Belarus
23 janvier 2008
Qu’est-ce qu’on pays ? Bélarus, ou Biélorussie, le pays n’a guère d’existence historique – cela même ne veut rien dire – ou géographique – idem. Bassin du Dniepr ? Même pas : le nom signifie « Russie Blanche », et le territoire a fait partie de la Lithuanie, de la Pologne, de la Russie, puis de l’URSS. Le terme même, Russie Blanche, ne désigne pas que le pays, Bélarus, mais cette aristocratie russe émigrée partout en Europe après la révolution bolchevique. Ainsi mon père a connu pendant sa jeunesse une famille de « russes blancs », musiciens, photographes au Grau-du-Roi, pour lesquels il travaillait. « Princes de Kiev », si je me souviens bien – donc russes aristocrates, car Kiev est en Ukraine. Ou famille aristocratique de Belars, apparentés aux princes de Minsk, et donc aussi, compatriotes de Nabokov ? J’en ai, moi, hérité une fascination nostalgique pour les excès de joie dépensière, un mythe du restaurant russe, et l’association bizarre du Bélarsus et de Daniel Paillant, fabricant de cartes postales au Grau du Roi, vivant dans une marina de Port Camargue, et mort brutalement d’un infarctus à cinquante cinq ans, laissant veuve une compagne qui travaille pour une agence de voyage, et sa fille de quinze ans, Marie, orpheline.
Politique : le Bélarus est un Etat, dont il faut obtenir un visa, qui contrôle un territoire. Mais l’existence nationale est douteuse : une langue méprisée, rurale, et qui très nettement n’est qu’un dialecte du russe, beaucoup plus que l’ukrainien. Pas de tradition d’indépendance, mais toujours la domination, par la Pologne ou la Russie. Mais que veut dire, ici, pas d’indépendance ?
Minsk est, sur la carte, entre deux bassins : celui du Dniepr, axe nord-sud de la vieille Russie, où se trouvent Smolensk, Lyubech et iev, et celui du Niemen, qui fait aujourd’hui frontière entre l’enclave russe de Kaliningrad et la Lithuanie. Ce dernier fleuve est d’importance historique pour les relations franco-russes : Alexandre et Napoléon signent sur un radeau le traité de Tilsit en 1807 ; en 1812, la Grande Armée le franchit, marquant le début d’une campagne russe interrompue par l’hiver et la Bérézina. Le Bélarus, et Minsk, sa capitale, est donc une région de sommet, pas de Bassin, qui ne sait trop où pencher, vers la Courlande et la Baltique, ou la mer noire et la Crimée. Ces régions servaient de passage autrefois, reliant les Vikings aux byzantins ; des canaux font encore liaison, nous sommes au milieu du dernier isthme européen.
Wikipedia propose une carte animée de l’Empire Mongol. Il s’étend jusqu’à la frontière polonaise à sa plus grande expansion, en 1279 (à l’époque des croisades). Tout le trajet de mon voyage se déroule ensuite à l’intérieur de cet empire mongol médiéval, jusqu’à la frontière vietnamienne. Il faut attendre Hanoï, donc, pour trouver le vraiment autre, le non voisin de l’Europe.
22 février 2008
Il est possible qu’on s’arrête en Biélorussie : des gens de Rennes qui nous ont hébergés le week-end dernier – rencontrés par hospitalityclub – nous ont recommandés à l’un de leurs amis, « Benjaminsk », qui vit en Biélorussie. Point de chute à Minsk, donc.
21 mars
Autrefois, le territoire biélorusse était la partie sud d’un grand ensemble balten attaché donc à la Pologne, à l’Estonie-Lettonie-Lithuanie. Fertile et pacifique, il vivait de l’ambre et du blé, qu’il échangeait avec les grecs et les iraniens de la mer noire, en descendant le cours du Dniepr. Aujourd’hui, le Bélarus est le centre isolé de ce vieil ensemble.
6 juin 2008
Les visas biélorusses ont augmenté. Plus de 65 euros maintenant, simplement pour le droit de traverser le territoire. Mais c’est la principale voie de sortie et d’entrée de la Russie à l’Union Européenne.
9 juillet 2008
Jugement de Kirill sur Loukachenko, « he’s an honest dictator. »
1 août 2008
Je trouve deux guides Let’s Go Europe chez Angel. Versin 1998 et version 2008. Dans la version 1998 apparaît la Biélorussie. (Je viens de regarder, le premier est en fait « Let’s Go Eastern Europe).
Dans le guide Let’s Go Europe de 2008, un certain nombre de pays sont en vert-gris clair sur la carte, et n’ont pas de nom : l’Albanie, la Macédoine, la Serbie, la Bosnie, la Biélorussie. Morceaux de fédérations détruites, sans identité propre : marche entre l’Europe chrétienne et la Russie (la Moldavie s’ajoute à la liste des pays sans noms. On mentionne par contre l’Ukraine et la Russie).
On mentionne le pays, dans ce guide, à propos de l’entrée en Russie par train ou par bus. « In a perfect world, all travelers would fly into St Petersburg or Moscow, skipping customs officials who tear packs apart and demande bribes, and avoiding Belarus entirely. » Ils ajoutent le coût du visa de transit, 100 dollars, et signalent un risque de rester coincé à la frontière, si l’on n’a pas déjà son visa.
16 août 2008
Je dois courir lundi matin, 9h30, au consulat du Belarus, pour obtenir à temps les visas de transit sans payer les 40 euros supplémentaires de délai d’urgence. Mais j’espère que je pourrai sortir du territoire et voyager avec Philip et sa sœur en Italie puis à Londres avec ma carte d’identité, légèrement endommagée, rongée sur le côtés : soucis !
18 août
Je suis à l’ambassade du Bélarus, 38 bd Suchet, 16e, dans le service consulaire. Un mur couvert d’instructions en cyrillique, un panneau de renseignements sur les visas, des magasines, en français et biélorusse.
Une dame élégante avec un sac Vuitton dépose une demande avant moi à la caissière – un peu grosse, les cheveux coiffés comme dans les années 80.
Soixante euros, récupérés le 25 août ! Il a fallu qu’elle photocopie le visa russe – pourtant collé dans mes passeports. Et bien sûr, même pour un visa de transit, nous avons dû donner le téléphone et l’adresse de l’employeur, la police d’assurance, et même, sur un signe de la guichetière, inscrire le motif du voyage : transit.
Le service consulaire est au rez-de-chaussée, sur la droite, une petite pièce ouvrant directement sur l’allée, un banc vert en face, avec un haut cendrier métallique sur pied – j’y suis assis en ce moment.
Rapide, cela m’a pris quinze minutes environ. Moins cher qu’on ne m’en avait averti.
