’ai peur de traverser la Russie, de prendre le transsibérien, de devoir négocier, de payer mes billets à l’avance par internet. Et c’est idiot, mais j’ai peur. Ah, si j’étais Russe. Comment réagirais-je ?

 

23 juin 2008

 

Je sors à l’instant de chez Planète-visas, 3 rue Capreaux dans le 15e, où j’ai déposé les passeports pour obtenir le visa russe. 263 euros, non seulement, mais aussi l’angoisse, et si le passeport disparaissait, mon visa pour l’Australie, la citoyenneté britannique de Philip ? Irresponsable, je n’ai fait aucune photocopie. Je pars en République Dominicaine le 17 juillet, chez ma mère, et bien sûr, je flippe, si le passeport était perdu, coincé dans un bureau de l’ambassade russe ?

 

9 juillet 2008

 

Discussions avec Kirill, de St Pétersbourg, professeur de langues sémitiques et journaliste opposant. Drôle de pays. Drôles de gens.

D’abord une banalité générale, que nous avions observée lors du voyage à St Pétersbourg, avec le chœur de la Sorbonne : il faut du temps, pour qu’ils fondent, mais ensuite, qu’est-ce qu’ils sont attachants ! Je vais essayer, avec ce carnet, de saisir aussi quelque chose du caractère national, et ce trait semble marqué, chez les Russes : méfiance initiale, puis une sorte de débordement, quand la confiance vient… à préciser.

Corruption : des vieux immeubles de St Pétersbourg sont détruits au profit de bâtiments modernes, hôtels, centres commerciaux ; le pouvoir laisse faire, car les administrateurs se font graisser la patte. Or, ce peut-être une mauvaise décision pour les locaux, car les vieux bâtiments attirent les touristes, qui dépensent leurs devises dans les petits magasins. Les petits commerçants ont donc intérêt à préserver, mais les investisseurs moscovites, eux, ont intérêt à détruire.

Gestion du territoire : 10% de la population vit à Moscou, tout le monde s’installe en ville, et les villages dépérissent. Par défaut d’infrastructures. Kirill me raconte que sa mère possédait une maison dans un village entre St Pétersbourg et Moscou. A l’époque, il y avait douze familles de résidents, et quelques résidences secondaires de riches moscovites ou pétersbourgeois. Puis la population est tombée à deux familles, une vieille dame de St Pétersbourg qui s’y est installée à l’année, et la tante de Kirill. Un jour, 5 km de câbles électriques ont été volés. Plus d’électricité dans le village. Les autorités ont proposé de le remplacer, si les villageois payaient. 5000 dollars, quand une maison coûte à peine 1000 dollars. Ils ont refusé, le village est à l’abandon. Raisonnement : qui vole les câbles électriques ? Ceux qui installent les câbles électriques. Si on paye, ils vont voler à nouveau dans un mois.

Conséquence : sentiment d’injustice, mais aussi dépeuplement des campagnes. Il faut importer de la nourriture. D’où, déficit commercial. Et sentiment de danger, la population pourrait mourir de faim. Contraire de l’Australie, qui encourage l’occupation du territoire en essayant de garantir l’accès aux services même loin dans le Bush, car l’occupation stable du bush est vue comme bénéfique à la communauté. Même chose en France, d’ailleurs : politiques pour freiner l’exode rural. Qu’on ne rencontre pas dans la Russie capitaliste.

D’où, des problèmes internationaux. Semble-t-il. Pression majeure de la Chine, qui voudrait occuper, pour les mettre en valeur, les étendues de la Sibérie, que les Russes laissent en friche. Peut du péril jaune, racisme et propagande ? Ou réelle possibilité ? Car, après tout, qu’est-ce qui justifie la possession par les moscovites et les pétersbourgeois de ces terres ? Pourquoi les bénéfices des mines et du bois sibériens serviraient-ils à nourrir la vie culturelle de métropoles européennes ? La rhétorique chinoise est, dans une certaine mesure, anti-colonialiste… à creuser.

 

10 juillet 2008

 

Suite de mes conversations avec Kirill, il m’a raconté d’autres anecdotes, cocasses ou plus profondes.

Cocasse : il était à l’armée pendant la dernière année du communisme, en 1990. Ils n’avaient pas assez de papier-toilette, et prenaient des journaux, mais il arrivait qu’ils manquent de journaux. Dans le centre militaire, il y avait une « chapelle Lénine », avec des ouvrages fondateurs du communisme, œuvres complètes de Lénine et Karl Marx, ainsi que des portraits sur les murs. A défaut de journaux, les œuvres de Lénine ou de Marx étaient utilisées comme PQ. Peut-être un mois, des mois après les premières disparitions de livres, une bibliothécaire a visité la chapelle Lénine, et s’est plaint que les livres empruntés relevaient de la bibliothèque. On ne l’avait pas avertie, scandale. Mais surtout, qui, qui dans l’armée pouvait avoir eu l’envie de lire dix tomes de Marx et Lénine ?

Pendant ce temps, la liberté de parole et d’opinion grandissait. Kirill me racontait qu’avec son église (il était alors pentecôtiste, d’obédience stricte), ils avaient fait en 90 une manifestation religieuse, en face de l’église de Kazan, musée de l’athéisme, avec des bougies achetées à l’église orthodoxe. Il devait y avoir quatre jours de manifestations, mais le second déjà, la police occupait les lieux.

Quand il est rentré du service, en 91, la perspective Nievski semblait Hyde Park Corner. A chaque intersection, des représentants de telle ou telle Eglise haranguaient les passants : baptistes, épiscopaliens, pentecôtistes, unitariens. Les manifestations politiques étaient encore contrôlées par la police, mais les débats religieux, désormais, n’étaient plus réprimés. Très vite, a-t-il ajouté, sont apparus des recruteurs américains. Pour les mimer, Kirill lève les deux deux, qu’il balance de droite à gauche, paume ouverte vers l’avant, en dodelinant de la tête avec un sourire un peu niais.

Je lui ai demandé : c’est parce que la police était débordée, ou par directive officielle ? Il ne savait pas – surprenant pour un intellectuel dissident. Les Eglises ont beaucoup intéressé les gens, pendant la période Eltsine, mais avec l’arrivée de Poutine, et le pragmatisme ambiant, les gens se sont désintéressés des questions spirituelles, pour chercher de l’argent.

