Poland


25 février 2008

 

La Pologne, ou le pays d’un certain rêve fou. Gombrowicz ou Andrzejewski, cette danseuse de Cracovie superbe, que j’avais hébergée, les personnages de Chagall et leurs animaux magiques, les tsiganes-juifs à violons, le pays des excentriques.

Et de Jean-Paul, Jean-Paul II, dont j’ai lu fervemment (pas tant que ça) l’agenda 2006, et dont on vénère la tombe à ome, comme un saint ; les polonais qui viennent en masse aux JMJ, comme aux prières de Taizé, qui vont affluer à Sydney cette année.

Là commence l’Europe Centrale et son absurdité joyeuse, là, pas dans le kitsch alterno-berlinois. Pauvres polonais qui quittent Gdansk, Krakow ou Varsovie pour l’occident, pour Paris, pour Londres ou pour Berlin. L’Angleterre, la France et l’Allemagne ont une destinée collective, une histoire nationale, un empire, au moins, à titre de vestige. Mais la Pologne ! Elle existe, historiquement, plus que le Bélarus, elle a sa langue et son nom (quoique la langue puisse être vue comme une sous-espèce du Tchèque – ou l’inverse – mais alors, Janacek et Kundera deviennent des quasi-polonais).

Solidarnosc et Woytila. Ludmilla du Bouchet, dont la mère était polonaise, et Michel Kovak, dans ma famille. Cette polonaise qui dansait la salsa, dans la maison de Philip à York. Et ces deux polonaises d’hospitalityclub que j’ai connues, cette danseuse de Cracovie, et l’autre, végétarienne, qui visitant un supermarché chinois de Belleville où l’on vendait des crabes vivants s’est mis dans l’idée qu’elle pourrait en sauver un, le saisir dans l’aquarium, et se mettre à courir, poursuivie par une troupe de chinoise. Genre littéraire polonais : comique !

La Pologne, ou l’anti-Allemagne. La Pologne, terre judéo-chrétienne, anti-païenne. Etrange succession que celle de Benoit XVI après Jean-Paul II, si l’on voit les choses ainsi. Retour à la nature, après un détour vers le baroque et l’artifice joyeux.

 

26 février 2008

 

Witkiewicz

 

3 mars 2008

 

La seule « démocratie populaire » que je traverserai, laissant au sud la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Yougoslavie, la Roumanie, la Bulgarie. Pays satellites de la Grande Russie soviétique, et dont les populations migrent à l’ouest, à présent qu’ils sont dans l’Union. Première démocratie populaire, dont, mais aussi dernier pays de l’Union Européenne, que je laisserai derrière moi quand je passerai la frontière Biélorusse. Début des visas.

 

10 mars 2008

 

En 1961, Stanislas Lem écrit Solaris en Pologne. On croit – on en parle – à la colonisation de l’espace ; il n’y a pas d’enfermement sur la terre, on aura toujours plus d’espace. Oui, mais on commence aussi à penser le système fermé, Gaïa, Solaris, planète-organisme. Et l’on articule nettement la pensée comme finalité de la matière – bref, on lit en Pologne, à l’époque, une histoire cybernétique, qu’on pourrait croire californienne.

Surtout, Solaris est, je crois, du siècle dernier, comme beaucoup de science-fiction. Pas pour rien, le personnage principal du roman de Santoni doit jouer une adaptation de Solaris.

 

14 avril 2008

 

De Pologne était originaire Marie Curie, qui vint à Paris pour étudier les radiations, découvrit un nouvel élément. La Pologne, ou l’un des berceaux du nucléaire, qui met en lien la France et l’Australie – car c’est pour les essais nucléaires dans le Pacifique qu’on connaît surtout la France à Melbourne et Sydney, dans les milieux politiques et militants ; c’est ainsi que se manifeste le voisinage, par les radiations.

 

9 juin 2008

 

Sama Dobro : c’est le nom d’un supermarché polonais de Dublin. La ville est pleine de polonais. Religion, peut-être (autre grande nation catholique, etc.), mais aussi, l’Irlande libérale qui fait venir sur le territoire une main d’œuvre à bon marché, modifiant les lois (les polonais peuvent travailler sans visas), pour faire chuter le coût du travail sur place – mais aussi, le coût des services et des produits.

Les polonais de Dublin, paraît-il, sont mal payés, et se font exploiter. Leur façon de résister : travail a minima, sans responsabilités ; limiter la fatique. On les comprend.

 

16 août 2008

 

Deuxième Guerre Mondiale, souffrance polonaise, envahie par l’Allemagne, bombardée, le ghetto de Varsovie, les camps. Mais y a-t-il eu collaboration ? De qui ? Comment se fait-il que je n’en sache strictement rien ??

 

28 août 2008

 

Dans la salle des affiches communistes à la Tate Modern, on en voit une assez surprenante, datée de 1920, où un militaire assez gras, de dos, portant le mot « frantsia » (France) ur le dos, embrasse un cochon moustachu portant un chapeau où l’on voit écrit « Polcha » (Pologne). Une autre affiche de la même année montre une carte d’Europe où les territoires à l’ouest de l’URSS (Russie d’Europe, Belarus, Ukraine) sont couverts par un énorme garde rouge en manteau long. Devant lui, en Pologne, un diplomate tend un chapeau d’une main, le drapeau blanc de l’autre, tandis qu’entre ses jambes, un militaire tend des mains avides vers les territoires russes. De petits soldats se dirigent vers la Russie depuis la Pologne, représentée entourée de murailles, mais le garde rouge les écrase sous une énorme chaussure. Le texte en dessous de l’image, autant que je puisse l’interpréter, dénonce les manœuvres de la Pologne en direction des territoires russes ou soviétiques.

 

1 septembre 2008

 

Sous Jean-Paul II, comme héros de la Pologne catholique, la domination d’une Russie post-orthodoxe était, sans doute, ressentie comme très oppressante.

 

2 septembre 2008

 

Il semblerait qu’au 19e siècle, on ait exilé des aristocrates polonais vers Irkoutsk, et qu’ils soient restés sur place. Diaspora méconnue.

 

4 septembre 2008

 

Je découvre, par hasard, qu’Hélène Wlodarczyk a participé à la traduction des Envoûtés de gombrwicz, que j’entame. Drôle de connexion, de la directrice de l’équipe de recherche « Formes, discours, cognition » à la Sorbonne, à mon voyage en Pologne, en passant par la traduction de gombrowicz.