Petit jardin à la française, allée pavée, buis taillés en boule – quatre petits globes dans un parterre de pelouse juste après la grille sur le boulevard, carrés de thuyas taillés sur la droite de la porte.
En feuilletant une des revues, j’ai parcouru un article sur la conférence des non-alignés, tenue à Cuba : sans doute le Bélarus en fait-il partie. Magazines colorés, celui que je feuilletais présentait en couverture une photo d’une petite biélorusse, élue mini-miss univers vers 2007. A cela, donc, l’internationalisation des concours de beauté, le Belarus participe. Mais pour le reste – oh je voudrais me renseigner un peu plus sur cepays, que je trouve, avec singapour, le plus fascinant de notre voyage.
Angela me demandait dans la rue « Why do you need a visa if you just cross ? » Double réponse, peu certaine donc, de ma part : pour faire entrer des devises, parce qu’ils ne sont pas obligés d’ouvrir gratuitement leur territoire aux personnes physique étrangères ; pour la sécurité. Mais on pourrait chercher des explications plus métaphysiques. Pour affirmer l’existence de l’entité « Belarus », car sans ces formalités, je n’aurais pas grand chose à en écrire dans ce livre, et je l’oublierais, même, peut-être. Un pays tampon, coincé entre l’Occident et l’Orient, la Pologne et la Russie, sans histoire autonome, et qui veut exister, qui donc, pour exister, veut marquer son contrôle des corps : ils ne passeront pas, sans autorisation, sur le territoire contrôlé par l’entité « Belarus ». Bref, ce pays est un des plus riches pour l’étude des modalités d’exercice du pouvoir, et la compréhension de l’Etat comme source d’action sur le monde, comme déterminateur modal.
Ils possèdent, même, un morceau de territoire enclavé dans Paris. Je suis assis sur le banc vert, devant la porte, verte aussi, du service consulaire, en transit, pour encore quelques minutes, sur le territoire biélorusse.
19 août
La Biélorussie n’existe pas : je lis dans la cathédrale de Reims, à côté des vitraux Chagall, la notice suivante : Peintre français d’origine russe, Marc Chagall (1887-1985) est né à Vitebsk, petit village de biélorussie. Il vient d’une famille juive hassidique – le Bélarus était, comme la Pologne, une terre yiddish, mystérieuse, de tsiganes et de golems, entre les empires, où la politique ne comptait guère, mais la religion beaucoup ?
20 août
Je viens de récupérer, à la poste, envoyés par Europeanrail.com.uk, les billets Varsovie-Moscou, trois trajets : Warsaw-Brest, Brest-Osinovka, Osinivka-Moscou, via Smolensk. Particularité : la réservation de deux couchettes, imprimée séparément, nous coûte 76 euros – les billets valent 16,80, 58,20, et 42,60 euros pour chaque étape respectivement, soit 117,60 euros par personne.
28 août
Apparition de la Biélorussie dans la salle de la Tate Modern où sont présentées les affiches de propagande communiste en URSS. Sur un mur d’images sur la guerre, une femme blonde, les bras ouverts, les cheveux défaits, les sourcils froncés, flotte au-dessus d’une grande lumière blanche, tandis que plus bas, chars et soldats de l’armée rouge s’enfoncent vers la lumière blanche. En lettres rouges, au milieu de l’image, on peut lire « Warriors, liberate your Bielorussia. »
2 septembre 2008
Dans la cathédrale Notre-Dame de Dijon, musique religieuse. En entrant, Philip fait la moue. Je vois, sur un panneau latéral, que la musique diffusée est chantée par les sœurs du monastère Ste Elisabeth de Minsk (Belarus). On ajoute même un email de contact : monaster-nov@yandex.ru. On lit à côté l’histoire tragique de la Grande Duchesse Elisabeth, issue de la famille Hesse-Darmstadt, épouse du Grand Duc Serge de Russie. Un terroriste tue son mari d’une bombe. Elle en rassemble les morceaux, puis rend visite au terroriste en prison, lui pardonne, et se retire. Elle fonde un sanctuaire dont elle est mère supérieure. Les bolcheviks l’arrêtent en 1918, et la jettent vivante dans un puit. Bien sûr, on a retrouvé ses reliques intactes, avant de la canoniser. Tensions politiques : religieux contre communistes. A moins, comme le veulent certaines interprétations, qu’on n’interprète les mouvements communistes et bolcheviks comme religieux (irrationnels, etc.), et qu’il n’y ait donc, plutôt, guerre des religions.
3 septembre 2008
Deuxième passage à l’ambassade, je viens de récupérer passeports et visas de transit. Une femme à lunettes avec une coupe au carré style années 80 – décidément – sort d’une porte et me dit « patientez, s’il vous plaît, cinq minutes, ici, asseyez-vous », puis disparaît. Sur la petite table, il y a le magazine avec mini-miss Univers, que tout le monde doit feuilleter. On trouve aussi des livres pour enfant (Voyages sur la planète des rêves d’Emilija Balionjene Liegute), des magasines en biélorusse, dont un porte en couverture une image de temple japonais, un livre – portrait de propagande sur les années de transition, 1991-1996, un CD de l’orchestre symphonique de Minsk, encore sous cellophane (concertos pour hautbois et pour clarinette de Mozart, concerto pour cymbalum et orchestre de Vladimir Kurion), des DVDs sur le pays, et des brochures de la société intercars, spécialistes du voyage en Europe, avec une page de présentation sur le Bélarus.
Enfin, bizarre objet, le livre « A nous les moutons, des gaulois à l’Indochine, sorte d’histoire comique de la France, publiée à St Etienne, mais illustré, en style byzantin, par Olga Dziankiva, sans doute biélorusse (elle a, je le vois, fait aussi les illustrations pour Voyages sur la Planète des Rêves, mais on l’appelle ici « Volga Dziomkina). On voit sa photo sur la dernière page : blonde, un cercle d’or autour des cheveux, très maquillée, robe de lin blanc couverte de taches de peinture : écrivain/illustratrice parfaitement néo-païenne.
17 septembre 2008
Je n’ai pas vérifié le cours de la monnaie biélorusse ; je ne sais même pas quelle est la monnaie biélorusse. On ne fera que traverser, donc on n’aura rien à payer ; si toutegois, les dollars ou les euros feront bien l’affaire.
22 septembre 2008
En Biélorussie vivaient de nombreux juifs, dans les Shtetl. On ne les mentionne pas spécifiquement au Musée Juif de Berlin.
23 septembre 2008
Spéculations, dans la vieille ville de Varsovie, sur les personnes qui vont voyager avec nous : qui prend le train pour aller de Pologne en Russie, via la Biélorussie ?