Il a poursuivi, m’indiquant que le régime avait péri par le haut, comme l’avait prévu Trotski. Dans les pays satellites de l’est, en Allemagne, en Pologne, en Roumanie, la fin du communisme avait été ressentie comme la fin de la domination Russe, comme une libération nationale. D’où le soutien du peuple. En Russie, le régime communiste aurait pu continuer. Mais les dirigeants, les directeurs d’usine et d’administration, avaient un intérêt personnel à la transition capitaliste : ils pourraient s’enrichir plus vite, avec moins de contrôles. Ils pourraient voyager plus librement, léguer leurs usines et leurs capitaux plus facilement à leurs enfants, bref, s’enrichir individuellement plus vite et de façon plus efficace. Au détriment du peuple, qui ne retrouvait aucune indépendance, et qui s’appauvrissait. D’où, ce que Kirill décrivait comme « the collapse of Russia ». Ce que dénonce aussi Politkovskaïa, la corruption généralisée, l’extrême appauvrissement du peuple, et la grande braderie des richesses collectives. Assorties de l’immense vulgarité des nouveaux riches : encore une description de Kirill, pour un voyage officiel, de hauts dirigeants font affrêter un avion privé, commandent huit dîners fins par personne, du cognacq de luxe, et des prostituées qu’il faut ensuite escorter, rires à l’atterrissage. On conseille à celui qui doit apporter la nourriture, commis du traiteur : marche lentement, ne cours pas, pas de mouvement louche. Les gardes du corps ont des kalaschnikov, ils n’hésiteront pas à tirer.

 

15 juillet

 

Je rentre triomphant de chez planète-visas, 3 rue Copreaux, 75015. Pour 263 euros, j’ai maintenant collés, dans mon passeport et celui de Philip (britannique), deux papiers brillants qui m’autorisent à rentrer sur le territoire russe du 22 septembre au 4 octobre.

 

30 juillet

 

Rencontre inattendue de la Russie, dans le Faro a Colon, à Santo Domingo, la salle du fond lui est réservée. Photos du Kremlin, photos d’icônes, et quelques objets d’artisanat, broches, cuillers, boîtes et plateaux laqués, poupées, matriochkas. La notice raconte, à gauche, l’histoire de la Russie (Slaves, Varègues, Tatars, l’unification des territoires autour de Moscou par Ivan III, l’expansion d’Ivan le Terrible à la Baltique, puis la menace polonaise, les deux Catherines, les guerres de Crimée et du Japon, la mort du Tsar. A peine une ligne sur le 20e siècle : « Rusia paso a formar parte de la URSS como Republica Socialista Federativa Rusa. » Puis le retour à la Russie, en 1991.

Hier, lu de cet épisode une analyse intéressante de Naomi Klein. Devant le danger d’une libéralisation trop lente et trop modérée de Gorbatchev, les forces capitalistes et les pouvoirs occidentaux ont soutenu Boris Eltsine. Et le meilleur moyen de faire disparaître Gorbatchev de la scène, c’était de dissoudre l’Etat qu’il dirigeait, l’URSS, au profit de la CEI, Russie, Belarus, Ukraine, Etat national panslave.

A suivi la libéralisation sauvage.

 

16 août 2008

 

Lu dans un entrefilet du Monde Diplomatique : rectifier la vision maintenant traditionnelle de l’Occident sur la victoire de 45. Affirmer le rôle de l’URSS-Russie, pas seulement l’équivalence fascisme/communisme, Hitler/Staline.

 

20 août 2008

 

Je pensais recevoir aujourd’hui mes billets du transsibérien. J’avais trouvé dans la boîte aux lettres en rentrant de République Dominicaine un coupon de recommandé daté du 14/08/2008, et pensait qu’il se’agissait des billets russes. Tatiana de Svezhy Veter m’avait écrit dans un mail du 11 qu’ils arriveraient dans la semaine. Entre le 15 août, le voyage express en Lorraine, l’arrivée de Philip, Angela et Leigh, et la journée en Champagne, j’ai attendu jusqu’aujourd’hui pour passer à la poste. Et c’était les billets Berlin-Moscou. Je suis légèrement inquiet. J’ai vite écrit à Tatiana : « Should I worry ? » Car, après tout, Svezhy Veter a débité 1250 euros sur mon compte, et quelles sont mes garanties ? Bonne réputation, sur plusieurs sites spécialisés. Mais c’est tout, le reste est virtuel. Pourtant, l’agence doit tenir à cette réputation, car c’est grâce à ça qu’ils doivent faire l’essentiel de leur chiffre – la seule agence fiable sur internet. Et leurs marges sont amples. Enfin, moins que celles d’une agence occidentale. Je vais voir ce que répond Tatiana. Dans le pire des cas, nous prendrons la 3e classe… ou l’avion.

 

25 août 2008

 

Coup sur coup, lu deux livres italiens traçant de vagues parallèles avec la Russie. Siam poi gente delicata, de Paolo Nori, guide avortée de la région Bologna-Modena-Reggio-Parma, dans lequel il évoque brièvement des séjours en Russie (St Pétersbourg, bille favorite, Medvedkovo, faubourg de Moscou, Mourmansk). Et parle de Brodsky, « de la périphérie, on perçoit mieux les choses ». Et mentionne, avec humour, l’intérêt d’un livre où la Russie serait décrite pour une région, l’Emilie-Romagne, l’Italie pleine de communistes. L’autre livre est Fondamenta degli Incurabili, de Iosif Brodskij, justement, guide ou méditation sur Venise, où la ville est comparée à St Pétersbourg, pour la vague anxiété que peuvent susciter ses ruelles étroites, et son caractère mosaïque, détaché, fait de segments discontinus. Venise du Nord, ville de théâtre, artifice, beauté : sans doute peut-on comparer Venise et Pétersbourg. Ce qui me frappe, moi, c’est que dans toutes ces allusions littéraires à la Russie, c’est toujours la capitale des tsars dont on parle, et jamais Moscou, Nijni-Novgorod (pourtant porte de l’Orient, comme Venise), Novossibirsk ou Vladivostok.