Autres connexions polonaises, dont je pourrais parler : Ludmilla du Bouchet, Michel Kovak.

 

5 septembre 2008

 

Souvenir de lecture, la Pologne était le pays d’Europe ayant la plus grande proportion de nobles, environ 8 à 10%, si je me souviens bien. Pas étonnant, donc, au début des Envoûtés, qu’un personnage d’entraîneur de tennis, fils de serrurier, parce qu’il porte des raquettes et des vêtements de sport, soit identifié dans un train comme fils de hobereau.

 

11 septembre 2008

 

Michel Kovak et Ludmilla du Bouchet. Deux visages de la Pologne. Un garde-chasse, une intellectuelle. Michel Kovak est le mari de ma tante maternelle. Famille polonaise, il épouse ma tante à la fin des années 50, en Lorraine. Mauricette, qui n’était pas allée longtemps à l’école, pour problèmes aux yeux. Mais son mari, Michel, fils de migrants polonais, buvait parfois. Ma grand-mère, jouant la mama rital autoritaire, fait en sorte qu’il arrête, et les fait partir en Bourgogne. Où ma tante est engagée comme gardienne de château, tandis que son mari fait office de garde-chasse. Puis, à la retraite, ils vont s’installer en Charente-Maritime, à côté de la mer. Une marque de leur passage au château, les noms de leurs petits enfats : Cyprien Kovak, Enguerrand Kovak.

A l’autre bout du spectre polonais, Ludmilla du Bouchet. Fille d’un artiste français, peite fille du poète André du bouchet, petite fille d’une célèbre anthropologue, et compagne de René Char. De l’autre côté, mère polonaise, artiste peintre. Entrée, cube, à l’Ecole Normale, et maintenant, travaillant dans un centre de recherches en géopolitique, et spécialiste du Moyen-Orient. Superbe blonde, intelligente et snob. Je me souviens, quelques phrases à l’Ecole Normale « oui, ma chambre est agréable, et je lai décorée avec beaucoup de goût. » « Je fais mes courses au Bon Marché ; ma mère a toujours eu des problèmes d’argent, mais on a toujors très bien mangé. » Vêtements de marque, évidemment, et plaintes perpétuelles sur le manque d’argent. En prépa, nous avons brièvement flirté. Dès la première année d’Ecole Normale, elle suit des cours aux langues O, pour apprendre le polonais.

 

15 septembre 2008

 

Gibert Joseph, feuilleté des guides sur Varsovie. Je n’ai strictement aucune idée sur cette ville. Stare Miesto, Nowe Miesto, palais de la culture, en style stalinien, vieille place classée par l’Unesco, vieille usine convertie en centre d’art contemporain sur la rive droite. Il y a des téléphones jaunes à partir desquels on peut envoyer des emails et des sms. Il faut acheter des cartes aux kiosques ou dans les bureaux de poste. Les kiosques vendent aussi les tickets de bus et de tram. Il faut deux tickets pour les bus express. Attention, les kiosques ne sont pas toujours ouverts, mieux vaut acheter des carnets de 10 : information touristique, identique en partie partout. Mais le fait d’être ailleurs, le langage différent, tout cela suscite l’angoisse : comment vais-je faire, arrivé à la gare ? Comment ne pas payer une fortune, et me faire arnaquer ? Difficile, ce genre de voyage urbain.

 

16 septembre

 

Ce matin, je trouve un message dans ma boîte à mails. Un certain Kuba Chilczuk m’a contacté sur facebook, proposant que je devienne son « ami ». Je le reconnais en cliquant sur sa photo. C’est un polonais d’hospitalityclub, hébergé presque trois ans plus tôt. Il venait avec une copine, tous les deux travaillaient dans le cinéma. Je me souviens, j’étais un peu ivre, et je lui faisais du pied. J’ai même proposé qu’il passe la nuit dans mon lit – ça n’a pas marché.

Sa copine était végétarienne convaincue. Je me souviens qu’elle me racontait le premier soir une aventure au supermarché chinois : il y avait des crabes vivants, dans des aquariums, et, les voyant, elle avait failli s’en saisir, et courir avec hors du magasin pour les sauver de l’eau bouillante. Encore, je m’en souviens.

 

17 septembre 2008

 

Au 17/09/08, on échange un euro contre 35 zlotys. Même chose que les roubles.

 

22 septembre 2008

 

Au Musée Juif de Berlin, une carte d’Allemagne à la fin du 19e siècle. Il y avait alors frontière commune avec la Russie, la Pologne était un état minuscule, sans débouché sur la mer. Il y avait bien des polonais, mais guère de Pologne.

Les deux pas n’étaient pas très éloignés, certains migraient de l’un à l’autre. On raconte ainsi l’histoire de la famille Rocham, émigrant de Varsovie vers Berlin, en 1870, où ils ont fait fortune dans les cigarettes.

Plus tard, des juifs berlinois partaient à l’est, afin de retrouver, dans la vie du Shtetl, quelque chose d’un judaïsme originel. Après l’invasion par le Reich, d’autres juifs allemands y sont déportés. Stigmates de la Pologne : Auschwitz et d’autres camps.

 

23 septembre 2008

 

Départ pour la Pologne : via Frankfurt et Poznau. Dès le quai de la gare, « other vibe ». Une blonde à choucroute en talons aiguilles, et deux jeunes hommes avec une très mauvaise peau. Dans le couloir du train, c’est le comportement qui change. Nous sommes aux places 45 et 46 de la voiture 269. J’ai mon gros sac sur le dos, j’avance dans le couloirs, des gens viennent en face, nous devons nous croiser, j’entre dans un compartiment pour laisser passer, personne ne remercie, ni ne me laisse passer. Je m’mpose, une femme avec une valise à roulettes vient me croiser. Je dis qu’on ne passera pas, fais signe qu’elle recule et me laisse entrer dans le compartiment – je pointe, c’est le prochain. Mais plutôt que de reculer pour libérer la porte, elle entre dans le compartiment, qu’elle bloque. Je fais signe, et j’explique en allemand que je vais m’asseoir là – pour qu’elle débloque la porte. Elle ne bouge pas. Je pousse, je la serre avec mon sac, j’entre, elle sort avec sa valise. Et je me dis « tiens, je suis déjà dans un autre monde. »

Franchi la frontière – l’Oder : petit fleuve, moins large que la Seine ou le Rhin ; marécages de part et d’autre, avec nénuphars et roseaux. De nombreuses frontières sont aquatiques. Mer ou rivière divisent administrativement les univers qu’elles unissent culturellement.