24 septembre 2008
Dans le train pour Minsk. Une cabine double – on aurait pu s’en douter, les billets disaient « double ». Petit placard à rideau, pour accrocher manteaux et vestes. A côté, des compartiments de trois lits – nous ne sommes que modérément favorisés. Petit détail : chaque wagon a son Provonik, contrôleur en rouge, qui soulève les valises des dames. Une jeune femme asiatique essaie de me dépasser dans la queue. L’impression générale est d’élégance relative, et de sourires. Nous ne passerons pas la nuit dans un compartiment douteux, entre putes et mafieux.
Dans le train depuis quelques temps, je n’arrive pas à savoir si nous sommes toujours en Pologne, ou si nous avons déjà traversé la frontière. Il y a eu deux ou trois arrêts dans des gares sans panneau sur les quais. Je ne sais pas si c’était Terespol, Brest, etc. Je suppose qu’on vérifiera nos passeports – que ce fameux « visa de transit » soit au moins justifié par la venue d’un douanier, mais jusqu’à maintenant, nous nous sommes contentés d’annoncer au chef de wagon nos nationalités.
Quoiqu’il en soit la nuit est tombée, et je suppose qu’il fera jour après la frontière seulement, vers Smolensk. Nous aurons donc traversé la Biélorussie de nuit – je l’écris avant même d’être sûr que nous y soyons déjà – ne voyant donc du pays que quelques éclairages nocturnes. Une drôle de visite, mais conforme au mystère de ce pays fermé, qui se traverse alors qu’il fait nuit.
Terespol, visite policière et douanière. Deux hommes en bleu, policiers, dont l’un tient un gros chien noir, et deux hommes en vert, douaniers qui contrôlent nos passports. Ils n’ont même pas vérifié nos visas. Bizarre.
Amusant, le système de chauffage du compartiment. On tourne une manivelle, et pour faire varier la température, on lève ou l’on baisse une plaque de métal qui recouvre un système de chauffage où circule, sans doute, de l’eau chaude. On a donc la chaleur maximale dans les tuyaux, qu’on peut ensuite, éventuellement, modérer par un plaque isolante, individuellement. Chauffage en commun, comme dans les immeubles où la chaudière centrale élève la température de l’eau qu’on réseau de tuyaux fait circuler dans tout l’immeuble, et par des manivelles sur les appareils de chauffage, on peut élever ou baisser la température dans les pièces. Si ce n’est que souvent, comme dans ce compartiment, le système ne peut pas être arrêté totalement, qu’on ne sait pas vraiment comment vaisser la chaleur, et qu’en plein hiver, on ouvre les fenêtres une heure ou deux pour ne pas étouffer pendant la nuit, ou l’on meurt de chaud dans sa chambre. Est-ce qu’on pourrait tracer des analogies entre ce système et les régimes communistes ?
Frontière de l’Europe : une lampe orange qui clignote, à l’entrée d’un pont en métal blanc, sur une rivière dont je ne connais pas le nom. Deux types de frontières, montagnes et fleuves. Encore une frontière aquatique ici.
Finalement, à Brest, on nous contrôle. Carte d’immigration, sans information particulière demandée (numéro de visa, de passeport, motif de la visite, etc.). L’inspecteur des douanes nous demande « Shengen » ? Puis « Germania » ? « Anglia ? », je réponds « Da », puis « frantsiya ». Il hoche la tête, jette un coup d’œil, et passe au compartiment d’où côté. De façon générale, très grande amabilité des officiels de contrôle, sourires et même, de la part du contrôle de l’immigration, l’esquisse d’une courbette polie.
Images de Brest, au passage : usine avec des cylindres en métal astiqués. Deux jeunes hommes, dont un porte un costume, assis sur un banc, sur le quai d’une gare, bouteille de bière, ils discutent. Voiture blanche devant un pavillon. Immeubles d’appartements carrés. Normalité générale. Un bus à l’arrêt, une file d’une douzaine de voitures bloquées au passage à niveau par notre train, des lampadaires, bref, les signes extérieurs d’une vie peu différente de celle des européens. J’ai vu mes premières inscriptions cyrilliques, toutefois, et, le long des voies, des routes en terre qui desservent des zones pavillonaires périphériques, avec des flaques profondes, comme en République Dominicaine.
La gare de Brest est un monument stalinien, sur une jolie petite place, avec des colonnes carrées et des motifs floraux, surmontée d’une tourelle pointue, et d’une étoile à cinq branches en or.
On frappe à la porte. Une femme brune, les yeux bleus, maquillée, veut nous vendre à manger : « chicken with beer ? Schnaps ? Blinis ? » Je répète no, no, puis niet, puis, « U minya iest », avant que j’aie fini la phrase, elle referme la porte, en gardant son sourire.
On se presse alors, une soixantenaire un peu ronde en doudoune polaire attrappe l’énorme sac en plastique bleu que lui tend son fils, pendant qu’une beauté brune, jeans moulants, pull qui brille et talons hauts, s’éloigne en roulant des hanches derrière un grillage. Le train repart à l’envers, passe devant la petite place où domine la poste, « bielpochta », puis sous le pont aux angles marqués, flanqué d’un escalier, éclairé, le long d’une route inondée devant des maisons basses à un étage, une zone de triage, un entrepôt vide éclairé, avec une douzaine de fenwicks, ou des supports de wagon. Vaste espace industriel, juste après cette jolie petite place, devant la gare.
On s’arrête, on entend des bruits de marteau, Philip se met à la fenêtre : ils changent les routes du train, dans l’entrepôt vide que je voyais tout à l’heure. Le train est soulevé par des espèces de crics fixes, jaune vif, une machine à treuil passe au-dessus, des hommes en costume de travial passent au-dessous, donnant des coups de marteau sur les roues.
25 septembre 2008
Dans le couloir, la nuit, pour aller aux toilettes, rencontre avec une bonne sœur. Je reste coincé, la bonne sœur me libère avec un sourire en ouvrant la porte de l’extérieur. Décidément, beaucoup de prévenance en Belarus.
Réveil à la station de Biazma, quelque part entre la Biélorussie et Moscou. Nos passeports n’ont pas été contrôlés, je pense que nous n’avons pas encore dépassé la frontière. Nous sommes arrêtés là depuis vingt minutes environ.
Cette nuit, mes lunettes se sont cassées. Rient de trop grave, elles étaient à côté de l’évier dans la cabine, la plaque attachée au mur par un système d’aimants s’est refermée, le verre gauche s’est détaché. Si ce n’est que je dois trouver un opticien pour remettre en place le fil qui tient le verre.
Brume et ciel blanc dehors. Une babouchka, fichu sur la tête, est passée devant le quai, de l’autre côté, bâtiment communiste, la gare, peinte en vert vif.