 

28 août 2008

 

La Tate Modern consacre une salle aux affiches de propagande soviétique. On y voit beaucoup de femmes blondes aux yeux bleus, représentant la patrie ; mais sur l’une d’entre elles, datée de 1919, on voit une sorte de guerrier turc à cheval, une dague tendue, sur un paysage de désert et, sous l’image, quatre lignes de texte en écriture arabe. Sur une autre, de 1920, une femme brne avec un petit mouchoir rouge sur les cheveux, de profil, pointe du doigt le voile opaque d’une femme voilée (sans doute). On lit au dessus une ligne en arabe, et la traduction dit seulement « Women and veil ». Mais il semblerait que l’affiche invite à la libération des femmes, et à leur dévoilement. Sur une autre affiche encore, de 1934, une femme aux traits mongoloïdes, avec des lourdes tresses noires, tient deux livres à la main, dont la tranche dit « Lenin » et « Stalin ». On trouve une affiche en hébreu, et une où des russes tendent la main à des musulmans voilés.

 

29 août 2008

 

Translatio imperii – suite des révolutions : Lénine était initié de la loge maçonnique de Belleville, et son corps repose(rait) sur un drapeau rouge de la Commune – de la Révolution Française à la Révolution Bolchevique, ouverture du 19e et du 20e siècle.

 

2 septembre 2008

 

Adolescent, j’ai souvenir d’avoir voulu faire du russe. En 5e, un jour, le professeur de russe du Collège Kleiber est venu dans notre classe de français et nous parlait du russe. Bon investissement, très bien sur un CV, ça fait la différence, etc. Je voulais faire du russe LV2, mais mes parents voulaient que j’apprenne l’allemand ; j’étais en Alsace, etc. Moi, je pensais à cette famille russe dont parlait mon père au Grau du Roi, je pensais à la musique, aux violons tsiganes, j’avais une image romantique, exaltée, de la Russie. Mais pas suffisamment passionée pour l’imposer à mes parents.

J’ai cependant, chez moi, fait du russe. En prépa, je crois, par assimil. Puis à l’ENS, première chose, m’inscrire au cours de russe. J’en parlais alors à Marie Fainberg – dont je découvrais qu’elle était juive russe – je participais au club international avec Micha Gabovitch, et je m’inscris aux cours de Viktor Kassatkine.

Dans ces cours de russe, j’ai connu Florian Götz et Joris Lacost. Idiot, je n’ai pas gardé contact, alors que j’avais sympathisé… je ne me rendais pas compte que Florian, non seulement pouvait, éventuellement, sortir avec moi, mais surtout qu’il était au Cons., un futur acteur pro ; que Joris allait devenir un auteur vaguement célèbre, important sur la scène théâtrale parisienne. Florian voulait partir en Russie, pour faire une formation théâtrale – les meilleurs du monde, selon lui. Joris faisait des traductions, et suiviait, en plus du russe, les cours d’italien de Piero Carracciolo, où j’allais aussi.

Mais après trois mois, j’ai laissé tomber. Parce que j’écrivais Les Sirènes et quelques poèmes, que j’étais profondément dans mes nvroses, et n’avais pas l’énergie suffisante. Mais aussi parce que j’avais été déçu par Viktor Kassatkine. Pas qu’il fût mauvais professeur (je ne suis pas convaincu par la répétition d’ « eta stol » ou d’ « eta okno » mais enfin, c’était comique). Non, plutôt, c’est le jour où nous avons récité ce poème communiste, « Le matin, je me lève avant qu’il fasse jour, je prends une douche froide en chantant des chants révolutionnaires, puis je pars au travail, animé par l’amour de la patrie. » J’espérais en fait rencontrer la Russie mythique, éternelle, orthodoxe – et je voyais la Russie communiste. Après cet échec russe, je suis passé par l’orthodoxie : rencontré d’une Roumaine qui faisait une thèse sur la poésie contemporaine française, et m’emmena prendre part au service du père Evdokimov, en banlieue sud. Innocent, je pris la Communion. Plus tard, chez lui, lors du repas auquel il nous avait conviés, le père m’expliqua qu’on restait à jeun le dimanche matin, dans la tradition orthodoxe, et qu’il n’aurait pas dû me faire communier. Je fus immensément embarrassé, et fus quelques temps avant de retourner à l’église. Jamais plus dans un service orthodoxe russe (j’allais à St Julien, chez le Melchites, quelquefois).

Je lis en ce moment le Roman de la Russie insolite, de Vladimir Fédorovski, espèce de roman/essai historique réactionnaire. Il est question, sans cesse, de l’âme russe, de l’invisible, et de la spiritualité orthodoxe. On n’en dit cependant pas grand chose. Il parle uniquement du goût du secret, du mystère, de l’invisible, et répète « âme russe, éternelle Russie ». Pas de pitié pour l’héritage rouge. De Staline, il rappelle son passage au séminaire et, longuement, présente ce qu’il décrit comme son caractère « chamanique ».

Si l’on suit Murray, qui voit l’occultisme et le socialisme comme les deux facettes d’un même phénomène, on peut sans doute adhérer à ces propos. Si ce n’est que Fédorovski confond tout. Car, précisément, l’occultisme n’est pas chrétien, pas plus que le chamanisme. Et si la « Russie éternelle » est orthodoxe, elle n’est pas en même temps chamaniste. A moins que les mots « Russie éternelle » ou « l’âme russe » ne veuillent rien dire. Ce qui sans doute est l’idée la plus raisonnable.

 

13 septembre 2008

 

Carte : on attribue différentes couleurs aux continents : vert pour l’Amérique, jaune pour l’Afrique, bleu pour l’Europe et rose pour l’Asie. Sur les monts de l’Oural, dégradé du rose au bleu. Le « R » de « RUSSIE » est sur fond bleu, le reste en rose. Identique, en Turquie. La ville d’Istanbul est sur fond rose, mais juste après commence le dégradé, pour cette région triangulaire, en Europe.

 

17 septembre 2008

 

Au 17/09/08, on échange 1 euro contre 35 roubles. Environ comme les zlotys.

 

22 septembre 2008

 

Beaucoup de juifs émigrant vers Shanghai, en 38-41, sont passés par le transsibérien. Il fallait alors seize jours. A partir de 40, entrée en guerre de l’Italie, c’était la seule route possible. En 41, elle fut fermée.

Le marxisme et le communisme, idéologies – ou pensées – inspirées par le judaïsme. On n’est pas déterminé par ses racines, etc. On peut voir aussi, dans la pensée sociale critique juive, un reflet de la position des juifs, qui ne pouvaient pas prendre part au pouvoir directement.