Noms imprononçables : on sort de Zbazyrsk. Impression : comme le passage en Lorraine après l’Alsace. Et du vert, du vert, du vert. Il y a même des chaps de choux le long des voies.

Le paysage ressemble à l’est de la France, donc ; si ce n’est que les vaches sont plus libres. Après Przepin, j’en ai vu une sur le bord de la route ; entre lowicz et Varsovie, deux qui marchaient parmi les choux.

Philip joute, au commentaire sur la ressemblance, qu’il y a plus de choses « pas réparées ». C’est vrai, même par rapport au Brandenbourg, les maisons sont moins entretenues, les routes en plus mauvais état, etc. Mais aussi, tandis qu’avant hier matin, je m’extasiais sur les forêts d’éoliennes, j’ai vu, sur le chemin de Varsovie, plusieurs petites éoliennes traditionnelles en ferraille et bois. Le pays, vu du train, n’a pas l’air pauvre. Il ne dégage pas pur autant une grande impression d’opulence. Il semble aussi, par rapport au Brandenbourg, moins sauvage et plus agricole.

Les gens, par contre, et même dans le train, n’ont pas les mêmes physionomies, ni les mêmes vêtements, ni les mêmes corps. Ils sont plus musclés, la peau plus jaune. La jeune fille qui partage notre compartiment lit un magazine féminin. On voit en couverture une blonde platine comme, en France, on en voyait peut-être au milieu des années 80. Les canons de beauté diffèrent.

Et les personnalités dégagent quelque chose de comique.

Dans une rue du centre de Varsovie, sur la façade d’une église baroque où le Christ, une croix sur l’épaule, pointe en avant, on lit cette déclaration de Jean-Paul II : « Personne ne peut comprendre ce peuple ou cette ville s’il ne comprend pas le Christ. »

Plus loin, dans l’église de Wiszinsky, tous les autels ont une collection de reliques, sous verre, avec une petite étiquette dorée pour identifier l’origine de l’os.

Dans une autre église, Kuba nous raconte l’histoire de l’icône polonaise où l’on voit une vierge au visage noir, avec une cicatrice. Lors d’une guerre contre les suédois, on aurait essayé de la détruire, pour briser l’âme polonaise. Mais le soldat suédois responsable de la cicatrice à la joue de la vierge serait mort immédiatement d’un arrêt cardiaque, puis la guerre aurait tourné à l’avantage des polonais. « Of course, it’s just a legend, but ». Dans une chapelle latérale, on voit une statue du Christ entouré de médailles et chapelets. Pour signifier l’abondance ?

Kuba nous explique aussi qu’après la guerre, la première chose qu’ont fait les polonais fut de reconstruire la vieille ville. Encore une fois, symbole collectif cimentant la nation. Je lui demande pourquoi les polonais et les tchèques ne sont pas la même nation. Car ils se comprennent entre eux. Il m’explique que la République Tchèque (la Bohême), alternativement, fut autrichienne et polonaise, mais que les polonais la considéraient toujours comme terre conquise, et pas comme la même nation. Pourtant, certains évêques catholiques refusaient l’existence de la nation tchèque, et voulaient qu’on y parle exclusivement polonais. Réaction, la Réforme de Jean Hus, et la création d’une Eglise nationale Tchèque.

Autre fait religieux, 1573, la Pologne eut la première loi de tolérance religieuse.

Au retour de Nowe Miesto, Kuba nous a fait passer sur la place où Jean-Paul II, lors de ses visites en Pologne, a reçu la messe. A sa mort, la place fut le lieu d’un immense rassemblement populaire spontané. Sur la plaque commémorant le dernier pape, on laisse des sortes d’offrandes – aujourd’hui, nous avons trouvé des fleurs artificielles, une croix de bois, et une petite lampe verte.

Ensuite, repas chez Anya et Marcin. Historienne d’art et juriste, un couple amusant d’ex-étudiants étrangers (en Allemagne), aimant les voyages, etc. Bref, elle, créative, artiste un peu frustrée, qui traduit des livres d’art et fait une thèse d’histoire de l’art, et travaillait dans une maison d’édition. Lui, plus détendu, nous enregistre en ce moment, sur notre disque externe, une sélection de musique polonaise. En consultant mes emails, j’ai vu sur le bureau le raccourci vers Sid Meier’s Civilization.

Pendant les années 90, il avait les cheveux longs – « Because I listened to a certain type of music. » Et Anya de confirmer que tous ses amis portaient aussi des cheveux longs, parce qu’elle écoutait un certain type de musique. Puis ils nous expliquent que ce look, cheveux longs-grunge, était fortement dominant en Pologne au cours des années 90. Réaction post-communiste ? A l’époque, je crois que Radu portait aussi les cheveux longs. J’y voyais un signe distinctif post-communiste, et, dans une certaine mesure, j’en était jaloux.

En général, impression de bienveillance exubérante, un patriotisme assez marqué. Ville laide, qui se fait aimer parce qu’on n’en attend rien, bref, un pays de bonnes surprises, que je trouve très attachant.

 

24 septembre 2008

 

Remarqué sur le chemin du bus ce matin, plusieurs vers de terre sur les pavés. « Sign of flooding », dit Philip. Détail comique, absurde, et rural pour moi.

Nous avons laissé nos sacs à la consigne de la gare centrale, et nous apprêtons à suivre quelqu’un, depuis le grande centre culturel stalinien. Les immeubles en verre, dressés depuis la chute du communisme, avaient pour vocation de se dresser plus haut. Symbole.

Puis, dans un passage sous la place centrale, musique yiddish joyeuse. On s’arrête pour donner. Clarinette, accordéon, etc. Les galeries souterraines sont pleines de magasins, boulangeries et cafés. Peu de franchisés, relativement. Lieu de vie souterraine en hiver ?

La ville est très commerçante. Même dans la banlieue d’Anya, toutes les tours ont des magasins à leur pied, et de petites échoppes en bois devant, sur la rue, qui vendent fruits et légumes. Cafés, voyages, publicités, la ville donne une impression de grande prospérité matérielle. D’ailleurs, l’appartement d’Anya avait, outre la taille, les murs colorés, les objets de décoration, les deux balcons, une salle de bain moderne avec un système de douche verticale, et beaucoup de pression. En même temps, je regarde à l’arrêt de bus par la fenêtre du tram, et vois un vieil homme, sac plastique à la main, qui jette un œil dans une poubelle.