Dans le train, le café s’achète au provodnik. 250 zlotys par tasse (on paye en monnaie polonaise, d’autres devises sont acceptées). Ma tasse, bizarrement, s’est décollée dans mes mains, renversant pas mal de café. Je me suis un peu brûlé. J’ai pensé que si j’étais américain, je ferais un procès.
Dehors, forêts dans la brume, beaucoup de bouleaux, blancs et noirs. Parfois quelques maisons basses en bois, souvent peintes en couleur, bleu, vert. Je commence à voir comment le train pourra nous amener jusqu’en Chine. On se croirait un peu dans le paysage des films de kung fu. Et, déjà, nous sommes passés à l’est d’Istanbul.
Signe distinctif : toutes les gares, les barrières, les poteaux, sont peints en vert clair – une couleur que je n’ai jamais vue en France, à part peut-être en façade d’une église baroque alsacienne. Quelques maisons sont aussi peintes de la même couleur. Même les étiquettes des bouteilles d’eau sont vertes. Et les paysages évoquent un peu l’Irlande. Un grand pays vert. Pourquoi l’appelle-t-on la Russie Blanche ???
Le plus étrange : nous ne savons absolument pas si nous sommes encore en Bélarus, ou si nous sommes sur le territoire russe. A-t-on dépassé Smolensk en dormant ? Etc. La seule indication que, peut-être, on est encore en Bélarus, c’est que nos passeports n’ont pas été contrôlés, et qu’on a toujours notre fiche d’immigration dans le passeport, qu’il faudra, je pense, donner à la sortie. Le pays n’aurait donc pas d’autres signes extérieurs d’existence que ces formes administratives, et quelques écarts de lexique ou de déclinaison par rapport au russe. Etrange structure étatique, pure construction politique.
Le provodnik nous a rendu nos billets, estampillés, agrafés. Les datchés sont plus nombreuses, on a passé quelques immeubles d’appartements, peut-être approche-t-on de la frontière ? Ou d’une ville, Osinovka, station marquée sur nos billets, départ pour Moscou. Nous avons trois billets différents, Warsjawa-Brest (16,80€), Brest (Gr)-Osinovka (Gr) (58,20€), et Osinovka (Gr)-Moskva (42,60€). J’en déduis qu’on passe la frontière en gare d’Osinovka (Gr). Le coût total de cette visite en Bélarus, en incluant les visas et la réservation de couchette, aura donc été de 38+30+58,20€, soit 126,20€. D’après Kuba, nous aurions pu sans doute économiser vingt ou trente en achetant nos billets dans le train. Mais nous n’aurions peut-être pas eu cette couchette pour deux. J’ai merveilleusement bien dormi, Philip aussi, nous n’avons pas eu besoin de penser aux sacs, aux passeports, à la possible homophobie des autres passagers. Nous sommes reposés, prêts pour deux jours à Moscou. Ca valait sans doute la peine et les euros supplémentaires.
Leçon biélorusse : importance du luxe.
26 septembre 2008
Pas d’association particulière, selon Nastasia, de la Biélorussie et de la couleur verte. Il fait gris, cependant, l’hiver, tous les arbres perdent leurs feuilles, il faut bien compenser.
28 septembre 2008
J’ai lu hier que la Biélorussie était, à l’époque soviétique, une des régions les plus riches de la fédération, comparable presque avec les Pays Baltes. Et Marcin, le compagnon d’Anya, notre hôte à Varsovie, nous a dit aussi que, selon les rumeurs, le pays vivait une sorte de mini-boom économique. A propos duquel on ne sait pas grand chose, car les chiffres officiels sont tous faux. Réaction d’occidental : mais s’ils sont riches, pourquoi ne s’ouvrent-ils pas ? Pourquoi ne rejoignent-ils pas l’Union Européenne ? Pas si simple. Outre l’opposition russe, à coup sûr, est-ce vraiment l’intérêt du peuple biélorusse ? Disons, des citoyens dans leur ensemble ? On touche un intéressant paradoxe ici du nom peuple. A coup sûr, pour les Biélorusses, en tant que citoyens du monde, la fermeture des frontières est dommageable. Ils n’ont pas d’argent touristique, pas de rencontres avec des étrangers, pas vraiment de nouvelles, pas d’espoir, dans les vingt prochaines années, qu’on les estime à Genève ou New York.
Mais pour les citoyens dans leur ensemble, cette fermeture leur permet, aussi, de maintenir l’égalité, de développer leur pays sans subir les pressions de l’extérieur, et, pour le moins, de ressentir une fierté nationale : puisqu’on nous ferme les frontières, ailleurs, nous fermerons aussi les nôtres.
On associe le communisme et l’URSS à l’Europe, en général. On y voit le « bloc de l’est », et de ce bloc, la Biélorussie, dans une certaine mesure, est le centre, à mi-chemin de Berlin et de Moscou, de Varsovie et de Smolensk, de Talinn et de Kiev, ou de Budapest et St Pétersbourg, sorte de zone moyenne au milieu de la plaine est-européenne, à la ligne de partage des eaux, sur l’arrête entre la Baltique et la mer noire. Peut-être (sans doute), est-ce l’origine marxiste (angl-franco-allemande) de l’idéologie, de même qu’un vieux désir russe de « s’ancrer à l’ouest », qui rend compte de cette perception. Mais, si l’on observe l’histoire plus longue du communisme, et son expansion notamment en Asie, vers la Chine, le Vietnam, le Laos et le Cambodge, on voit son centre de gravité dériver vers l’est, et se situer quelque part entre Novossibirsk et Karsnoïarsk, marginalisant la Biélorussie, qui deivent un étrange tampon, no-man’s land entre une Russie déjà presque ou même plus qu’à moitié asiatique, et des pays à l’Ouest, Estonie, Pologne ou Slovaquie, qui font pleinement partie de l’Europe.
Il n’est peut-être pas surprenant, dès lors, que le pays soit le plus proche du vieux communisme, et le plus fermé sur l’extérieur.
1 octobre 2008
Etrange situation légale ou administrative, que nous attendions plutôt en Biélorussie : depuis deux heures environ, nous ne sommes nulle part. Le transsibérien, portes fermées, n’a pas encore passé la frontière chinoise, et Manzhouli, mais demeure à quai, dans la gare de Zabaïkalsk. On a tamponné pourtant nos visa russes, et nous sommes officiellement sortis de la CEI – que nous avons pénétrée le 24 septembre au soir, il y a sept jours, en gare de Brest, Belarus. Nous sommes bloqués dans un train glacé, la « porte de l’amitié », vestige soviétique unissant la Chine et la Russie, se trouve à 500 mètres environ d’où nous sommes, mais nous ne l’avons toujours pas franchie. Nous ne sommes, en ce moment, nulle part, les visas d’entrée chinois n’ont pas été tamponnés, les visas de sortie russes ont été posés. Dans la cabine du transsibérien, quelque part au nord de la Mongolie, dans les steppes d’Asie centrale, nous flottons dans un désert administratif.