 

24 septembre 2008

 

Pour me préparer à Moscou, j’écoute Anna Vissi. Douleur de la femme grecque, methusmeni mou kardia. Nous sommes entrés dans l’église orthodoxe Maria Magdalena aujourd’hui, Philip et moi. J’ai fait ce lien que j’avais tracé, jeune, entre le Russie, la Grèce, le monde orthodoxe, et certains expressions du sentiment mélancolique, dont je me sens proche.

 

25 septembre 2008

 

Approche de Moscou – sans avoir été contrôlés : buildings, dont un surmonté de tours coniques, palais futuriste et féérique. A l’horizon, flèche surmontée d’une étoile. Kremlin ? Pourtant, le long des voies, toujours du ver, des arbres et de l’herbe. On n’a pas vraiment l’impression d’être entrés dans la plus grande agglomération d’Europe. A quelques minutes de là, gratte-ciels gigantesques en construction, juste après une rivière, puis une autoroute urbaine et, derrière, la ville dense.

Premiers pas dans la gare : nos passeports n’ont pas été tamponnés, nous n’avons pas fait de déclaration de douane. Cherchons. Porte, une femme à l’air officiel. « Vy govaritie pa angliski ? » Niet, bien sûr. Je mime avec mon russe disparate que nous voulons un stamp, et trouver la tamojna, la douane. Elle me renvoie vers l’administrator. Que d’abord nous ne trouvons pas, circulant entre les magasins de gare et les policiers. Or, d’après le guide, il faut la déclaration pour changer de l’argent, de l’argent pour laisser nos sacs à la consigne et prendre le métro, manger, etc. Prélude nécessaire, l’administrator.

Nous voyons finalement un grand point d’interrogation, sans doute le bureau d’information. Oui, et, juste à côté, l’administrator ! […]

[Passage souterrain près du Kremilin. Un jeune rocker blond chante « SSSR ». A la sortie, sur un parc, un autre propose des photos avec un serpent vivant qu’il vous met autour du cou. ]

Deux femmes attendent devant nous. Puis l’administator disparaît. Assez longtemps. Juste à côté, le bureau d’information. Profitant qu’il n’y ait personne, je m’approche et demande à la blonde « govarite pa agnliski ? » Niet, encore une fois, j’essaie d’expliquer, la blonde ne comprend pas, « nie panimayou ». Je rejoins Philip derrière les deux femmes qui attendent toujours l’administrator. Tout à coup, l’une d’elles, cheveux courts et sourire, me tend son téléphone portable. Et j’entends sa fille, qui parle anglais, me proposer de l’aide. Entre discussions et traductions, la femme comprend ce qu’on veut, nous fait patienter, demande à l’administrator qui n’y comprend rien, puis nous ramène à l’endroit où la première femme nous avait renvoyé vers l’administrator. Entre temps, la porte est fermée. Notre aide s’en va, revient avec une jeune fille en blanc, « l’administrator », qui parle un peu d’anglais mais ne fait pas d’effort, puis finit par chercher un policier qui vérifie passport, billets de train, visas, puis nous fait signe avec le pouce que tout va bien. Nous donnons à l’administrator un de nos savons-cadeaux, que la première femme avait refusé, puis changeons 100 dollars – sans qu’on demande ni passeport, ni déclaration de douane, on laisse nos bagages à la consigne, et partons en métro vers la Place Rouge.

Au magasin de la cathédrale, on vend un livre intitulé Hunting with dogs. Un chœur de quatre hommes chante des chants religieux devant un autel doré, pendant que les gardes ennuyés font des mots croisés cyrilliques.

Sur la Place Rouge, groupe de bouddhistes asiatiques en robes rouges. Minorités asiatiques de Russie. Citoyens du pays dont Moscou est la capitale.

Dans la petite église orthodoxe à côté du GYM, une femme très maquillée en veste de cuir rouge s’incline profondément et fait de grands signes de croix devant chaque icône. Elle a dans la main gauche un sac reebok bleu. Plus tard, une grande asiatique très élégante, habillée de noir, s’approche d’une icône horizontale à gauche de l’autel, fait un signe de croix discret, puis s’incline. Les bougies crépitent, les talons claquent, on se signe, on s’incline, et l’endroit, légèrement sombre, embaume la cire d’abeille. Alors que je m’apprête à sortir, je vois un jeune homme de dix-huit ou vingt ans qui se signe, s’incline, et touche presque son pied droit avec la main droite en s’inclinant devant une icône de la Vierge, à côté de laquelle une mère fait allumer un cierge à sa fille. Une femme blonde en noir, veuve sans doute, écrit sur un papier, je suppose, une prière qu’elle tend à la dame du magasin, puis elle paie pour que l’Eglise prie pour elle ou ceux qu’elle a perdu.

Une vieille femme en jupe noire et pull de laine, fichu bleu sur la tête, râcle et balaie a cire tombée des bougies, sous les présentoirs à cierges dorés.

A l’extérieur, un haut-parleur diffuse, amplifiés, les crépitements et les râclements qu’on entend à l’intérieur de l’église, interrompus par quelques claquements, toux et reniflements.

Sur un pont, de l’île à la rive sud, une installation : des arbres en métal où sont accrochés des centaines de cadenas portant le nom de couples amoureux. Pour sceller l’union ? Nous avons passé trois mariages en chemin.

Près de la Galerie Tretiakov, au café CAD, deux femmes en veston léopard mangent des sushis à la table à côté, sur fond de techno légère.

 

26 septembre 2008

 

Je fais partie des dernières générations qui se souviennent, dit Nastasia, notre hôte à Moscou, superbe cosmopolite quadrilingue, amoureuse de l’Italie, qui fait des études de relations internationales. Quand j’étais petite, il n’y avait pas de publicité, pas de marques. Il y avait un savon, un shampouing, du pain noir, du pain blanc, c’est tout. Puis elle nous raconte, la glace aux copeaux de chocolat, pas des souvenirs d’enfance traumatiques, mais quelques plaisirs matériels aussi. J’essaie d’aller dans son sens, en critiquant la vision très noire qu’on avait à l’ouest, de la vie dans les pays communistes. Elle acquiesce, puis corrige un de mes exemples : « c’est vrai que, parfois, on habitait à soixante dans un appartement. »

Le matin, elle nous joue quelques morceaux sur le piano droit désaccordé. « Ca me manque trop, maintenant je dois jouer », dit-elle à Philip après qu’il a touché quelques notes. Elle se lance dans plusieurs morceaux romantiques, assez beaux. Les mains sont enfoncées jusqu’au bout des touches – ce que Jean-François m’avait décrit comme l’école russe – et quand elle joue, son corps dégage une grande impression de force massive, comme s’il s’agissant d’une immense géante chtonienne, une natte rousse de cheveux frisés sur le côté, qui nous accueillait dans son immense appartement moscovite, en lisière de la forêt, et nous régalait d’airelles et de produits laitiers.