Je remets en question certaines idées sur les pays communistes. D’abord, la distance dans le temps. Hier soir, Marcin et Anya parlaient de la mode (cheveux, musique) dans les années 90. Il paraîtrait qu’on en ait ici la nostalgie. Sa conclusion : « Ca fait plus de dix ans, c’est vieux. » Philip fait un parallèle avec les années 70 en Europe. Le bon vieux temps de la libération.

Mais en Pologne, on se souvient d’autres années. Les frontières étaient très fermées, nous dit Anya, dans les années 70, mais dans les années 80, on pouvait voyager ; on n’avait pas de passeport, il fallait en faire la demande à chaque voyage, mais on l’obtenait. La radio, la télé, n’étaient pas strictement tenus par le régime et plus libres en tous cas qu’en Allemagne de l’est ou qu’en Russie. Son émission préférée, quand elle était enfant, s’appelait « Retour à l’Eden » : un soap opéra romantique, fait en Australie, dans le Territoire du Nord, avec des crocodiles, et dont le personnage principal s’appelait « Stefanie Harper ». Philip en a retrouvé la race par google. C’est bien une série australienne, de 83.

Vent, pluie, froid : sur la grande avenue Bora Kowernoskeyo, petit blizzard, et le sommet du palais de la culture est toujours dans la brume. Chauffage allumé cette nuit dans l’appartement. Ce qui justifie le petit déjeuner surabondant, et le manteau de peau retournée que j’avais emmené surtout pour Harbin et Moscou. D’une certaine façon, c’est comme un bref hiver européen, avant notre descente graduelle vers le tropiques, puis l’hémisphère sud.

 

Suivi l’homme qu’a choisi Philip jusqu’à l’arrêt du tram Budzynsky-Tylickiey, au nord est. Enorme zone commerciale d’abord, puis industrielle. Voitures neuves, en grand nombre ; et l’usine. C’est donc ici, précisément, qu’on délocalise une partie des industries françaises, et qu’on y produit des voitures pour moins d’argent, dans cette banlieue de Varsovie.

Marche à travers Varsovie, d’abord Praga (visite d’une surprenante église orthodoxe, Marie Madeleine, tapis rouges, icones dorées, murs extérieurs jaune vif, et bulbe à l’extérieur, premier sentiment d’orient). Puis le pont sur la Vistule, où passaient des rameurs, et deux petits avions à hélice. De l’autre côté, jolie place à arcades, avec des boutiques portant un signe ying Yang et la biographie de Bob Marley. Vieilles rues devenues commerçantes, magasins chics, cafés, pâtisseries, le centre ville élégant de Varsovie. Sensation d’être à Strasbourg, en plus grand, mais aussi, plusieurs fois, Philip et moi nous sommes dit « dernière ville de l’Union Européenne ; ce soit, nous ne sommes plus citoyens. »

Bizarre, d’imaginer que je pourrais, si je voulais, chercher un travail à Varsovie, puis m’installer là. Qu’il n’y aurait aucun empêchement administratif.

Gare de Varsovie, train vert, passage souterrain, couple polonais qui s’interpelle : c’est moin point d’embarquement pour le départ hors de l’Union Européenne. Dans le train, sentiment que la pression baisse – ou monte. En tous cas, change. Au revoir, vieille Europe centrale, bâtiments massifs et colorés, églises baroques, dames élégantes, cafés chics et sombres, gâteaux à la crème et aux cerises, catholicisme et droits de l’homme à l’occidentale. Allons voir ailleurs, comment c’est. Je deviens voyageur, jusqu’en Australie, maintenant, je n’ai pas à prendre parole ou position, je ne suis plus politiquement responsable des situations. Je peux m’efforcer de comprendre et d’observer, c’est tout.

Passage de la vistule : la vieille ville, depuis le côté gauche du train qui domine le fleuve, la tour stalinienne du forum de la culture, les gratte-ciels et, plus au sud, de l’autre côté du train, une gigantesque publicité pour les téléphones portables, voilà les images de cette ville qui me saluent. De l’autre côté, faubourgs, terrain de football vide, parcs, routes, voitures, arrêt bref à la gare de l’est, avant le départ pour Terespol, et la Biélorussie.

Mais en attendant, Philip et moi sommes assis dans notre petite cabine, écoutant chacun notre MP3. J’ai Cindy Lauper dans les oreilles, et finis le livre de Patrik Ourednik, Europeana, Une brève histoire du Xxe siècle, que j’avais prévu de finir avant la Russie. J’ai pris le recueil de nouvelles de Leskov pour la Sibérie, puis Châteaubriand pour l’Asie. Drôle de monde, où ces croisements peuvent s’effectuer. J’ai l’impression d’être devenu wikipedia, mais qu’un Gombrowicz me décrivant pointerait, « le ver de terre, la vache, le sandwich au fromage », et rirait de mon hypermonde, à juste titre.

La lecture d’Ourednik est appropriée, car elle déroule véritablement l’histoire d’un point de vue placé quelque part entre la France et l’Allemagne. Il n’est pas question de la Chine, ou de l’Amérique latine, ou de l’Australie. Pourtant, c’est assez précisément l’histoire de laquelle je suis familier. Et j’aimerais, au cours de ce voyage, apprendre à lire le monde depuis d’autres points de vue que ceux d’Europe, occidentale, nordique ou centrale.

[Il n’y a pas besoin d’aller très loin. Se placer en Italie du sud, par exemple, est un grand changement géopolitique, déjà.]

A l’entrée des villages, en Polognue, en dessous du panneau donnant le nom de la ville, ils en mettent un autre, avec une silhouette de village noire, dont se détache un clocher d’église. Encore un signe du catholicisme universel dans le pays. Notre hôte, Anya, bien que n’ayant aucun autre signe distinctif de catholicité, avait un petit crucifix au dessus de la porte de sa cuisine, et nous a raconté comment, le soir de sa première communion, elle et ses amies regardaient la série australienne dont elles étaient fans, en robes blanches.