On ne s’étonnera pas que ces lieux donnent naissance à d’étranges romans métaphysiques, où l’on doute un moment de la réalité du monde, où l’on est soudain téléporté dans une différente dimension, volant, rampant, marchant. Depuis que nous avons quitté la Pologne – et même, depuis que nous avons quitté Varsovie – nous ne savons pas vraiment où nous sommes, ni quelle heure il est. La Fédération russe existe bien, nous l’avons vu depuis la fenêtre, et sur les plate-formes d’arrêt des gares. Même de Biélorussie, nous avons vu la gare de Brest, et les inspecteurs des douanes et de l’immigration. Pourtant, je me demande, presque sincèrement – sans doute l’effet du froid, de l’ennui, et d’un début marqué d’envie de pisser, si la Fédération russe existe, et n’est pas une de ces bizarres inventions que certains hommes de pouvoir fabriquent afin de s’enrichir, ou de mieux dominer les esprits. La nuit retombe, après cette journée de soleil, et nous n’avons pas atteint le Pacifique.
5 octobre 2008
En Bélarus, nous avions pour nous deux un petit compartiment privé. Deux lits superposés, une petite armoire, un lavabo, une étagère, une prise électrique, des croissants, de l’eau. Pour 281 yuans, en Chine, nous voyageons en bus couchette de Harbin à Beijing. Une trentaine de personnes sur deux étages, trois dans la largeur et cinq dans la longueur. Odeurs de chaussette, bruit, promiscuité, mais une atmosphère sympathique, les responsables du bus (il y a partout des gens pour nettoyer, déplacer, surveille, crier, organiser), me demandent d’où je viens, grand sourire aux lèvres. Evidemment, pas de lumières individuelles, j’écris à celle des néons dans la ville, et je vais devoir arrêter ; mais l’ambiance est sympathique : dans certains contextes, il semblerait qu’on ait moins besoin de luxe.
(Philip, ceci dit, m’a généreusement cédé la couchette la plus confortable, au coin avant gauche, et se retrouve au milieu du bus, littéralement. Mais je sais, aussi, qu’il aime ce genre de petites aventures.)
8 octobre 2008
Face à la salle de réunion dans la cité interdite, une mesure étalon, signe que l’empereur garantit l’unité du pays par l’unité des poids et des mesures. Qu’est-ce qui garantit, en Bélarus, qu’un kilo soit un kilo ? Les mesures, qui les décide ??
On ne visite guère le Bélarus, car il n’y a guère eu de pouvoir là-bas : le tourisme de masse est, pour une grande part, pèlerinage vers le lieux de pouvoir. Soumission ??
13 octobre 2008
Je projette sur la Biélorussie toutes ces réflexions sur le caractère parfois arbitraire des découpages politiques. Philip et moi parlions cematin de l’Australie, de notre installation là-bas. Fantasme récurrent, s’installer en Tasmanie. Parce que c’est le bout du monde, que c’est beau, qu’il n’y a pas de sécheresse, que rien n’est cher. Mais aussi, parce qu’on y trouve, d’après Philip, facilement du travail diplômé. Chômage pour la working class (industrie faible), mais nombreuses possibilités pour les autres, car les diplômés, les gens brillants, uittent l’île pour Melbourne ou Sydney, fuyant l’ennui, la solitude ou la folie de Tasmanie. Mais dès lors, en s’installant là-bas, on peut facilement accéder à la reconnaissance nationale : l’écrivain, le politicien, le musicien de Tasmanie. Car la concurrence est moindre. Et qu’on a plus de loisir pour réfléchir et travailler, car les conditions de vie sont plus aisées.
En est-il de même au Bélarus ? Des russes ou des ukrainiens vont-ils s’y installer ?
18 octobre 2008
Bizarrerie du Bélarus, Etat sans guère d’existence indépendante, membre de la CEI, riche plus que son voisin, différent politiquement. Mais ce que je découvre de Hong Kong est plus déroutant. Nous sommes dans le train pour Kowloon, en gare de Shanghai, mais après l’immigration. Nous sommes officiellement sortis de Chine. Longue queue confuse au dehors, panneaux plus confus encore dans la gare (une flèche indiquant la waiting room n°9 pour Kowloon et dans cet espace, un petit panneau signalant que les passagers du T 99 pour Kowloon devaient sortir du bâtiment puis rentrer sur leur droite à l’immigration ; Ming n’a pas vu le panneau que j’ai pourtant pointé plusieurs fois du doigt.) Puis après le contrôle des sacs aux rayons X, la fiche de sortie du territoire remplie et le tampon posé sur le passeport, nous avons découvert un panneau fléché disant « exit the country this way. » Nous sommes rentrés de Russie par cette absurde énorme porte au milieu des steppes. Nous sortons par cette autre porte étrange, au bout d’un couloir : une femme derrière un comptoir a récupéré le rectangle en plastique marqué de caractères chinois que nous avait donné l’employé de l’immigration. Puis nous avons débouché sur le quai, face au train, dans une zone qui n’est pas la Chine, tout en étant la Chine.
19 octobre 2008
Conséquences des frontières étatiques : développements urbains que n’explique pas strictement la géographie physique. On observe à shenzhen, dernière ville chinoise avant Hong-Kong, le même phénomène qu’à Monaco : tours élevées, d’une grande richesse, et concentrées, puis, quelques kilomètres à peine plus loin, presque rien, des montagnes vierges. Ici, cependant, c’et la zone isolée – les territoires de Hong-Kong – qui sont verts, et les territoires chinois, de l’autre côté, Shenzhen, où se dressent les tours. Une rivière – peut-être un canal – sépare ces deux régions qui maintenant forment ou ne forment pas un même Etat. Nous sommes arrêtés, côté Hong-Kong, dans la gare terminus nord de la gare spéciale. Il reste, en théorie, cinquante minutes avant notre arrivée prévue à Kowloon. Sommes-nous en avance ? Et va-t-on devoir attendre ici, dans ces collines ? Dès le passage de la frontière, les langus semblent s’être libérées, et le train résonne à présent d’un babil constant. Je ne sais pas si c’est du cantonais ou du mandarin. De l’autre côté du quai, je vois, à l’arrêt, quelque chose comme un train de banlieue, ou un RER, aux portes coulissantes rouges. Ca y est, nous sommes ailleurs, bien qu’encore en Chine, et malgré les bananiers, je crois déceler comme quelque chose d’anglais dans la campagne.