Supermarché sur la rive sud. Chic absolu. Produits italiens, caviar à cent vingt euros, la boîte en libre service, assortiment de thés chinois, anglais, français. Nous achetons un morceau de gâteau pavot-griottes, et deux bouteilles de jus, céleri pour moi, framboise pour Philip. Nous prenons tout ça sur un banc près d’un parc où dorment allongés dans l’herbe une demi douzaine de chiens.

Lorsqu’Andreï Roublev peint l’icône de la Trinité, Constantinople est encore chrétienne, et l’Empire Romain – byzantin – n’a pas encore pris fin. Le style des icônes russes reproduit ensuite les productions de cet artiste, actif au sein d’une Eglise orthodoxe occupant, presque, encore les premiers lieux du christianisme, ayant aussi, sans doute, des échanges avec les chrétiens d’orient, syriens, coptes, ou caucasiens, par les caravanes et les réseaux d’échange. Les salles basses de la galerie Tretiakov contiennent donc le souvenir d’un pays en contact assez proche avec ces racines chrétiennes orientales. Mais on est à Moscou, quelques centaines de kilomètres à l’est de Constantinople, et sur le même parallèle que Jérusalem.

Face à l’icône de la Trinité, le fameux Christ Sauveur, sur bois. Le panneau latéral est te u par un morceau de scotch blanc, comme le panneau gauche du Saint Paul qui le jouxte.

Un homme aux cheveux longs, chemise et pantalon gris, les yeux bleus perçant, récite un chapelet devant l’icône du sauveur ; un lourd chapelet de bois noir pend entre ses jambes. A côté passent deux touristes asiatiques, et leur guide russe. Ils parlent anglais.

J’ai lu, quand j’avais vingt ans et que je m’intéressais à l’orthodoxie, le livre du père Evdokimov sur l’art de l’icône, offert par la mère d’Aurélie. Je l’ai prêté par la suite à Sébastien Veil, petit fils ou neveu de Simone (la femme politique, pas la philosophe), qui suivait avec moi des cours d’histoire de l’art à l’ENS. (Je me souviens que cette année, Nadège Laneyrie-Dagen faisait un séminaire sur la représentation des éléments, et nous montrait la façon dont les Italiens et les Flamands représentaient fontaines et gouttes d’eau, du 15e au 16e siècles). Il a gardé mon livre, et j’ai rencontré le père Evdokimov, par une étudiante roumaine de l’ENS qui faisait une thèse sur Jacottet. Je ne suis pas retourné dans l’Eglise orthodoxe, et je suis parti l’année suivante à Dublin ; j’avais interrompu déjà mes cours de russe, pour écrire Les Sirènes. En les poursuivant, je serais, sans doute, entré plus vite en contact avec le monde littéraire et théâtral, par Florian Götz et Joris Lacoste. Oui, mais je n’aurais pas écrit Les Sirènes, et toutes ces autres choses que je n’aurais pas faites. Aujourd’hui, je ne serais pas face aux icônes de Roublev.

Tout un numéro de Manière de Voir collecte des articles sur la Russie qui contrent l’historiographie contemporaine, pro-américaine, anti-soviétique. L’argument principal est double : les dérives du communisme doivent se comprendre à la lumière de l’assaut constant mené contre l’URSS par l’Occident ; malgré cela, l’idéologie communiste ouvrait plus d’espoirs universels que le fascisme ou – surtout – le nazisme. Arguments qui semblent valides, et que je voudrais méditer.

L’impression finale, alorsque nous mangeons dans un petit restaurant de l’Advat, au centre-ville, c’est que Moscou ne laisse rien à désirer par rapport à Paris. Qu’on est dans une ville de même taille, à l’histoire aussi riche, aussi peuplée ; mais surtout, dans laquelle on se soucie peu de l’opinion parisienne, et qui contrôle un territoire quinze ou vingt fois plus grand que la France, et la deuxième armée du monde : bref, qu’on est dans une capitale internationale, cité qui chapeaute une grande puissance, et qu’il se pase plus de choses ici, de choses plus importantes, qu’à Paris, Rome, Londres ou Berlin.

Sur le boulevard périphérique smolenskaïa, un concessionaire Mercedes a son magasin surmonté d’un gigantesque paquebot surligné de néons rouges et blancs. Par-dessus les voitures alignées, trois mètres au-dessus du sol, une mer de néons bleus courbés clignotent, représentant des vagues. Philip s’arrête, pointe l’installation du doigt, puis dit, « I think we won’t see anything like this in Asia ».

Tandis que nous attendons l’affichage du quai, dans la grande salle d’attente de la station Iaroslavskaïa, des gens montent et descendent les escalators. Une vieille dame en anorak blanc qui tient par la main sa petite-fille en est à son quatrième aller-retour. Elles ne se lassent pas. Derrière elles, un écran diffuse des images étranges, en vert et bleu, sur les consignes de sécurité : ne pas fumer, ne pas se pencher par la fenêtre, etc. Certaines sont opaques : on voit le train, à l’arrêt, puis des flammes en surimposition, de plus en plus nombreuses, et le panneau « interdit » s’affiche, en troisième surimposition. Sans doute est-il interdit d’incendier volontairement le transsibérien ? Nous regardons autour de nous les babouchkas, et sommes soulagés de voyager en première classe, à deux.

 

27 septembre 2008

 

Réveil après une nuit confortable. Une cabine qui ressemble beaucoup trop à une chambre d’hôpital, je l’ai décorée pour en faire une maison temporaire. Le petit enfant blond qui grognait à Moscou dans la cabine d’à côté n’a pas crié cette nuit. Réveil, bruits de rails, Philip ouvre le rideau, forêt de bouleaux dorés par l’automne, commençant à cinq ou six mètres du train, bloquant l’horizon. Parfois, des cavanes dans la forêt, sur des plate-formes d’arrêt, qui signalent la distance de Moscou : 785 km, 797 km.