Le train ralentit, je crois que nous sortons du pays. Amusant corrélat du voyage à l’est, on ne change pas d’heure, de Paris à la frontière biélorusse, de sorte qu’on s’enfonce petit à petit dans la nuit. Comme si l’on suivait le temps dans son cours. Ce voyage est donc l’inverse d’un « go west » américain, course à la jeunesse, et retour dans le temps, compagnonnage avec le soleil. On ne le suit pas dans sa course, on avance à son inverse, en espérant, après un long passage par la nuit sibérienne, le retrouver de l’autre côté, sur les rives du Pacifique.

Dernières visions fantômatiques, à moins qu’on n’ait déjà passé la frontière, 3h30 après le départ, groupes de bouleaux, routes éclairées, lampadaires, maisons, et, au loin, les lumières d’une ville qu’on ne voit pas. Gouttes qui rentrent par la fenêtre ouverte, une atmosphère qui rappelle Darren Siwes, paysages abandonnés, confins, lieux sans nom, plongés dans l’obscurité, frontières de l’Europe.

 

25 septembre 2008

 

Le dôme du monument stalinien qui domine Varsovie ressemble à plusieurs monuments semblables à Moscou. D’où, peut-être, la haine que lui vouent beaucoup de polonais.

 

26 septembre 2008

 

J’apprends par le Manière de voir sur la Russie que la Galicie orientale – est polonais – a fait partie de l’Empire Mongol. C’est bien une marche européenne. Les polonais, pris entre Allemagne et Russie, craignaient alternativement l’un et l’autre. Etrange histoire d’un pays souvent dominé.

 

27 septembre 2008

 

Il y avait, au centre de Varsovie, devant je ne sais quel bâtiment à l’air officiel, un immense palmier en plastique, sorte de défi lancé par la ville à la grisaille hivernale. J’ai vu dans au moins deux gares de Russie centrale, avant de passer l’Oural, des palmiers – sans doute vrais – dans des bâtiments en verre, signe que l’hiver peut être surmonté par la technique, et que, si les palmiers survivent, on peut habiter joyeusement ces régions.

Entre le plastique extérieur et la vraie plante en serre, peut-être, existe un écart qui pourrait, par analogie, faire sentir l’écart entre russes et polonais.

 

28 septembre 2008

 

Pour le dessert, à midi, nous mangeons des pruneaux polonais. Que je croyais polonais – ils viennent du Tesco de Varsovie, et l’emballage porte exclusivement du texte polonais. Mais je vois qu’ils appellent cela « Sliwki kalifornijskie », prunes californiennes. Je me dis : exportations américaines, elles ne viennent même pas du pays, ou d’Europe. Et c’est alors que je vois la provenance, au dos du sachet : Chile ! Ces prunes auront donc, pratiquement, fait le tour du monde, avant de finir, mêlées à d’autres déchets organiques, sur une voie de chemin de fer, quelque part entre Omsk et Krasnoïarsk.

 

1 octobre 2008

 

De Pologne, il nous reste, avant de passer la frontière chinoise, une boîte de « sardynki w sosie pomidorowym » (sardines à la tomate), une tranche de chleb razowy (pain noir), et un paquet de rodzinki (raisins).

 

5 octobre 2008

 

J’étais étonné, dans Varsovie, de voir à quelle vitesse la société de consommation à l’occidentale avait pénétré la Pologne. En voyant Hard Rock Café, centre commercial en verre, H&M, Sephora, KFC et d’autres signes extérieurs d’occidentalisation, j’étais surpris du changement, par rapport à la société communiste en pénurie constante que j’imaginais avoir existé dans ce même pays vingt plus tôt. Je suis à présent dans un grand magasin de Harbin, attablé devant une tasse d’expresso, près du grand vide central, au premier des cinq étages dédiés à l’habillement, cosmétiques et linge de maison. Des mannequins blancs me jettent un regard charmeur, vêtus en Ralph Lauren ou Armani ; certains font de la publicité pour des marques moins connues (chinoises, je suppose, aux noms occidentalisés) : Crocodile, Hush Puppies, ou Callisto. Néanmoins, n’étaient les caractères et la ligne de cocktails au lait verts, oranges et blancs sur le bar, je pourrais sans problème imaginer que je suis aux Galeries Lafayette. A cent mètres d’ici, je sais qu’il y a des poules dans la rue.

 

10 octobre 2008

 

A Beijing, soirée d’expats, orchestrée par notre hôte philippin. Des américains, des européens du nord ouest (Allemands, Danois, Français), mais pas de Polonais, de Tchèques, de Lettons, de Slovènes ou de Bulgares ; pas non plus d’Italiens, de Grecs ou de Portugais. L’Europe des expats, et l’Europe des migrants, c’est ainsi que Philip a résumé la chose. D’un côté, ceux qui maîtrisent la langue globale, et vont l’enseigner, ou profitent des bénéfices qu’apporte la mondialisation. De l’autre, ceux qui vont s’installer, de façon stable, à l’étranger, parce que la situation chez eux n’est pas prometteuse, qu’ils n’ont pas de perspectives, pas d’emploi, pas d’argent. Deux Europes, donc, toutes les deux bougent, mais différemment.

 

12 octobre 2008

 

Nous avons traversé dans notre voyage plusieurs grands fleuves . La Vistule est le plus marquant, depuis le train. Nous venons de dépasser le Yangzi, nous sommes en Chine du Sud. Mais nous n’avons presque rien vu, que les lumières d’un bateau se reflétant sur les vagues et des bouées fixes indiquant les chenaux de circulation, rouge et vert. Nous allons maintenant suivre la rivière à droite de son cours, et dans une heure trente, à Shanghai, retrouver pour la première fois la mer depuis notre départ.

Cette route que nous suivons, c’est aussi celle des juifs, rencontrés à Berlin, qui devaient, à Nanjing, sentir un grand soulagement : l’exode prenait fin, la phase d’installation pouvait commencer.

Nous avont, par hystérie mimétique ou fantasme, le même sentiment. Philip a baptisé Shanghai « The Melbourne of China ».