Conséquence : une ville multiculturelle. Nous sommes allés prendre un café dans un endroit qui s’appelle « Portobello » à « Soho », avec Pearly, notre amie taïwanaise rencontrée à Paris, où elle était étudiante à Sciences Po. Sa copine, Clarisse, nous a rejoint. Clarisse est d’origine coréenne, a grandi puis à Hong-Kong, a fait des études en Angleterre, et, ingénieur, a travaillé pour la construction du métro de Dubai. « She’s more British than I am », dit Philip, et cela tient non seulement à l’accent, l’humour, la façon d’écouter, mais aussi cette bizarre vie multiculturelle, et la façon dont elle apprécie les canons traditionnels de la beauté pour les asiatiques (peau blanche, figure arrondie), et nous parle de son ami aux yeux verts, originaire du nord de l’Irak, et toutes ses amies filles tombent amoureuses pour sa couleur de peau. J’ai croisé d’ailleurs beaucoup d’indiens dont deux ce matin sur la promenade qui, me voyant, se sont tapé le front du doigt, juste etre les sourcils, et m’ont dit « you’ve got a lucky face, you know why ? » Sans doute un moyen de mendier. Je ne saurai jamais le pourquoi.
26 octobre 2008
Les voyages en avion sont tout de même bizarres, plus bizarres que les voyages en train, car on s’y trouve longtemps, dans les zones duty free, dans les patios qui précèdent l’immigration, quelque part entre deux pays, juridiquement hors-sol. Et je ne mentionne même pas l’air conditionné que, de la machine aux aéroports, on ne quitte pas. Même les trains, bus et métros qui relient l’aéroport à la ville sont des lieux étranges : officiellement, on est déjà quelque part, mais les passagers sont des voyageurs encore ; de toute la ville, ce doivent être les espaces les plus multiculturels ; et ce n’est qu’à la station d’arrivée que tout ce peuple en transit, international, se disperse et se mêle aux citoyens du lieu.
28 octobre 2008
Espaces hors-sol : au débouché du Peak Tram, au sommet du mont Victoria qui domine Hong-Kong, on débouche sur une série de magasins de souvenirs en toc – petites chaussures en soi, porte-clefs – puis dans un centre commercial climatisé sur quatre étages. Acune issue n’est indiquée. Nous avons suivi les gens, sommes montés, rien d’indiqué, les panneaux Exit mènent à des portes de sécurité qui déclenchent l’alarme ; nous sommes descendus, nous avons demandé notre chemin à des vendeuses interloquées, puis finalement, presque en panique, effrayés d’avoir à rester pour toujours dans cet espace en verre, nous nous sommes retrouvés dehors, dans l’air tropical.
Plus loin, de l’autre côté de Victoria Peak, nous sommes descendus vers Pok Chu Lan, et voulions atteindre la mer. Pas d’escaliers pour descendre, ou de route, mais seulement celle, parallèle à la côté, où nous étions. Puis nous avons traversé d’étranges immeubles et des parkings, lieux à mi-chemin du public et du privé, sans jamais savoir si nous pourrions traverser. Nous nous retrouvons finalement sur Cyberport road, un escalier bleu descend jusqu’à la jetée rocheuse, une vingtaine de mètres en contrebas. Mais il est bloqué par une grille cadenassée. Nous voyons un homme avec un vélo qui fait des exercices au bord de la mer. Il est en bas de l’escalier, qu’une grille ferme aussi de ce côté ; nous ne savons pas comment le rejoindre.
Nous arrivons, par une autre route, à Cyberport, un nouveau quartier, construit au pied du méridien. Centre commercial de luxe, en train de finir. Nous errons dans les magasins vides, librairie d’art et de livres en anglais sous cellophane, pour éviter le feuilletage ; exposition, sur l’art des pierres tombales, en préparation d’Halloween, et le food court, vide. Au cinéma, pas un seul film asiatique.
Nous décidons de dîner là – roast duck, Hainan chicke with rice, jasmine tea. Les pizzas sont trop chères, les sandwiches ne nous font pas envie, et les pâtes sont sans doute mal cuites. Mais voici les options. Le centre commercial propose aussi deux restaurants français, un sushi-bar avec tapas, un thaï et quelques chinois. Des écrans géants, dans le grand hall circulaire, diffuse les discours d’asiatiques et d’occidentaux, manifestement en rapport à Cyberport. Un autre écran diffuse une série sur une jeune asiatique en robe rouge qui, dans une vente aux enchères, acquiert, pour un million, l’œuvre de jeunesse d’un peintre au bord de la mort. Une dizaine de personnes s’affairent, nous sommes les deux seuls clients. Nous ne savons pas trop où nous sommes.
Plus tôt dans la journée, Philip et moi parlions des débuts de la colonie – car c’est ainsi qu’Hong-Kong a commencé. L’une des principales places financières, une grande ville, des gratte-ciels, un port, etc. : tout cela s’est développé sous couvert du Royaume-Uni (Cyberport est, sans doute, une réalisation de la période chinoise). Il y avait deux ou trois villages de pêcheurs ; les anglais sont venus, et leurs bateaux ont stimulé le commerce. Emotion cet après-midi, quand, depuis le sommet de Victoria Peak, nous apercevions les énormes bateaux cargos à travers la végétation tropicale. Etonnant, toutefois, que la ville ne se soit pas développée plus tôt ! Car elle est fabuleusement située, dans un port naturel, au débouché du troisième fleuve de Chine. Et pourtant, jusqu’à au milieu du 19e siècle, il n’y avait là que des villages de pêche. A Shanghai aussi, ce sont dans une large mesure les européens qui de cette ville – la mieux située de Chine pour les activités portuaires – ont fait la deuxième métropole du pays. Ce n’est donc pas un peuple de marins, malgré la façade maritime, mais un pays clos. L’eau chinoise n’est pas la mer, pas l’océan, mais les canaux, les lacs, l’eau douce, continentale. Dans le yi kinf, la mer n’apparaît pas ; l’eau que représente le deuxième fils coule entre deux rives, traître et trompeuse, mais contenue, canalisée.
Je disais hier soir à Der Yang et Pearly – taïwanais, chinois des îles et de l’univers marin des échanges capitalistes – qu’Hong-Kong me faisait penser à Barcelone. Ville port, sur la montagne et face à la mer. Ville à la fois attirante, riche, dynamique et productive, mais qui souffre d’un défaut linguistique et politique. Ville cosmopolite et multilingue, mais dont la langue est un dialecte, une variante, en rapport à la langue nationale, qui s’impose par le nombre et la puissance – castillan, mandarin – mais qui reflète la culture et la nationalité d’un peuple hiératique et terrien, relativement fermé sur lui-même.