Gare de Kirov, produits industriels en vente, roulés à la confiture (40 roubles), soupes en sachet de concentré, bacon sous vide (60 roubles). Une série de vendeurs sont assis près d’énormes sacs en plastique avec des peluches et des pantoufles en fourrure. La famille et le petit enfant de la cabine à côté sont descendus. Nous allons repartir.

Dans une clairière, une femme en fourrur à demi cachée par les herbes est en train de jouer avec cinq chiens blancs. Je les vois de la fenêtre, alors que Philip lit Don Quichotte.

La nuit tombe tôt. 19h30 – le train reste à l’heure de Moscou – il fait nuit noire. Dans une heure, nous sommes à Perm pour vingt minutes. C’est déjà l’Asie, d’après ma carte approximative. Je répète l’expérience biélorusse : frontière confuse. Le passage des continents, la sortie d’Europe, se fait, s’est faite ou se fera sans que je m’en aperçoive, dans l’obscurité.

Perm, 20h30, arrêt vingt minutes. Le thermomètre, en gros chiffres rouges, indique +1°C. Nous avons traversé un fleuve immense avec un gros bateau. Volga ? Oural ? Dniestr ? On ne vendait pas à manger sur le quai.

 

28 septembre 2008

 

Arrêt dans une petite gare, entre Tioumen et Omsk, à 10h45. Froid, très froid sur le quai, quelques flocons. Par la fenêtre, alors que le train démarre, nous voyons tomber de la neige.

Dehors, les couleurs sont plus sombres et les arbres plus rares ou plus bas, j’ai l’impression. L’hiver est plus avancé. Les bouleaux ne sont pas dorés, mais roux. Nous sommes entrés en Sibérie.

Omsk, après avoir traversé le fleuve à gauche, entre les grues colorées et les tours grises et brunes, une église à coupole dorées. Sur la droite, isbas et datchas peintes en vet plus sombre qu’à l’ouest. Pipelines emballés de tissu blanc. Sur une barrière, un graffiti : la Russie aux Russes. Quelques fleurs oranges dans un jardin, devant une barre d’habitation dont les fenêtres donnent sur la gare. Est-ce un privilège d’habiter là, car on peut rêver de partir ? Ou serait-ce une sorte de torture subtile, un espoir déçu quotidiennement ?

Alors qu’en Bélarus et jusqu’à Moscou, j’écoutais de la musique grecque (j’ai d’ailleurs croisé trois grecs, parfaitement à leur aise, sur un boulevard de Moscou, lançant de sonores « ela re malaka ! »), traversant la Sibérie, quelques centaines de kilomètres au nord du Kazakhstan, Khaled et Cheb Mami sont beaucoup plus appropriés.

Gare de Tatarskaïa, vent vif, 3°C, ciel sombre.

 

29 septembre 2008

 

Troisième jour, au réveil, toujours des arbres, un peu plus de relief peut-être, à peine. Impression d’une Corrèze infinie, ponctuée par des hameaux d’isbas et des arrêts de train, plate-formes isolées dans la Taïga. Je chante, par dérision, « Eye of the Taïga ».

Petite gare de Sibérie, deux petites filles marchent le long des voies. L’une est blonde, anorak bleu, cartable rose et collants verts ; l’autre est brune, anorak rouge, cartable jaune et collants roses. Une troisième passe, cartable rose au dos, son père et sa mère de part et d’autre.

Approche de Krasnoïarsk, grosse ville industrielle, collines sans arbres, on en voit le relief, je trouve ça très beau. La gare est peinte en rose, les couleurs changent, impression d’être ailleurs, enfin – erreur, j’avais confondu les bâtiments : la gare est bien verte, comme ailleurs : va-t-on vendre à manger sur les quais ?

Vingt minutes à la gare de Krasnoïarsk. Il fait chaud – relativement – quinze degrés ou plus. Echoppes mobiles, j’achète biscuits, kéfir, et sachets de thé, plus deux esquimaux enrobés d’aluminium à une marchande ambulante. Fresque soviétique sur un mur de briques, gare monumentale, colonnes de pierre, vert sombre, toit peint en vert, et pointes dorées sur le sommet. Deux chinois nous demandent où nous avons trouvé nos glaces, d’où nous venons, puis commentent « we like the French ».

Ilanskaïa : sur le quai, petits raviolis à la viande, à huit roubles l’un. Salade de choux. Bananes. Et, serré parmi les vieilles femmes, un garçon blond d’une douzaine d’années qui tient un énorme sac de baies rouges à la main. Je ne sais pas pourquoi nous ne les avons pas achetées. Première station dans laquelle on vend de la nourriture asiatique. Il y a parmi les passagers de moins en moins de russes, de plus en plus d’occidentaux et d’asiatiques.

 

30 septembre 2008

 

Irkoutsk au petit matin, front de rivière à l’occidentale, églises, beaux bâtiments, l’impression d’être à Lyon. Puis des faubourgs résidentiels d’abord, industriels ensuite. Grande ville, routes, voitures, magasins. Des affiches électorales, Romanov avec une tête à la Poutine, et Piotr Pedranov, avec une physonomie asiatique. Tout d’une ville occidentale, on pourrait être à Varsovie, n’était le cyrillique, et le brun des arbres en fin septembre. On est au bord du lac Baïkal, alignés sur Oulan Bator, Xian et Bangkok.

Etrange mise en phase avec les éléments naturels : ce matin, le soleil est là, c’est comme un miracle. Hier soir, l’obscurité me terrifiait. Nous sommes dans les steppes du Nord-Est, où les citadins n’ont pas vraiment leur place, et la protection qu’offre le confort du train me paraît bien précaire. Si les voix de fantômes que j’entends siffler la nuit nous faisaient dérailler, qui sait quelles bêtes ou quels esprits d’animaux viendraient nous tourmenter, quels supplices avant un abandon désespéré, gelés dans l’âme par la folie sibérienne. J’attends avec impatience la frontière chinoise et, plus encore, de passer le Grande Muraille.