 

15 octobre 2008

 

J’associe maintenant la Pologne au passage d’un fleuve, et la vieille ville, le familier, l’Europe est à l’ouest, mais je vais vers l’est. A Shanghai, je retrouve encore la même structure. Assis dans un café japonais sur Puding – Rive ouest de la rivière Huang Pu – je regarde Puxi, derrière laquelle se couche le soleil. C’est là qu’est le vieux Shanghai, la ville colonial et le Bund. Je suis passé de l’autre côté, dans un espace différent, près d’un immeuble en construction ; c’est un élégant centre commercial courbe, avec une musique d’ambiance agréable, et des marques internationales : H&M, UniQLO, Sephora. Face à nous, les lumières de Shanghai s’allongent. De l’autre côté, 15 ou 20 km à l’est encore, le Pacifique, et de l’autre côté, par dessus, peut-être, un ilôt japonais, la Californie. Dans le centre commercial, je croirais presque y être arrivé. J’ai traversé le continent, de la Seine au Yangzi. Bientôt, je vais laisser aussi la Chine, et Shanghai. La direction du voyage a changé. Depuis Beijing, nous allons vers le sud, et jusqu’en Australie, ce sera notre direction. Puis à Melbourne, où la ville n’est pas structurée est/ouest, mais nord/sud.

J’entre aussi dans d’autres structures nord/sud. Ming nous explique, en Chine, que le Yangzi sert de frontière pour les opérateurs téléphoniques : les compagnies du nord et du sud se font la guerre. De même pour les accents, pour le mode de vie, l’utilisation du chauffage l’hiver, etc. Pareil au Vietnam, entre l’Annam chinois et la Cochinchine plus indienne ? Et, peut-être, entre la Corée du Nord et la Corée du Sud ? L’opposition communisme / capitalisme, ici, n’est pas structurée ouest/est, comme en Europe, mais Nord/Sud (et même en Chine, j’ai l’impression que le sud est plus commerçant, peut-être aussi plus réticent au centralism bureaucratique mis en place par le régime communiste, car de tradition commerçante, et par la façade maritime en relation plus étroite avec le reste de l’Asie, jusqu’au monde arabe, et même à l’Europe.

 

16 octobre 2008

 

Je retrouve la religion catholique à Shanghai, dans la cathédrale Xijiahui. A peine entré, je m’assieds, et fais des prières pour ma grand-mère, que j’imagine à l’âge glorieux, dans le manteau de la Vierge Marie, jouant enfin, comme dans ses rêves d’enfant, « funiculi funicula » sur un accordéon. Bien être architectural, un espace qui ne calme, alors même que je suis en Chine, où je retrouve les signes familiers, le néo-gothique et l’autel, et les vitraux – même les écrans de télévision Toshiba placés au coin des poteaux d’angle, à la croisée de transept, et sur lesquels on lit, sous la marque Toshiba, « dramatic theatre ». Même le geste exagéré du saint qui, sur la gauche de l’autel, pointe un livre ouvert où sont écrits le mots « ad majorem dei gloria, ou les mains levées de cette autre statue nimbée, sur la droite, et qui brandit une croix noire dans la main gauche. Ming est assise dans la nef, adorable dans sa robe fuschia, et patiemment, regarde en l’air, tandis que Philip et moi profitons avidement de cet environnement spirituel familier.

Je me souviens qu’en France, on décrivait la Chine comme terre de mission, lieu d’expansion probable du catholicisme. Est-ce que Jean-Paul II, lors de son mandat, s’est déplacé jusqu’à Shanghai ? Est-ce que Benoit le prévoit ? Comment les autorités communistes acceptent-elles les catholiques aujourd’hui ???

Nous voyons en sortant des images de la congrégation : les officiants, comme la plupart de l’assemblée, sont chinois. Ce n’est pas une église d’expatriés. Le christianisme a pris racine.

Face à la cathédrale, deux couples de mariés se font prendre en photo.

 

23 octobre 2008

 

En Pologne, on enlevait des enfants pendant la deuxième Guerre Mondiale, explique Nancy Huston lors de la rencontre organisés par l’Institut franco-japonais de Tokyo. On faisait la même chose en Ukraine et dans les pays baltes. Une génération volée, comme les aborigènes d’Australie. Elle pleure sur ces enfants, qui par l’histoire ont dû se construire plusieurs identités. Plus tôt dans la rencontre, elle a dit « je crois qu’on est multiple ». Elle parle de comédie, mais ses romans, d’après ce que j’en entends, me semblent relever plutôt du mauvais drame, par excès de sentiment. Maintenant, Nancy parle d’une amie chanteuse, et travail de la voix. « Son chant m’accompagne », elle dit ça sans humour, elle est ridicule.

Son ridicule tient à ce qu’elle croit au symbolisme qu’elle propose. On donne du sens, on cherche du sens – dit-elle – c’est une caractéristique humaine. Peut-être. Et l’humour – celui que déploie Gombrowicz, et d’autres – consiste à rire du sens qu’on projette partout ; conséquence, à ne pas croire absolument au sens qu’on projette sur les choses. A ne pas trop compter sur l’émotion ; puis à n’aimer pas trop l’enfance. Elle parle de sa première rencontre avec l’école primaire. Son mari, lorsqu’elle l’a rencontré, avait un enfant, qu’elle devait chercher à l’école. A vingt-cinq ans, Nancy Huston raconte qu’elle était tout effrayée par l’école primaire, les couleurs, les images, et l’activité grouillante. Puis, dit-elle, heureusement, elle a vu la beauté de cet homme qui s’occupait de son enfant. « Quittant ses certitudes d’adulte », elle a redécouvert la beauté de l’enfance. Que n’a-t-elle relu Ferdydurke, ou La Vie est ailleurs ? Elle aurait fui cet homme cucul, serait devenue bien meilleur écrivain. Mais voici qu’on fait des jeux de mots sur le titre du livre : en ajoutant « m », à failles, Lignes de faille devient « lignes de famille ». Nancy n’est pas contre, elle dit « line », en anglais, peut signifier ligne et lignée. Puis elle parle déterminisme. Elle ajoute, inconscient, psychanalyse, déterminisme, et je me dis, cette femme, cette ancienne féministe, a-t-elle finalement cessé de croire à la liberté ?

Mais pour y croire – sous sa forme polonaise, comique, peut-être faut-il aussi croire en Dieu. Peut-être y a-t-il un comique spécifiquement catholique, italien, polonais, qui repose à la fois sur la possibilité du pardon et sur la liberté que donne la foi – libération des déterminismes à la fois psychologiques et familiaux. Mais Nancy Huston y croit-elle ? Et ne croyant pas à la liberté, ni la tragédie, ni cette comédie supérieure ne lui sont accessibles, uniquement le drame, ou la farce. Et c’est pourquoi je la trouve ridicule, et triste, et facile.