Evidemment, la comparaison ne tient pas longtemps. Pourquoi le Bélarus ? Parce que cet Etat sans rivage, aux frontière hypercontinentales, me fait penser à la Chine continentale, telle que la grande muraille la peinte mythiquement. Je repense aussi à ce livre que j’ai lu d’un écrivain chinois qui, cherchant ses racines et son identité, finit par se rendre au Tibet. Voici peut-être une des raisons du conflit, le symbolisme chinois qui fait prévaloir la montagne sur la mer, qui nomme Shandong, montagne orientale, une péninsule au sud et de Beijing ; un pays qui n’a pas développé ses ports, et qui s’identifie si fortement à ses rivières – Huang He, Yangzi – on comprend qu’il veuille contrôler leurs sources, et garder contrôle sur le toit du monde.
29 octobre 2008
Belarus ou l’enclavement : de fait, pas d’accès à la mer, et de droit, par fermeture des frontières. De même la Chine ? Der Yang nous parlit ce matin de la fermeture des ports chinois au 16e siècle, alors que l’Europe se lançait vers le monde, la Chine, qui possédait la plus grande flotte, arrêta la commerce, et ferma ports et frontières. « Empire du Milieu », Zhong guo, nous dit Der Yang : tout le reste est une périphérie. C’est un peuple de commerçants, mais de commerçants pour usage interne. Il y avait beaucoup de mouvements du sud au nord et vice-versa, mais pas vers l’étranger. La taille de l’empire et sa situation climatique, le rendaient suffisamment divers pour être indépendant. Même fantasme physiocrate et autarcique, peut-être, qu’en France, au Grand Siècle ? En tous cas, nous explique encore Der Yang, ce n’est pas un peuple colonisateur.
Il nous parlait auparavant de la guerre froide, qui selon lui n’a pas pris fin, mais s’est simplement détendue. Les Etats-Unis pratiquent à l’égard de la Chine (remplaçant la Russie, s’ajoutant plutôt à elle) une politique de l’isolement maritime, fournissant des armes à Taïwan, à la Corée du Sud, aux Philippines, au Japon. S’alliant à l’Inde, au Sud. La flotte chinoise est coupée du Pacifique et des mers internationales par un chapelet d’îles et d’archipels qui sont tous alliés des Etats-Unis. D’où les tensions autour de Taïwan – ce serait pour la Chine un port ouvert, en accès direct au Pacifique, sans détroits à franchir, sans passer par les eaux territoriales d’une autre puissance.
Der Yang nous dit : les peurs internationales sur la puissance chinoise ne font pas vraiment sens, car ce n’est pas un pays colonisateur. Mais le retour de Hong-Kong, le choix de Shanghai, Shenzhen et Guangzhou comme nouvelles vitrines et moteurs de croissance, et les manœuvres d’alliance en direction de Taïwan, peuvent aussi laisser croire à un changement, de ce point de vue, de la Chine. Si ce n’est que l’ouverture maritime, et le développement des échanges, semblent peu compatibles avec la censure et la propagande communistes. Y aurait-il un lieu nécessaire entre la marine et, sinon la démocratie, du moins le sens du débat politique ? Angleterre, Grèce, Etats-Unis : les grands pays maritimes sont démocratiques.
30 octobre 2008
Depuis un banc sur l’île de Lamma, contemplation des navires à l’horizon sous le soleil. Bonheur paisible, et comparable à ce que j’ai ressenti dans d’autres ports familiers, à Nice, Marseille, Gênes, au Grau-du-Roi, aux Saintes-Maries de la Mer. Et le sentiment qu’après la longue traversée continentale de l’Asie, j’ai mérité de vivre au bord de la mer, et de rêver face aux bateaux qui partent. Il fait chaud sur l’île, il y a du soleil, je transpire en chemise, et je cherche l’ombre : après la traversée de l’hiver nordique, polonais, biélorusse et sibérien, je jouis aussi, face à la mer, de la lumière et de la chaleur tropicales, avec bonheur, paisible.
31 octobre 2008
Après tous ces espaces transitoires, tous ces couloirs de gares et d’aéroports hors-sol, nous quittons Hong-Kong, au contraire, depuis la station de bus CTS, en pleine rue, derrière la station de MTR Wan Chai, à côté d’un MacDonald’s et de bureaux de change, et d’une échoppe à bubble tea. Nous sommes arrivés, comme nous l’avait demandé la préposée CTS à qui nous avions acheté les billets, trente minutes en avance, et nous attendons, sur la rue , dans une encadrure de porte, alors que sur le trottoir passent des milliers et des milliers de personnes en continu. Quelqu’un nous donne tout de même une fiche d’arrivée sur le territoire chinois – nous avions rempli la précédente à Manzhouli, dans le transsibérien. Je suppose qu’à Shenzhen, il y aura quelque rituel marquant le passage. La page de notre passeport qui fait face au visa chinois déborde de tampons. Je ne sais pas s’ils auront la place d’y mettre et ceux de sortie, et ceux d’entrée tout à l’heure. Est-ce que ce peut-être une raison de refuser l’entrée sur le territoire chinois ? Sans doute la foule, et la chaleur, et la légère grippe, et les sonorités du cantonais, je suis légèrement anxieux : si nous restion, pour toujours, coincés sur cette île ?
Le bus arrive avec vingt minutes de retard, ce qui ne calme guère mon angoisse – quoique la femme aux tickets soit là, devant nous sur la rue, son carnet de billets dans la main, communiquant avec je ne sais quel central téléphonique à l’oreillette. A la frontière, étrange rituel : nous nous arrêtons d’abord, côté Hong-Kong. Le bus déverse les passagers dans un bâtiment gris, on nous fait mettre en file, et file par file, on reçoit le tampon de sortie. Puis de l’autre côté, nous cherchons notre vus – déplacé de cent mètres, il nous attend. Nos places ont été prises, on s’installe au fond, vient une famille qui devait être assise là, qui parle et nous jette des regards désagréables.
Après avoir passé la frontière chinoise, à Shenzhen, on se retrouve face à toute une série de bus alignés. Nous demandons « Nanning ? » Les femmes en costume nous dirigent pus loin ; nous ne comprenons pas ce qu’elles disent. Entre temps, nous avons fait connaissance avec Chris, un américain qui vit à Nanning et voyage avec nous. Nous profitons de la confusion pour aller aux toilettes, à la sortie, Philip nous montre un mini-bus qui part, un chinois lui aurait expliqué que le bus pour Nanning est ailleurs, qu’il faut aller le rejoindre en minibus. Je fais confirmer la chose en chinois, suspicieux, nous revenons au point de départ ! Une chinois qui se rend à Nanning aussi nous rejoint, quelqu’un nous confirme en anglais qu’il faut prendre un minibus, ce que nous faisons. Puis nous trouvons le bus qui nous avait attendu, nous nous allongeons, nous nous étalons sur quelques lits vides, et l’on nous distribue petite bouteille d’eau d’abord, suivie d’une canette de congee, sur l’étiquette rouge de laquelle, une femme nous sourit.