Petit village industriel dans la montagne, avec vues grandioses sur le Baïkal. Souvenirs émus de Tende.

Bouriatie. Pour la première fois, des arbres différents, ni bouleaux, ni sapins. Paysage plus agricole, champs, meules de foin. Parfois, des trains de marchandise passent en sens inverse. Avant cela, dans un morceau de forêt, cimetière coloré, fleurs vives sur la centaine de tombes isolées. Nous approchons d’Ulan Ude. Sur le bord de la voie, panneau kilométrique. 5560 km, et l’on arrive à Moscou. Nous sommes presque à l’est du Vietnam, à présent. Demain, nous sommes en Chine.

A l’arrêt d’Ulan-Ude, nous espérions goûter des spécialités bouriates. Rien sur les quais, sinon du pain rond, des magasins décevants, puis nous découvrons un zakousktchaya. De gros pâtés qui semblent apptéissants, des crèpes à la chinoise. Les crèpes, viande et choux, n’étaient pas mauvaises. Le pâté contenait des patates en lanières, et, au milieu, un gros morceau de poulet non désossé, dont je comprends mal la fonction pour l’animal. Vivement la Chine !!

Gare de Chilok, la dernière où je descendrai (je dormirai lorsque nous nous arrêterons à Tchita). Pluie légère, froid. Militaires ivrognes. On se bat, des hommes se poussent et crient. Les passagers chinois du wagon troirs se sont précipités sur le kiosque où l’on vend des produits manufacturés. « Dismal ? » demande Philip. Je réponds « Yes ».

Paradoxe : alors même que je me suis lamenté sur l’interminable traversée de la Sibérie, je ressens comme une sorte de tristesse, calme et curieuse, à l’idée que demain, je quitte pour de bon le monde européen, le monde chrétien, le monde dont je viens, pour entrer ailleurs, de l’autre côté, sur les rives du Pacifique. J’ai lu des nouvelles de Leskov, originaire d’Orel, comme Anastasia, notre hôtesse moscovite, pleines d’exaltés religieux, de folles dépenses, de tsiganes, d’icônes et de repentirs. Un univers moral exotique pour un français, mais familier, par les lectures précoces de Dostoïevski, par les récits de mon père, ou parce que les Russes, en France, ne sont pas rares ; et pour l’Europe, sont comme une sorte d’Extrême-Orient. Même la Sibérie terrible, celle des camps et des mines, je la connais par Chalamov ou d’autres, comme un lieu d’exil européen. Mais une fois passée la frontière, le centre de gravité bascule, on change de groupe linguistique, d’alphabet, de religion, d’histoire, de physionomie, de toponymie, je n’aurai plus de repères anciens, seulement quelques images d’Epinal, la mémoire de Darhan, et ce que, depuis quelques années, j’ai pu découvrir de la Chine par Philip.

 

1 octobre 2008

 

Lever trois heures avant la frontière. Feuilles aux arbres et ciel bleu. Nous avons traversé l’hiver.

Derniers paysages traversés : steppe, herbe brune agitée par le vent. Terre plus aride, peu d’arbres, ou pas du tout. Bonheur pour mes yeux. Sécheresse et beauté.

A la frontière, café. La télévision diffuse un clip de musique antillaise : « Meringué, Meringué ». Devant le café, je dis « ça ressemble à la République Dominicaine, en version froide ». Et de fait, oui. Moins les poulets, plus les manteaux. Les rideaux roses du café ont des tulipes, la nappe des fleurs bleues. Sur la vitre, une feuille de papier porte les caractères « xiao chi », snacks.

Dans les supermarchés de Zabaïkalsk, bouteilles de bière géantes en plastique (2,5 litres, 5 litres), étalages de charcuteries et fromages, poissons séchés. Dave et Cathy veulent dépenser les 1000 roubles qui leur restent, et débattent pour savoir quelle vodka choisir. Nous sommes censés partir dans quatre heures, mais rien n’est très clair. Les officiers des douanes ont nos passports, et la provodnitsa nos tickets. Peut-être allons-nous rester coincés dans cette ville frontière venteuse, et ne jamais passer sous la « porte de l’amitié russo-chinoise », bâtiment gris que nous apercevons depuis la gare.

Attente deux heures, dans une salle d’attente à Zabaïkalsk, entourés de chinois. Nous ne savons toujours pas à quel fuseau correspondent les horaires annoncés pour le départ du train. Philip et Dave regardent et spéculent. Il est 13h00, heure de Moscou, 19h00, heure locale, et 18h00, heure chinoise, quelques kilomètres à l’est. Impression finale de ce voyage en Russie, donc, cet arbitraire de l’organisation des choses, et du temps.

[15h30, et le train n’a toujours pas quitté Zabaïkalsk. Il fait froid, le système de chauffage est éteint, l’eau du Samovar est froide, il fait nuit noire, et nous nous demandons quand nous allons pouvoir enfin partir. Je lis pendant ce temps les guides du Vietnam et de Malaisie qui, la frontière chinoise en vue, paraissent tout à coup voisins. ]

 

3 octobre 2008

 

Lesmagasins du vieil Harbin sont pleins de matriochkas made in China, poupées de porcelaines, et magasins de produits russes. Vestiges du passé colonial, souvenirs pour les chinois du sud qui viennent ici en visite, ou lieu d’approvisionnement pour les magasins de souvenirs d’Irkoutsk et Vladivostok ?

En passant hier sous l’autoroute urbaine avant l’université, Félix nous a montré sur la gauche un bâtiment stalinien, surmonté d’une étoile en flèche, cadeau soviétique aux chinois. « Bonnes relations entre les deux pays ».

 

5 octobre 2008

 

Harbin doit être la seule ville du monde où les Russes sont automatiquement « cools », a dit hier soir Philip au Box, boîte de nuit-club, gay-friendly, dans lequel Eddy nous a menés, après qu’on s’est fait refuser dans deux autres endroits, parce qu’étrangers. Rien de tel au Box : parfois, les soirées sont payantes, mais les étrangers peuvent entrer gratuitement. Des étudiants russes en informatique circulaient parmi les tables, assez mal habillés, physiquement moyens. Eddy les regardait et nous disait « they’re hot ! »

 

7 octobre 2008

 

A côté du mur des Echos, dans les jardins du Temple du Ciel, une femme russe de quarante ou cinquante ans caresse un arbre aux formes noueuses. Autour d’elle, ses amies rient très fort. Paganisme new age ? Vulgarité ? Bonne humeur ?