Poser l’enfance comme moment du vrai – poser l’émotion comme critère du juste – poser l’émotion comme critère du juste – errements dont je crois qu’elle est coupable, et contre lesquels préviennent Gombrowicz et Kundera. Polonais, Tchèque, partageant presque la même langue. Et quand j’entends cette femme, je repense à Kundera narrant avec humour les décalages de réactions qu’il a pu noter à Paris. Nancy dit maintenant que les écrivains lisaient trop de philosophie, qu’on oublie l’enfance, et qu’il faut d’abord observer comment se fait le soi. Comme si, vraiment, l’enfance était plus vraie, plus juste et plus déterminante que la religion, que l’âge adulte, et que les décisions conscientes. Comme s’il fallait juger les gens sur leur enfance.

Elle incarne en somme un esprit de sérieux parisien, terriblement bien-pensant, consensuel, conformiste, et dont l’intelligence inquiète engendre, au final, un chapelet monotone de banalités bêtes.

 

08 novembre 2008

 

Restes des missionaires français, nous allons à la messe du dimanche à l’église du Rédempteur d’Hué. Style cubiste, elle m’évoque bizarrement la basilique Notre Dame d’Higüey. Odeurs d’encens asiatique, plus âcre que celui d’Europe ou du Moyen-Orient. Sur un côté, je vois une petite salle fermée de grilles. De chaque côté, des étagères portant de petites boîtes avec une photo. Urnes d’ancêtres, adorés par l’Eglise, amusant syncrétisme. Est-ce que les catholiques ont aussi récupéré le culte des arbres ? Hier soir, je montrais un autel monté dans un énorme arbre tropical à côté de la cuisine où nous mangions avec Thao. Je pensais qu’il s’agissait uniquement d’une variante sur l’autel commerçant habituel. Mais il s’agit d’une autre tradition, d’après Thao, vénérant l’esprit de l’arbre ; et passant dans la rue, nous avons vu d’autres arbres similaires. « Il ne faut pas parler près de l’arbre, on risque de l’offenser », nous a-t-elle prévenu.

 

12 novembre 2008

 

A Saigon, traces de catholicisme international. Une statue de la vierge est à l’avant du bus qui nous ramène de Cho Lom au quartier de Viet, protégeant le véhicule et ses voyageurs comme les inscriptions religieuses du pare-brise en République Dominicaine. Tout à l’heure, à l’église de Cho Lom, il y avait dans la cour une reproduction de la grotte miraculeuse à Lourdes, avec la Vierge au centre et la petite Bernadette en bas sur la gauche. Une série de plaques ex-voto décoraient la rocaille, sous la Sainte-Mère. Une vieille chinoise, pendant ce temps, retirait des bouquets rouges et blancs les fleurs mortes, et les jetait par terre.

Je me demande : les vietnamiens catholiques sont-ils culturellement plus proches des européens ? Partagent-ils, que sais-je, l’intérêt pour le monde et l’éveil ? Dorment-ils moins dans leurs magasins que les bouddhistes ? Ou les images de la Vierge et des Saints sont-elles seulement d’autres idoles devant lesquelles ils brûlent encens et bougie, poussés par le même atavisme que les visiteurs de pagodes.

 

20 novembre 2008

 

Après avoir visité ce matin une pagode contemporaine à Lo Lei, couverte de peintures bouddhiques et jointe à une communauté monastique, je voudrais essayer de comprendre en quoi cette religion se distingue de la mienne, du catholicisme. Il est important, je crois, de distinguer les figures du Christ et de Bouddha, justement parce qu’elles ont beaucoup en commun. Toutes deux protègent les hommes, sont généreuses, résistent à la tentation, etc. Mais leur position relationnelle réciproque dans l’édifice mythologique est très différente, et c’est cela qu’il faut observer d’abord.

Sur les peintures du Wat, on voit le Bouddha, dans sa fleur de lotus, irradiant lumière et sérénité, tandis qu’autour de lui, des femmes dansent ou des hommes souffrent. Il est une figure de la compassion sereine. Il ne souffre pas. Dans l’histoire de Gautama, la souffrance vient d’abord lorsqu’il découvre, en s’échappant du palais, les misères de la condition humaine, puis par les épreuves ascétiques qu’il s’impose. Mais il n’est pas victime, comme le Christ, ou d’une condamnation, ou de la violence des hommes. Ainsi, première différence, Bouddha ne souffre pas de la méchanceté des hommes, tandis qu’elle met à mort le Christ.

Cette souffrance ne vient pas seulement des hommes, mais du père : alors que le père du Bouddha veut le préserver, le père du Christ, au contraire, l’envoie face à la mort, tant que la Christ au jardin lui demande, écarte ce calice, et sur la croix, lui crie, pourquoi m’abandonnes-tu ??

Le geste du Christ, en outre, est unique : le rachat de l’humanité par son sacrifice sur la croix vaut pour l’intégralité des générations successives qui croiront en lui. Cette mort est un don pur de la divinité, qui par ce sacrifice unique rachète les péchés du monde. La pratique religieuse est une commémoration de cet acte médiateur fondamental ; elle n’est que secondairement, par ricochet, l’imitation christique, laquelle même n’est pas totale, il n’est pas exigé des hommes qu’ils aillent à la croix, puisque la crucifixion n’est pas le choix du Christ, mais ce que la dureté des hommes lui a fait subir. Le Bouddha, par contre, est un maître de sagesse, un enseignant modèle qu’il faut imiter. Comme lui, par l’ascèse du corps et la méditation, le sage doit se détacher des passions du monde. Ce détachement, dans la croyance bouddhiste, est une possibilité que la nature offre à chaque homme (dans d’autres modles, à certains seulement, qui sont suffisamment élevés dans le cycle des incarnations successives. La pratique religieuse est dès lors une amélioration progressive de soi, qui peut s’étaler sur plusieurs vies. Tandis que le Chrétien ne dispose pas d’une autre vie dans laquelle il pourra poursuivre l’œuvre de celle-ci. Le salut n’est donc pas, corrolairement, exercice, entraînement progressif à la sagesse ; il y a le saut dans la foi, qui correspond à la délégation du pouvoir médiateur au Christ ; au sentiment de sa propre faiblesse. Alors que le bouddhisme encourage un devenir Bouddha de l’homme, et que la pratique est un renforcement du soi, le christianisme est un affaiblissement plutôt, lent apprentissage de l’humilité, découverte progressive du mal en soi, racheté seulement par cet acte sacrificiel et médiateur. Il encourage aussi la tolérance et la bonté, mais non par cette sorte d’indifférence impassible que, je crois, les bouddhistes essaient d’atteindre. Il favorise plutôt la pitié, comme aussi la solidarité d’une faiblesse partagée, et l’égalité foncière des hommes, tous infiniment petits face au Dieu qui les sauve. Comme pour les bouddhistes aussi, l’acte bon peut servir égoïstement au rachat des fautes. Et, même, la dialectique de l’orgueil, lui-même passion fautive, né de la bonne action, qu’il faut purger, peut être commune. Mais la justification demeure, je crois, pour les bouddhistes, « il faut donner car vous êtes forts », et pour les chrétiens, car nous sommes tous faibles.