3 novembre 2008
Rituel beaucoup plus amusant de passage de frontière entre la Chine et le Vietnam : une passe aménagée dans la montagne, une grande porte, une plus petite porte, et deux bâtiments successifs où nous faisons les contrôles habituels. Une sorte de voiture de golf nous transporte de l’un à l’autre, entre temps, l’architecture change – style carré-communiste en Chine, néo-colonial au Vietnam – mais le paysage karstique reste le même. Je crois cependant qu’on a franchi la ligne de crète, et que la pluie qui tombe ici se déversera, par la rivière rouge, dans la bait d’Halong.
13 novembre 2008
La religion peut-elle remplacer l’appartenance nationale ? Nous visitons le siège du culte Cao Dai, au nord de Saïgon, près de la frontière cambodgienne. C’est sans doute une des régions les plus confuses d’Asie : s’y mêlent des influences chinoises, indiennes, khmères, et, plus tardivement, françaises puis américaines. De même, religieusement, c’est une terre hindoue, bouddhiste, confucianiste et chrétienne, tout cela sur un vieux substrat d’animisme loval. Or la secte mêle toutes ces influences, les superpose, et s’offre comme un nouvel universel de tolérance et de paix. Cela s’accompagne d’une redéfinition territoriale : c’est ici que la révélation Cao Dai a pris place, et l’édifice en stuc de couleur kitsch au milieu du parc d’attraction caodaïste est, selon la même logique, un nouveau centre du monde, à l’égal de Rome, La Mecque ou Jérusalem.
14 novembre 2008
Les produits ne circulent pas librement, mais sont taxés. Des écarts d’imposition viennent la plupart des profits générés par l’import-export, la contrebande, etc. Corollaire, à petite échelle, tous les postes frontières ont une série de magasins proposant détaxes et autres duty free. Généralement, d’alcool et de cigarettes, mais, côté vietnamien de la frontière avec le Cambodge, « save-a-lot hypermarket » propose aussi des produits alimentaires.
19 novembre 2008
Les temples d’Angkor sont au patrimoine mondial de l’humanité ; dès lors, ils sont aussi mondialisés. Nous y croisons des touristes parlant toutes les langues, y compris, surprises du voyage, le même groupe de troisième âge israélien que nous avions croisé dans les tunnels de Cu Chi, près d’Hô Chi Minh City.
25 novembre 2008
Bizarre apparition du Belarus dans une exposition de performance art à Bangkok. D’après ce que j’en vois sur la photo, Denis Romanski fait boire, par deux longs tuyaux en plastique mou, le vin d’une même bouteille à deux hommes, l’un debout, l’autre ligoté sur une chaise, tandis que lui-même s’adresse au public, le doigt pointé vers eux.
28 novembre 2008
Depuis la montagne aux singes, au nord de Prachuap Kiri Kan, on aperçoit la Birmanie. Les montagnes à l’horizon, là-bas, sont un pays différent, dans lequel on ne va pas, pour des raisons idéologiques, etc. C’est aussi l’un des pays du monde que je connais et comprends le moins. Burma-Myanmar. Une route bordée de mats ou de réverbères s’enfonce depuis la ville à travers une vaste cocoteraie qui s’étend jusqu’aux montagnes. Au commencement de cette longue ligne droite, une sorte de rond-point, des bâtiments, la rencontre avec une route nord-sud qui relie Bangkok et le gros du pays à l’isthme de Kra. Je ne sais pas, en regardant devant moi, quand s’arrête la Thaïlande, et quand commence la Birmanie. J’essaie de voir la frontière, de la saisir visuellement ; j’en suis parfaitement incapable.
29 novembre 2008
J’ai l’impression qu’en Bélarus, nous sommes entrés dans le monde où les choses ne fonctionnent pas, le monde bizarre, économiquement, politiquement. J’ai l’impression que nous en sortirons demain, lorsque nous passerons la frontière malaise, retrouvant un univers multiculturel, capitaliste et développe de l’autre côté. Nous attendons le train dans la gare de Chumphon. Des gens dorment allongés, pieds nus sur des bancs ; derrière, une voix crie des choses incompréhensibles à la télévision, très fort, sous une tente, et des gens, sur des chaises en plastique, écoutent. Nous avons vu des dizaines d’images du roi, lors du court chemin depuis le restaurant jusqu’à la gare : au mur des maisons, dans les bus et les magasins, sur des couvertures de livres, des calendriers, des agendas, devant la gare, même, avec une sorte d’autel devant elle, et sur la sorte d’arche en doré qui marque l’entrée dans la ville. Peut-être, sans doute, est-ce à cause des troubles politiques actuels que cet homme crie dans la télévision. Mais cela fait partie du lot, la corruption, le manque de transparence, les politiques personnelles. Et je suis impatient de retourner dans un Etat de droit, démocratique – ce ne sera pas tout à fait le cas en Malaisie, mais c’est un premier pas de développement vers un système moins opaque, moins étranger. Nous avons traversé le monde ex-communiste et l’Asie ; nous entrons demain dans les ex-colonies britanniques, multiculturelles, commerçantes, et maritimes ; avec bonheur.
Nous y serons accueilli par des chinois, qui possèdent au moins l’éthique du travail – et, corollaire, savent se reposer. Non pas qu’à la gare de Chumphon, cinq ou six employés regardent passivement la télévision, puis sortent vaguement sur le quai, braquant une torche ici et là ; des jeunes et des familles sont assis sur le quai depuis des heures, sans but précis, traînant parfois languissamment leurs tongs, puis se rasseyant. Ces gens là ne dorment ni ne rient, mais se traînent, bêtement oisifs. Les trains ne sont pas à l’heure, l’air pue, la gare est sale, et tout le monde affiche l’impassible apathique sourire des siamois. Ce qui me rend la chose insupportable, c’est une forme subtile de la langue de bois. Des horaires sont affichés, mais ne sont pas respectés ; des hommes en uniforme sont présents, mais ne contrôlent pas ; la femme au guichet « information » donne des informations fausses. De sorte que tout, dans l’environnement, se couvre d’un voile de fausseté, de mensonge, d’illusion. Serait-ce alors le point central des libertés démocratiques, chrétiennes, cette injoncton du Christ, ne pas jurer, mais que ton oui soit oui, que ton non soit non ; que ta parole ne soit pas trompeuse ; et que défie la politesse asiatique ?