 

9 octobre 2008

 

Une petite galerie de l’espace 798. Floriane de Lassée, photographe française internationale, prend des photos de ville la nuit, une femme en premier plan. Paris (femme qui se déshabille au balcon du 5e, immeuble hausmanien, seins qui pointent), Moscou, femme en toque de fourrure, face au Kremlin, puis Manhattan, Shanghai et Tokyo. Les grandes villes d’art. En partie, notre itinéraire.

 

11 octobre 2008

 

En lisant le livre de Naipaul sur les musulmans d’Asie, je comprends de quel pays, sans doute, la Russie se rapproche le plus : d’Iran, transition de l’Europe à l’Asie. D’ailleurs, ils sont frontaliers, et aiment Paris.

 

15 octobre 2008

 

Souvenir moscovite aujourd’hui : parmi les tours de Shanghai nord, depuis Suzhou Creek, nous avons vu, plus bas que les bâtiments modernes, le dôme doré d’une église orthodoxe. Mais la plupart des édifices religieux sont à nouveau catholiques ou protestants. Nous sommes sortis du monde slave. Et dans cette ville portuaire de nouveaux riches, loin du monde communiste.

 

25 octobre 2008

 

Il est effrayant, ce russe, dit Claire en montrant un homme gigantesque, un géant musclé qui s’enfance, avec une blonde, à côte de nous, près de Ginza, dans un théâtre de kabuki. Je pense alors que, par la mer, les deux pays sont frontaliers, et qu’ils ont même, aux Kouriles, un conflit territorial non réglé.

 

28 octobre 2008

 

Dans le transsibérien, nous ne savions pas quelle heure il était, car le train se réglait sur l’heure officielle de Moscou, mais les villes traversaient changeait, elles, de fuseaux. Je rencontre, à Hong Kong, une autre forme de dérèglement du temps. Pearly travaille pour la banque Goldman Sachs, elle fait des opérations boursières. Deux fois par semaine, elle doit faire une journée sur l’heure américaine – travailler jusqu’à tard dans la nuit, car les marchés sont ouverts ailleurs, et que les opérations bancaires décidées depuis le bureau de Hong-Kong ont lieu dans cet autre territoire, où le temps n’est pas le même. De là – car ce n’est pas la seule dans cette ville financière et commerçante qui doive ainsi se régler sur l’heure étrangère – les lumières en continu dans les tours de bureaux, et l’activité dans les rues.

 

31 octobre 2008

 

Les tours qui s’étendent au nord de Kowloon, et le panorama qu’on aperçoit depuis le sommet de la colline, en route vers Shenzhen, ressemble étrangement au panorama moscovite qu’Anastasia nous avait fait découvrir au pied de l’université. Même impression de puissance, de mystère, et d’étendue. Que font tous ces gens dans toutes ces tours ? Que pensent-ils ? Et je repense à la citation de Pascal : « combien de royaumes nous ignorent. »

 

3 novembre 2008

 

Hanoï, face au palais de la culture – en style soviétique – et la sculpture d’une femme, flamme en avant – style soviétique – je remarque, au dessus d’une rue perpendiculaire, un insigne communiste en guise de guirlande, faucille et marteau d’ampoules jaunes, au dessus d’une banderole en ampoules rouges.

 

4 novembre 2008

 

Dans un magasin d’affiches de propagande, je vois un poster où une sorte de fleur verte avec des ampoules allumées sur les pétales contient, en son cœur, un pylône électrique avec, à droite, l’étoile du Vietnam et, sur la gauche, la faucille et le marteau. L’inscription – traduite en anglais sur un papier collé sur le verre – dit « Friendship between Vietnam and Soviet Union is forever lasting ». L’affiche est datée de 88.

 

8 novembre 2008

 

Le temps varie selon les pays, mais aussi les rythmes du jour. Thao se lève tous les jours à 5h30, mais elle n’a que la permission de 8h, malgré ses vingt et un ans. Ceci dit, le dîner se prend à 18h. Et je viens de descendre à la réception chercher une bouteille d’eau ; 22h45, tout le monde dormait, je les ai réveillés.

 

21 novembre 2008

 

Les images de l’amitié russo-vietnamienne sont derrière nous. Demain, nous sortons de la zone ex-communiste. Encore le Cambodge a-t-il connu seulement quelques années qui ressemblaient plutôt à la guerre civile ou l’anarchie franche, qu’au régime russe. Restent les images folkloriques du pays, vodka, balalaïka, caviar. Dans un bar-lounge ethnique de Siem Reap, je commande un « black Russian », pour boire à notre migration qui se poursuit, pour boire à notre séjour ici, pour célébrer l’approche de la Thaïlande ; et je repense aux tours du Kremlin brillant au soleil de Moscou, je repense à l’air froid du soir sur les ponts, je repense aux arbres sans feuilles de Sibérie ; puis je porte le verre à mes lèvres, et goûte la douce amertume du black Russian.

 

6 décembre 2008

 

J’ai rencontré dans le bus 17, qui relie la gare de Malacca Sentral à la zone des hôtels en bord de mer, un malais russophone et sympathique. Il travaille à Moscou – je n’ai pas compris dans quelle branche – et venait en vacances à Malacca, dans sa famille, avec un ami russe. « I take him clubbing », m’expliquait-il, « I find a nice girl for him, he asks, how much for the night ? I say three hundred and forty ringgit. He tells me, that’s expensive. I tell him, hey, it’s a nice girl. » Il fait une moue, puis souffle. Un peu plus tard, je lui demande si la Russie commerce avec la Malaisie. « Yes, yes », puis il précise, « planes, airforce, army. »

 

13 décembre 2008

 

Au Musée des civilisations asiatiques de Singapour, pas une seule salle, pas une seule vitrine, qui montre ou parle de la Sibérie. Ces vastes étendues nomades et froides que j’ai parcourues, Tomsk, Omsk et Krasnoïarsk, et le lac Baïkal, et Tchita, Perm, Oulan Oude, ces visages ronds, ce train, ces marges nord, ces fleuves arctiques, et les peuples chamaniques de ces régions, sont la face dissimulée de ce nouveau centre du monde, dont Singapour se voudrait la vitrine.