C’est aussi que, pour les chrétiens, l’Eglise, la communauté des fidèles, est le corps du Christ, et que le salut doit se faire collectivement ; tandis qu’il est individuel pour les bouddhistes, et que la relation primordiale est entre un sage et, distributivement, chacun de ses disciples. La relation commune au Christ entraîne donc, nécessairement, une collectivité chrétienne, l’Eglise ; non pas que la relation de plusieurs au Bouddha n’entraînera pas nécessairement l’existence d’une collectivité bouddhique. Le rapport de chaque personne au Bouddha doit entraîner la modification de ses rapports à l’ensemble du monde vivant, plantes, hommes, animaux ; les autres bouddhistes, ici, n’ont pas d’importance particulière, si je comprends bien l’enseignement. Les chrétiens, par contre, font Eglise, et s’ils doivent, à titre individuel et collectif, exercer la charité vis-à-vis des autes malheureux, cette injonction doit être dialectiquement mise en relation avec celle qui enjoint de ne pas trop fréquenter les infidèles – à moins qu’il ne s’agisse de les convertir, de les intégrer à la communauté des chrétiens. Pour tous extensible au monde entier ; religion catholique, Kath’ olos, en quoi, selon les credos, les chrétiens disent croire au service religieux.

C’est peut-être cela qui plaît tant aux hippies, que la communauté n’est pas à faire, à maintenir, mais déjà donnée dans le bouddhisme, et scellée par le passé des réincarnations communes. Alors qu’elle est à faire, à refaire, à préserver sans cesse pour les chrétiens, de sorte que l’acte de charité n’est pas seulement le moyen d’augmenter son mérite personnel, et de gagner ainsi pour la vie prochaine, une position meilleure, mais l’acte d’échange constitutif qui fait tenir ensemble – et survivre – le corps du Christ, sans lequel se dissout la communauté chrétienne, ou tel membre, tel tissu local ; hors duquel il n’y a pas de salut possible pour le Chrétien, qui n’a pas pour frères les plantes et les animaux, mais seulement les hommes.

 

28 novembre 2008

 

Traces de la religion catholique en Thaïlande, hier, une bonne sœur dans le train, puis aujourd’hui, vue depuis la montagne aux singes, une église blanche en style colonial, AVEC MARIA sur le fronton.

Nous avons aussi dépassé notre dernier grand fleuve en quittant Bangkok, le Chao Praya, dont le bassin correspond à la Thaïlande. C’est le quatorzième ou le quinzième que nous ayons parcouru depuis Paris. Maintenant, nous entrons dans la zone côtière des grands échanges internationaux, des pêcheurs, du multiculturalisme ; et jusqu’à la traversée du pont sur la Murray, vingt cinq mètres à l’est de la maison des parents de Philip, à Murray Bridge, Australia.

 

7 décembre 2008

 

Catholicisme international : nous assistons à la messe en anglais dans l’église de Saint François Xavier, Malacca. Rétroprojecteurs à droite de l’autel, un message comique demandant d’éteindre les téléphones portables – « you want to connect, don’t forget those who want to connect to God ». Philip me raconte le service charismatique à Christ Church, l’église anglicane, pmuis me montre un dépliant qui dit, sous le nom de l’église, « a new way of being Church ».

Le service commence au son d’une musique hawaïenne. Le prêtre, indien, parle un anglais très teinté d’accent – comme aussi les lecteurs, chinois. Le jeune servant de messe en robe blanche porte une colerette en satin, mauve, que, soulevée par le ventilateur de derrière, il écarte régulièrement de son visage. Sur l’écran blanc, pendant ce temps, apparaissent et disparaissent des messages informatiques, logo windows, mode d’emploi du rétroprojecteur, ou suites de chiffres.

La scène a des airs de profond comique : le prêtre énoncé le sermon dans un anglais périodiquement incompréhensible. On voit, dans l’assemblée, des yeux clignés, des visages tendus, s’efforçant de comprendre le message. Des fragments seuls émergent : « God has no limit », « so the Lord is ready », « hold you close to his breasts ». Il semble parler de confession, préparation, « season of advent », « second coming », tâchant de maintenir la structuration catholique du temps. « Make them happy », « think of others », « John the Baptist » : le résultat ressemble à quelque religion créole, où des éléments catholiques, parfaitement reconnaissables, « lamb of God », statue de la vierge et crucifix, sont bien présents. Mais le tout pris dans un nouveau ciment bourdonnant, de sorte qu’émerge ici le visage d’un saint, là le saint esprit, sans qu’on puisse vraiment reconnaître la forme d’ensemble. Et dans l’assemblée, tout le monde regarde, interloqué, cet étrange tamil en robe violette qui s’agite et parle au micro devant eux.

Sur l’écran s’affichent les lignes du credo, comiquement agrémentées d’une colombe animée battant des ailes, derrière une croix. Puis une étrange cérémonie pré-baptismale, au cours de laquelle s’avancent devant l’autel une série de « candidats » qui reçoivent une croix d’huile sur le front, et, lorsqu’ils ont donné les justes réponses aux questions du prêtre, une autre en métal, sur cordon bleu, pour se la mettre autour du cou.

La messe prend fin sur une joyeuse communion qui s’accomplit au son d’un autre hymne en style hawaïen : « Come let’s share in the banquet of the lord… for his flesh is yours and mine. » Et, malgré le ridicule de toute l’affaire, le langage confus, les colerettes qui volent et le rétroprojecteur, je me sens ému.